Sur la petite planète d’Hauméa, tous les cubes de vie se concentraient sur une grande partie de l’hémisphère nord, et formaient d’immenses cercles. Au milieu du plus gros d’entre eux, la première mine et son immense tour se dressaient fièrement au-dessus des autres, accoudé à son amphithéâtre et son toit transparent.
La journée avait bien commencé, avec son lot d’habitudes, de rituels et de pauses. Zeian remarqua qu’il n’avait pas vu passer la matinée. Il commanda un repas à se faire livrer qu’il mangerait, comme d’habitude, seul dans son bureau. Assis dans son siège, pensif, Zeian fit une pause et admira la photo de son dernier jour sur Terre, posant au milieu de ses parents si attristés. Il eut une pensée pour eux qui l’avaient quitté trop tôt. Ils avaient été incapables de s’adapter à cette nouvelle vie, tant une culpabilité lancinante les avait rongés. Zeian leva son regard de ce cliché si symbolique à ses yeux, et regarda au travers de la paroi transparente de son bureau donnant sur l’extérieur. L’infini de l’espace laissait entrevoir toutes les étoiles par-delà la couleur légèrement bleutée de l’atmosphère, avec cette impression d’être minuscule, insignifiant. Au travers de sa vitre, le sol rocheux de la planète marqué des cratères ronds des météorites laissait entrevoir ce qu’il avait gravé lorsqu’il avait mis le pied pour la première fois sur Hauméa, les initiales de sa défunte femme, L.S.
Quand il tourna son siège en direction de son pupitre, il s’aperçut qu’il avait oublié d’obscurcir les murs de séparation de son bureau sur le reste de l’amphithéâtre. Tous les colons avaient donc une vue plongeante sur leur patron, un peu fainéant depuis quelques minutes. Il fut rassuré de constater qu’ils vaquaient tous à un travail, personne ne semblait avoir fait attention à lui.
Soudain, il commença à entrevoir de l’agitation, certains se levèrent précipitamment, d’autres coururent vers la réserve pour en sortir les armes consignées et se diriger, avec hâte, vers la sortie. Avant qu’il n’ait eu le temps de prendre une décision, un signal rouge illumina tout son pupitre. Zeian se redressa sur son siège et parla à son driver.
— D-v, quel est le problème ? S’inquiéta-t-il.
— L’alerte rouge vient d’être déclenchée, Monsieur. Une communication urgente en provenance de Trevor.
— Je prends.
L’hologramme d’un jeune homme ayant perdu son sang-froid s’éleva sur son pupitre. Le capitaine de Trevor, le vaisseau filtrant le trafic entre Hauméa et ses deux voisines, affichait une panique inhabituelle.
— Que se passe-t-il ? S’exclama Zeian.
— Monsieur, une navette au signalement inconnu vient de forcer le barrage ! Malgré nos sommations, elle ne s’est pas arrêtée. Elle se dirige tout droit vers le hangar d’extraction, nous avons déclenché l’alerte rouge !
— Gardez vos positions, et prévenez-moi si d’autres navettes approchent, répondit-il avec autorité.
— Devons-nous… ? Enfin si… ?
— Si quelqu’un d’autre force le passage, vous avez mon autorisation pour tirer.
— Bien, Monsieur.
Quand l’image s’éteignit, Zeian tourna sèchement son fauteuil sur le côté, se leva et se mit contre un autre pupitre, plus petit.
— D-v, branche-moi sur le hangar de la mine !
— La diffusion du hangar d’extraction est affichée.
Un hologramme du hangar d’extraction apparut devant son petit pupitre en même temps que ses doigts le tapotaient avec insistance. Une retranscription en trois dimensions et en temps réel de tout ce qui se passait dans la partie du cube qui contenait la première mine en activité s’anima. Les murs de son bureau s’assombrirent tandis que seul le drapeau américain resta illuminé.
— J’ordonne la mise en place la procédure 22, fit Zeian, d’un ton ferme.
— Mise route de la procédure n° 22 : procédure validée.
Dans le cube du hangar d’extraction, la voix informatique se fit entendre dans un micro et dans tous les drivers.
« L’alerte code 22 est déclenchée. Prenez vos positions »
La voix répéta plusieurs fois la consigne pendant que chacun prit sa position dans un cube en effervescence face à cette alerte qui était une première. L’immense porte incurvée qui protégeait l’accès au gisement se ferma dans un bruit assourdissant. À cet instant, seul le driver de Zeian pouvait la déverrouiller. Elle était en sécurité. Certains ouvriers, encore habillés de leur tenue de travail orange, se mirent à fuir la zone. Dans la panique, certains avaient gardé leurs masques de protection transparents sur le visage. Ceux qui n’avaient pas le courage de porter une arme, évacuèrent le site en courant. Dans un hangar rempli de matériels et d’outils, des soldats se répartirent les postes, cachés derrière les machines et cylindres de stockages des métaux. Chacun connaissait sa place, mais cette fois-ci, il n’était pas question d’exercice. Sur leurs armures kaki, légères et fines, qui recouvraient leurs uniformes militaires neufs, ils aimaient arborer les couleurs de leur drapeau national comme du Bleu/blanc/jaune pour les exilés Argentins ou du bleu/blanc pour les Finlandais. Certains avaient même peint l’emblème des forces armées de leur pays d’origine sur la coque de protection de leur dos.
Ils regardèrent partout, sur les côtés, en l’air, avec une attention parasitée par le stress. Tout à coup des étincelles apparurent sur le plafond et rompirent un silence angoissant. Un soldat à l’uniforme frappé de la feuille d’érable canadienne cria alors à la troupe :
— Droit devant, en haut !
Tous les soldats visèrent alors le plafond avec leurs armes. La partie découpée tomba au sol en faisant un bruit étourdissant. Des rayons lumineux, blancs, de formes cylindriques, se tendirent du plafond jusqu’au sol. Plusieurs soldats habillés de noir apparurent en descendant soudainement et très rapidement, les visages cachés par des masques de la même couleur. Le voile blanc tissé entre le plafond et le sol protégea leurs chutes, et le champ magnétique créé sur la partie basse leur permis de se mettre en position de combat immédiatement. L’ennemi ouvrit le feu et se déploya dans tout le hangar, arrosant les colons d’Hauméa de tirs continus et soutenus. Le bruit particulier des billes gazeuses explosant au moindre contact se fit entendre à un rythme déconcertant et agressif.
Les tirs de répliques des gardiens de la mine eurent du mal à se faire de la place avant d’arriver à s’imposer, et à se faire aussi nombreux que ceux de l’assaillant. Mais les coques de protections portées par l’ennemi sur le torse, les bras et les jambes atténuaient franchement l’impact des balles. Seules celles qui atteignaient la tête, ou une zone non protégée, faisaient effet. Il fallait être un tireur rapide, car même si le driver possédait un assistant de tir, atteindre une cible à cet endroit demandait un entraînement qu’ils n’avaient pas. Certains tiraient avec des balles en forme d’étoile, elles avaient la particularité de paralyser leurs cibles plusieurs minutes, sans les tuer. Une bonne alternative, faite pour ceux qui ne voulaient pas avoir de mort sur la conscience, et l’avantage de ne pas être obligé d’être un excellent tireur. Car le seul défaut des armures était de ne pas pouvoir empêcher la propagation de l’onde paralysante. Il fallait juste atteindre la cible.
Dans tout le hangar, les rafales de tir ne laissaient aucun moment de répit, amplifier par la résonance des explosions. Dans le camp des gardiens de la mine, certains se révélaient être de vrais combattants, quand d’autres étaient paralysés par la peur. Avant de s’avancer, un homme caché sur les hauteurs assistait à la scène avec calme et prit le temps de jauger les réactions de ses soldats. Il savait qui il allait devoir écarter, qui il allait pouvoir garder, et repéra ensuite l’emplacement de quelques assaillants. Cet homme, c’était Tiago Wilson, le chef par intérim de la sécurité. Des cheveux blonds en bataille et un minois à la James Dean ne le rendaient pourtant pas plus sympathique tant son regard pouvait parfois être si froid. Il longea un mur et progressa plusieurs mètres sur une passerelle placée en arrière des combats. Il se mit contre la balustrade, en un lieu qu’il jugea stratégique, y posa le canon de son fusil quand un bouclier rougeâtre de protection apparut instantanément devant lui. Tiago mit un genou à terre et ordonna à son driver de se mettre en mode de tir. Une paire de lunettes fictive de couleur rouge apparut alors en lui balayant les yeux grâce à son émetteur placé derrière l’oreille. Ce bandeau virtuel connecté au fusil était un très bon allié pour ne pas rater sa cible. Il commença à tirer, et tua froidement, un par un, d’une balle dans la tête, trois soldats ennemis. L’explosion des billes de gaz provoqua l’éclatement des masques, et, au contact des cerveaux, des saignements importants sortirent des oreilles, de la bouche, ou du nez. Malgré cela, Tiago savait que ses lunettes ne lui étaient pas nécessaires pour faire carton plein. Ses qualités exceptionnelles de tireur en faisaient le mercenaire le plus convoité du système.
Alors qu’il s’apprêtait à faire sa quatrième victime, un assaillant le repéra, pointa son arme plus puissante dans sa direction, et tira. Le bouclier virtuel de Tiago vola en éclats pour absorber l’explosion de gaz, mais le projeta en arrière. Son corps frappa le mur puis il retomba les genoux au sol. Il resta en arrière de la balustrade, assis contre le mur et analysa rapidement la situation, personne ne pouvait l’atteindre d’une balle. Protégé, un peu sonné, il reprit ses esprits pour s’apercevoir qu’il n’avait que des égratignures, et une douleur au niveau du dos. Il s’allongea sur la passerelle et rampa vers le bord pour localiser les ennemis. Il se rendit à l’évidence, les assaillants étaient tous bien camouflés derrière les gros cylindres de stockage. Mercenaire expérimenté à la solde de Zeian pour veiller sur la mine, Tiago conclut que seules les machines allaient pouvoir les déloger. Il regarda les soldats se battre en contrebas et put apercevoir son adjoint, Aman Yash, tenter, lui aussi, d’atteindre des cibles. Cet Indien trentenaire d’origine du Pendjab était un bras droit fiable et un ami proche de Tiago. Il était d’ailleurs le seul, car Tiago n’avait aucun ami. Ses traits fins et juvéniles le trahissaient régulièrement, on le voyait toujours plus jeune que son âge, mais son assurance et son habileté à savoir parler à la foule en faisaient un meneur respecté. Ses cheveux étaient fins et noirs comme du charbon. D’une taille modeste, il était sec et musclé. Grâce à leurs drivers, Tiago et Aman se mirent d’accord pour un lâcher d’Optios. Au milieu des bruits de tirs, chaque soldat reçut sur son émetteur la même consigne : « Attention ! Optios lâchés ! »
Des petites bêtes ressemblant à des araignées, créées de toutes pièces et couplées avec de la robotique, arrivèrent en se faufilant dans tout le hall. Dressé pour attaquer toute odeur inconnue à son puissant récepteur, un Optio savait se jeter avec agilité sur une colonne vertébrale et planter deux de ses six pattes dans le dos de sa victime, provoquant sa paralysie. Vouloir bouger, c’était recevoir de violentes décharges électriques insupportables, mais sans se faire tuer. Seul un soldat, dont l’odeur était reconnue, pouvait ordonner à un Optio de se détacher.
Conjugué à l’action des petites araignées, Tiago ordonna que des Centurions soient envoyés en première ligne. Des robots humanoïdes dont le chef teinté de rouge reçut la consigne de faire des prisonniers. Les Optios et les Centurions s’organisaient entre eux pour élaborer des tactiques d’attaques, fondées sur des programmes créés en observant des espèces animales en chasse. Tels les lycaons, des mammifères carnivores d’Afrique, avaient inspiré deux techniques mises au point, « le piège » et « la charge ». Les robots communiquaient entre eux à la manière d’une meute. Le Centurion rouge était considéré comme le « chef », et décidait de façon autonome de la tactique à employer.
Le combat sembla durer une éternité pour finir par se concentrer entre les assaillants et les machines. Le bruit des tirs résonnait dans tout le hangar avec une fréquence qui commençait enfin à diminuer, jusqu’au silence. Le bruit léger et rapide des pas des Centurions qui patrouillaient dans tout le hangar était perceptible, couplé avec celui des pattes des Optios tapotant le sol à mesure de leur progression. Leurs scanners puissants analysaient tout ce qui se passait autour d’eux et le rapport du Centurion rouge tomba dans le driver de Tiago : « ennemis neutralisés ».
Sur son ordre, des soldats sortirent de leurs cachettes, et se mirent à progresser prudemment, courageusement. Ils prospectèrent partout, les pertes se trouvèrent être considérables. Un sentiment de désolation s’installa. Des impacts de tirs balafraient tous les murs et les cylindres de stockages. Beaucoup d’outils étaient criblés de balles. Après quelques minutes, Tiago se redressa et regarda tout le hangar. Il vit Aman parler au chef des Centurions, qui leva ensuite les yeux vers lui.
— Tout est clair, confirma Aman, d’une voix forte.
— Des blessés ?
L’air désolé d’Aman traduisait une seule conclusion, il n’y avait que des morts. Mais Tiago souffla en s’avouant que cela aurait pu être pire. Il ordonna l’extinction de ses lunettes rouges, puis se toucha les plaies du visage. Chez ce jeune trentenaire, seul son regard pouvait traduire d’éventuels états d’âme. Il n’avait pas la réputation d’avoir le caractère le plus facile, et se montrait souvent antipathique. Il afficha un petit rictus de douleur et vit Aman partir prospecter le site avant d’appeler le Centurion rouge.
— Centurion MK12.
La machine rangea son arme et sauta d’un bond pour venir s’accrocher délicatement à la balustrade, juste devant Tiago.
— MK12, je veux que tu prennes deux Centurions avec toi, et que tu investisses la navette posée sur le toit. Vois si un risque persiste, quand tu as fini, tu reviens me faire un rapport.
— Reçu, répondit le Centurion.
Tiago attendit quelques secondes que le voyant attestant de la bonne compréhension de l’ordre passe au vert, puis l’autorisa à repartir vers le centre du hangar. MK12 sauta dans le vide avec la légèreté et l’adresse caractéristique de ces modèles pour atterrir avec délicatesse au sol, avant d’ordonner à deux autres machines de l’accompagner. Tiago se retourna et fixa la caméra posée sur le mur derrière lui, sachant que Zeian l’observait.
Dans l’amphithéâtre, le chef Smith, resté dans son bureau, avait suivi toute l’attaque en direct. Encore sous le choc, il sentait son cœur lui exploser la poitrine. Il n’avait jamais imaginé que cela en arriverait là. Il avait arrêté de tapoter contre le pupitre, et le serrait avec une force qu’il ne se connaissait pas. Le regard porté sur tout le hangar virtuel, il attendait le rapport du chef de sa sécurité avec impatience, et zooma sur l’image de Tiago qui fixait la caméra. Zeian entendit la voix du driver lui annoncer son appel :
— Monsieur, une communication vocale de Tiago.
— Je prends, répondit-il, avec fièvre.
— Boss ? Appela Tiago.
— Je t’écoute.
— La situation est sous contrôle. Mais il n’y a pas de survivant chez les assaillants.
Comme d’habitude, sa voix était ferme, ne laissait transpirer aucune émotion. Il donnait l’impression d’être resté impassible face à cette attaque. Tiago, leader respecté de la sécurité sur Hauméa, mettait toujours une barrière psychologique entre tous ceux qui l’entouraient et lui. Pour certains, cela lui donnait du charisme, pour d’autres, cela avait le don d’exaspérer.
— Quelles sont nos pertes ? S’inquiéta Zeian.
— Je ne sais pas encore, mais elles sont lourdes.
La conversation se coupa, mais il n’eut pas le temps de s’asseoir que le driver le sollicita de nouveau,
— Monsieur, un message de l’astroport. Le « Thémis » vient d’arriver.
— Transmets à la douane de les guider jusqu’ici, répondit-il avec un soupir de soulagement.
— Oui, Monsieur.
Le soulagement de Zeian face à l’arrivée des Amazones avec leur navette la plus célèbre, le « Thémis », était une bénédiction. Mais les yeux hagards et fixés sur la retranscription du hangar attaqué, quelque chose le tourmentait, quelque chose de lié à cet assaut surprenant.
— Cela n’a aucun sens ! Se disait-il, l’air préoccupé en se grattant le menton.

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