En plein cœur du bâtiment abritant le Conseil de Sécurité, tous les services de la présidence avaient investi la totalité du dernier étage. Assis devant le pupitre en bois massif de la présidente, les Conseillers Fromm, Fan Yang et Vivenski s’étaient confortablement installés dans des fauteuils couleur chocolat. Habillés en tenue de travail, costumes noirs et chemises rouges, symbole d’appartenance du Conseil, ils sortaient d’une représentation officielle quand Amalie apprit la modification profonde de la résolution qui régissait l’envoi d’une troupe sur Hauméa. Dans le tailleur rouge spécialement conçu pour elle, elle se tenait debout contre la fenêtre donnant une vue pourtant reposante sur le parc. Les bras croisés, elle laissa exploser sa colère et leur fit face :
— Comment pouvez-vous maintenir que vous n’avez pas bafoué mon autorité ?
— Vous aviez démontré l’urgence de la situation, répondit le Conseiller Fromm, avec un ton condescendant. La seconde lecture que nous vous avons envoyée doit être perdue quelque part dans vos services.
Fromm se leva sans même attendre la réponse pour se servir une tasse de thé vers le mur de servitude personnel de la présidente. Ses origines allemandes ne transpiraient, à aucun moment, dans sa diction anglaise parfaite. Massif et trapu, il avait une voix rauque lui donnait une prestance naturelle malgré son opportunisme souvent immoral.
— La seconde lecture n’apporte pas beaucoup de modifications, ajouta Vivenski.
— Pas beaucoup de modifications ? Répéta Amalie, avec force. Parce que, en plus, vous vous moquez de moi ?
— Nous ne vous avons jamais manqué de respect, rétorqua Fromm, un gobelet de thé à la main.
— Je regrette, monsieur le Conseiller, dit-elle, en s’avançant vers eux. Mais lorsqu’une résolution votée en Conseil est modifiée sans mon accord, je considère que c’est me manquer de respect.
— Madame, le fond de cette résolution reste la même, nous ne comprenons pas votre contrariété.
— Je crois qu’à ce stade, Conseiller Fromm, ce n’est pas être contrarié, mais être en colère, dit-elle, en se replaçant derrière son fauteuil de présidente. La résolution votée utilisait l’ensemble des crédits alloués pour la protection des gisements d’Hauméa.
— Et c’est le cas !
— Justement, non ! Vous avez modifié cette résolution pour qu’elle devienne incomplète, donc discutable, donc interprétable !
Les Conseillers la regardèrent, simulant l’incompréhension, ce qui agaça Amalie au plus haut point.
— Le nombre d’hommes envoyés là-bas est au minimum, continua-t-elle. Vous avez vidé les fonds de stocks des vieilles armes de guerre dont nous ne nous servons plus pour leur expédier. Et pour couronner le tout, la section désignée doit être rentrée au plus tard dans un mois pour reprendre les missions de reconnaissance sur Mars.
— Le projet « Mar’s life » est relancé, fit Vivenski. Avec un dossier si sensible, il est inconcevable de reporter le calendrier. Dois-je vous rappeler que les budgets attribués à l’armée sont très limités ? Nous devons faire avec ce que nous avons.
Elle s’installa dans son fauteuil et s’accouda à son bureau. Le Conseiller Fan Yang, surnommé par ses pairs « le sage » tant pour sa diplomatie légendaire que pour ses airs de vieux sages chinois, tenta d’apaiser l’atmosphère,
— L’implantation d’un poste de sécurité autour des gisements sera d’une aide précieuse pour eux.
— Ce n’est pas d’un poste de sécurité dont ils ont besoin, répliqua Amalie, plus respectueusement. C’est d’une armée pour sécuriser ce système qui est au bord de l’implosion.
— Ne soyez pas alarmiste ! Ils doivent apprendre à gérer leurs problèmes, répondit Vivenski. Nous ne pouvons pas être constamment là pour leur porter assistance.
Elle tourna son fauteuil et plongea son regard par la fenêtre. Un sentiment profond de dégoût l’envahit. Elle avait la sensation d’avoir été trahie par les siens. Ce n’était pas la première fois, mais celle-ci l’accabla particulièrement, elle avait été désavouée.
— Vous pouvez disposer, dit-elle, d’un ton plus posé.
Les trois Conseillers se levèrent et se dirigèrent vers la sortie. Fromm et Vivenski s’échangèrent un regard complaisant et satisfait, tandis que Fan Yang la salua avec respect. Avant que le premier d’entre eux ne franchisse la porte, elle apporta une dernière précision, pour remettre un peu de son autorité dans la partie.
— Soyons clairs messieurs, fit Amalie. Vous ne ferez pas porter la responsabilité d’une guerre civile.
— Ce n’est pas notre intention madame, soyez en sûre, répondit Fan Yang.
— Ils sont les seuls responsables de leur destin, enchaîna le Conseiller Vivenski. Devons-nous être responsable si un conflit éclate ? Je ne le crois pas.
— Tant que nous sommes leur autorité de tutelle, nous sommes tous responsables, répondit Amalie.
Ils sortirent du bureau et laissèrent Amalie à ses doutes et ses craintes pour les temps à venir. Au-delà des réticences clairement affichées face à la ceinture de Kuiper, il était clair pour elle que cette manœuvre était un coup bas, une façon comme une autre de bafouer son autorité. L’échéance de la prochaine élection de président du Conseil, l’année suivante, n’allait rien arranger, et même plutôt aiguiser des appétits féroces. Quand certains députés et Conseillers apprendront qu’elle postule à sa réélection, toutes les manœuvres pour la décrédibiliser allaient être tentées, elle en était certaine.
*
Dans l’astroport d’Hauméa, la bulle qui menait au « Thémis » était accolée à la paroi, prête à partir en direction de Neptune. Haïp, habillée de sa tenue de combat blanche, avait soigné son cocard grâce à des crèmes cicatrisantes très performantes, et seul un petit résidu bleu venait rappeler l’ecchymose. Elle laissa monter sa jeune Ikasle en première et prit le bras de Tiago quand il passa à côté d’elle.
— Tu n’es pas obligé de venir, fit Haïp, d’une voix compatissante. C’est une mission que je peux faire avec Lys.
— J’ai des comptes à régler, fit-il, avec raideur. La question ne se pose pas.
Haïp le vit contrarié et inquiet, tout cela visible dans un regard très expressif. Eve, debout au milieu du hall et les bras croisés, était visiblement très chagrinée que Tiago fasse partie du voyage.
— Ne t’inquiète pas, ça va bien se passer ! Fit Haïp, tentant de la rassurer.
— Je ne suis pas d’accord, pour qu’il vous accompagne ! Répondit Eve. Je n’ai pas confiance en lui !
— Écoute, je n’ai pas eu de souci particulier avec lui. Je suis sûr qu’il n’y aura pas de problème ! Il m’a sauvé la vie.
— Avait-il le choix ?
— Il l’avait !
— Ce n’est pas un ange ! Loin de là ! Sa réputation le précède partout où il passe.
— Je déteste les « on-dit ». Je préfère me faire ma propre opinion.
— Bien évidemment, fit Eve, avec ironie. Il va vraiment falloir que l’on discute à ton retour sur Themiskyra.
— Je comprends.
— Faite attention à vous ! « Aphrodite » est prête pour partie en urgence si vous avez besoin.
Haïp fit un sourire respectueux à Eve qu’elle appréciait beaucoup. Elle rejoignit Lys et Tiago dans la bulle, puis quitta le hall pour la porte d’accès du « Thémis ». Eve les regarda décoller avec toujours autant d’appréhension, et les vit passer l’atmosphère bleutée pour prendre la direction de Neptune.
Le « Thémis » évita l’axe TC et navigua entre les nombreux astéroïdes présents dans le système, mais une fois hors du champ, Lys déclencha l’accélération et mit les gaz pour prendre de la vitesse. Haïp brisa le silence qui régnait dans le cockpit.
— Passe dans les failles naturelles de Charon, on ne sait pas jusqu’où peut aller leur radar.
— Je passe au nord de Pluton ?
— Oui, et vole en rase-mottes au-dessus de ses montagnes, et fait de même quand tu passeras au nord d’Hydra.
Tiago garda son mutisme habituel qui commençait à ne plus surprendre personne. Il se leva et partit à l’arrière commencer à se préparer. Haïp ne put s’empêcher de prodiguer encore quelques conseils à son Ikasle avant de la laisser seule.
— Fais bien attention à ton approche. N’oublie pas de réduire ta vitesse et d’allumer ton brouilleur suffisamment tôt, mais pas trop !
— J’ai fait mes calculs. Nous n’aurons pas beaucoup de temps. Mon driver pourra tromper la vigilance des radars, mais ce sera court !
— Nous nous débrouillerons. Tu as trouvé un endroit où te cacher après le largage ?
— Oui, regarde.
Une animation en trois dimensions se dressa devant elles. Lys lui montra une petite lune non loin de Neptune, Larissa, et le trajet possible pour revenir vers eux rapidement en cas de problème.
— Je pense que tu peux te mettre en station dans un des cratères, ajouta Haïp.
Il y avait de l’inquiétude dans la voix de sa marraine. Il était vrai que le plan mis en place pour entrer dans la bulle gazeuse de Neptune était risqué. Le passage de Lys dans la zone de largage allait être bref. Tiago et Haïp allaient être éjectés du « Thémis » près de la masse noire détectée sur les plans avec un petit propulseur individuel pour évoluer dans l’espace. Ils n’avaient pas le choix. Ils étaient obligés de prendre un engin suffisamment petit pouvant passer avec certitude les mailles de n’importe quel radar.
Haïp rejoignit Tiago et enfila sa tenue de cosmonaute orange portée assez près du corps. Équipés d’un réservoir de taille modeste installé dans le dos pour la réserve d’air, ils ne leur restaient plus que la bulle à coiffer juste avant de sauter. Tiago vérifiait le bon fonctionnement de ce petit engin pas plus grand que le moteur qui le propulsait. Les poignées directionnelles cachées dans des coques recouvraient les avant-bras des pilotes. En lévitation grâce à des rayons verts qui les maintenaient en l’air, Tiago vérifiait, concentré, si tout fonctionnait. Une fois habillée, Haïp s’installa sur un banc, et patienta. Les mots durs d’Eve contre Tiago tournaient en boucle dans sa tête.
— Je peux te poser une question indiscrète ? Demanda Haïp, timidement.
— Demande toujours, murmura Tiago.
— Tu es née sur Terre ?
Tiago fut surpris, mais angoissé, tout comme Haïp, il accepta cette petite parenthèse.
— Oui, fit-il, d’une petite voix.
Bien consciente que le sujet avait l’air d’être encore tabou pour lui, elle décida de ne pas être trop incisive dans ses questions. Elle avait juste besoin de se rassurer, de parler avant le grand saut.
— C’est là-bas que tu as appris… le surf ? Demanda-t-elle doucement.
Tiago fit un sourire de ce petit clin d’œil, et accepta de se confier un peu sur son passé.
— J’ai grandi dans l’île de Vancouver, au Canada. Tu ne connais sans doute pas ? Dit-il, en tournant la tête brièvement vers elle.
— Non, répondit-elle d’une petite voix.
— C’est un des plus beaux endroits de la Terre. Il y a tout, là-bas… la mer, la forêt…
— Je ne connais rien de tout ça, fit-elle avec envie.
Tiago prit la carte de son driver, et alluma un hologramme qui montrait l’image d’une nature belle et sauvage, puis les images d’un océan s’animèrent.
— Le surf est un sport que tu peux glisser sur l’eau, avec une planche.
— C’est magnifique ! Fit Haïp, qui paraissait subjuguer par ce paysage.
— Et c’est encore mieux en vrai !
— Ça te manque ?
— De temps en temps…
— Ça donne envie en tout cas…
— Je t’emmènerai… promis, dit-il en lui faisant un clin d’œil.
Ce petit brin d’optimisme fit du bien à Haïp qui mit un trait définitif sur les accusations d’Eve. Leur conversation fut coupée par l’annonce de Lys résonnant dans leur driver :
— Nous approchons de la zone de largage. Arrivée prévue dans moins de cinq minutes, vous êtes prêt ?
— OK pour nous, répondit Haïp.
Ils saisirent chacun une poignée de leur engin suspendu et les déplacèrent vers la zone de saut en les poussant légèrement. Tiago et Haïp se mirent en place dans un sas en manipulant les petits propulseurs avec une main quand la porte, derrière eux, se ferma. Ils coiffèrent leur bulle, et leurs appareils respiratoires se mirent en route. La pièce se mit en surpression. Les rayons verts installèrent leurs petits appareils de propulsion devant eux, avant de s’estomper.
— Dans 15 secondes, annonça Lys dans le micro.
Haïp sentit son cœur battre. Sa respiration résonnait dans sa bulle et dans ses oreilles. C’était la première fois qu’elle utilisait ce petit appareil dans l’espace. Il servait normalement aux techniciens qui souhaitaient travailler entre les atmosphères et les cubes de vie. Autrement dit, personne ne connaissait leur efficacité dans un espace si grand. Un saut vers l’inconnu comme elle les aimait bien. Elle regarda Tiago, fermé et froid, donnant l’impression d’être hermétique à ce qui allait venir. Ils allumèrent les moteurs des propulseurs qui déclenchèrent la sortie de deux petits réacteurs et s’installèrent de chaque côté de la coque. Quand Lys entra dans l’atmosphère de Neptune, la porte du sas s’ouvrit en s’effaçant vers le bas, et les gaz aux reflets bleus caractéristiques de cette planète entrèrent. Lys entama le décompte que Haïp et Tiago entendirent dans leur émetteur.
— 5… 4…3…2…1… Maintenant !
À son ordre, ils donnèrent une accélération en s’expulsant de l’appareil et essayèrent de rester proches dans leur chute, sans risquer la collision. L’appareil sembla bien répondre aux ordres des pilotes et le « Thémis » continua sa route au-dessus d’eux pour repartir vers la lune faite pour servir de base arrière. Ils étaient désormais seuls, au milieu de l’immensité de l’espace, accroché uniquement à un petit appareil propulseur.
Leur chute continua avec un compteur de vitesse montant à plus de 200 km par heure. Ils devaient lutter pour garder la bonne direction, mais donnèrent tout de même un coup d’accélération.
Haïp se concentra et vit devant elle la masse noire tant redoutée. Plus ils se rapprochaient, et plus leurs doutes se confirmaient. Il s’agissait bien d’une base secrète, bien cachée. Elle ressemblait à une ville suspendue dans le vide, illuminée de partout. L’atmosphère de surpression qui l’entourait camouflait très bien cette luminosité qui ne se voyait qu’à quelques kilomètres se fondant avec le fort rayonnement ambiant. Des vaisseaux étaient accostés sur toute cette structure étriquée et petite. Haïp vit Tiago partir vers sa droite, et tourna ses poignets directionnels pour le suivre.
Ils passèrent l’atmosphère de protection, et le petit propulseur se mit à répondre aux commandes avec plus de souplesse et d’efficacité. Tiago observa la structure grise pour improviser leur atterrissage et commença à chercher une solution pour entrer. C’étaient les deux principales interrogations de la mission, impossible à prévoir. Leur freinage fut brutal et Haïp dut lutter pour ne pas s’évanouir. Ils se posèrent discrètement sur l’île flottante, entre deux interstices du bâtiment. Il y avait beaucoup de surface transparente qui laissait entrevoir l’intérieur de la cité. Ils espéraient ne pas avoir été repérés pendant leur approche. Après l’atterrissage, ils restèrent quelques instants figés, attendant de voir s’ils avaient déclenché une alarme.
Ils cachèrent leurs robots propulseurs, et se mirent à évoluer sur la structure de l’île, autour des parois vitrées. Préservés de l’apesanteur grâce à l’atmosphère de protection, ils commencèrent à escalader la structure pour s’approcher d’un des aéronefs accostés. Haïp le suivit et devina ses intentions en lui indiquant l’issue de secours manuelle. Tiago regarda discrètement par de nez de la navette, elle semblait vide. Haïp rampa vers une porte d’accès, mais elle se trouva trop loin de la fente du driver qui pouvait ouvrir la porte. Tiago la prit par la ceinture et lui fit signe de recommencer. Elle se pencha à nouveau, suspendue à la seule force du bras de Tiago la retenant dans le vide. S’il la lâchait, c’était un saut au travers la bulle atmosphérique avant de se retrouver perdu dans l’espace. Elle tendit son bras au maximum et trouva enfin la fente du driver. Quand la porte d’accès s’ouvrit, ils basculèrent tous les deux dans un sas vide. La porte se referma à leur passage et Haïp réinstalla sa carte à l’intérieur. Elle s’adressa à son driver en haussant le ton, consciente que sa bulle allait atténuer le son de sa voix.
— D-v, vaisseau au driver inconnu. Peux-tu t’installer ?
— Je me suis installée, Madame.
— Peux-tu faire alimenter ce sas de secours en air ?
— Demande de procédure en cours… … … Procédure acceptée… Ajustage de la pression… … … Alimentation en air effectuée… … … … … Sas de secours viable.
La pièce devenue respirable, ils retirèrent leur combinaison et leurs appareils respiratoires isolants. Elle mit toutes les affaires dans un des placards avec le plus de discrétion possible, tandis que Tiago enclencha l’ouverture du sas.
— Maintenant, il faut partir visiter, fit Haïp, songeuse. Mais sans se faire repérer !
— Ça va ? Demanda Tiago.
— Pour quelqu’un qui vient de faire le grand saut, oui ça va, fit-elle avec un grand sourire.
— Alors, allons-y.
Elle enfila un long poncho qui camouflait sa tenue de combat blanche et retira son driver de l’ordinateur pour suivre Tiago vers la sortie. Ils s’arrêtèrent avant de s’extraire de l’engin, et regardèrent dans le hall. Deux techniciens leur tournaient le dos, occupés à travailler sur un moteur en panne.
— Allons-y, fit Tiago. Il n’y a pas trop de monde.
Ils s’engagèrent discrètement dans le vestibule en longeant les murs et arrivèrent près d’une porte transparente donnant dans des couloirs. C’était une véritable fourmilière de soldat en uniforme frappé d’un aigle rouge à deux têtes, au milieu de quelques colons en civil ayant de faibles bagages avec eux. Haïp fit en murmurant la même conclusion que Tiago :
— Je ne reconnais pas le sigle dessiné sur leur armure, murmura-t-elle.
— Ça ressemble à une base militaire autonome.
— Base militaire clandestine, elle n’est répertoriée nulle part.
— Il faut trouver un moyen de savoir si Viktor est là.
— Je suis d’accord, mais il faut aussi savoir si les armes que nous avons vues dans les cubes sud d’Eris sont ici.
— Nous ne devons pas nous séparer. On va chercher tes armes en premier.
Dès que la voie fut libre, Tiago ouvrit la porte en appuyant sur le bouton situé à côté, et ils se faufilèrent dans les couloirs. Quand ils arrivèrent près d’un grand hall où plusieurs personnes étaient rassemblées, Tiago observa les galons et les symboles pour tenter d’en comprendre les codes.
— Je pense que c’est une base de commandement, fit Tiago. Tous ceux ces gens ont des galons d’officiers ou de sous-officiers.
— Donc ?
— Ça m’étonnerait que les armes soient ici. Elles ont dû rejoindre les troupes.
— Si c’est une base de commandement, il y en a peut-être quelques-unes. Par contre, si tu as raison, il y a vraiment beaucoup d’officiers.
— Plus il y a d’officiers, plus il y a d’hommes à commander. Les troupes, si elles sont en formation, doivent être en instruction ailleurs. L’endroit me semble trop étroit pour accueillir toute une armée.
— Mais où sont les soldats ? S’ils sont autant que tu le prétends, une armée d’une telle taille, ça ne passe pas inaperçu ! !
— Bonne question !
Alors qu’ils continuèrent à reconnaître la cité, ils n’avaient pas imaginé que les caméras installées dans tous les recoins étaient à reconnaissances faciales.
Au même moment, au poste de sécurité, un militaire avait prévenu son lieutenant que des intrus se promenaient dans la base. Viktor se présenta en sifflotant dans cette petite salle entourée d’écrans, avec à l’intérieur, quelques pupitres installés de façon linéaire.
— Monsieur, nous avons deux intrus dans le couloir ouest-3, fit l’officier.
Le gradé afficha les photos de Tiago et Haïp qui n’avaient pas été reconnus par l’ordinateur de la cité. Sur les écrans, on les voyait marcher dans les couloirs à côté du signal représentant l’alarme silencieuse.
— Je n’en tire qu’une conclusion, fit Viktor. Notre système est faillible, lieutenant. Ils n’auraient jamais dû réussir à remonter jusqu’à nous. Que cela nous serve de leçon !
— Que dois-je faire d’eux ?
— Capturez-les, et ramenez-les ici, vivant.
— Oui, Monsieur.
*
Sur la base secrète de Dysnomie, Antonio Giamoa, un réfugié d’origine sicilienne, marchait d’un pas décidé dans un couloir sombre et vide. C’était un homme fier, un quarantenaire au teint basané et au visage meurtri par beaucoup de cicatrices. Une carrure forte et athlétique se devinait au travers de sa tenue noire et simple. Son tee-shirt à manches longues moulées accentuait un dessin parfait de toute sa ceinture scapulaire et pelvienne, soulignant son seul bijou, une croix chrétienne en or suspendu autour du cou. Quand il arriva devant une porte, le driver l’identifia en balayant sur son visage un rayon vert. Au bout de quelques secondes, l’accès à un grand bureau lui fut accordé et il entra dans une pièce plongée dans une ambiance intime, sous la musique et le son parfait d’une diva du vingtième siècle, Maria Callas. Ce large espace était simple, épuré, avec une immense baie vitrée de forme incurvée traversant toute la pièce. Elle offrait une vue splendide sur l’immensité de l’espace, avec ses étoiles, ses planètes, ses comètes et autres lunes. Un fauteuil confortable lui tournait le dos, comme suspendu au milieu d’une bulle. Antonio s’approcha en silence, en prenant soin de ne pas perturber la musique. Le son baissa lentement jusqu’à ce que seul le léger sifflement de la respiration d’Horkos se fasse entendre. Antonio s’arrêta respectueusement à quelques mètres du siège. Avec sa capuche vissée sur la tête, il ne devinait que sa silhouette, adossé confortablement dans son dossier.
— Alors ? Fit Horkos.
— C’est bien elle.
Le fauteuil se tourna, mais avec sa capuche qui lui recouvrait une bonne partie du visage, Antonio n’aperçut que la grande bouche d’Horkos. Il attrapa sa canne et se leva de son siège en exultant à sa manière face à cette nouvelle.
— Enfin !
— Nous venons d’avoir des nouvelles de Faust. Elle est avec Wilson sur la cité. Ils ne peuvent pas s’échapper, et vont être capturés. Voulez-vous que nous la transférions ici ?
— Si nous devons retravailler avec elle, je veux être sûr de ne pas perdre mon temps. Maintenant que nous avons retrouvé sa trace, nous verrons pour la récupérer à un moment plus opportun. Rien n’est prêt, c’est prématuré.
Horkos s’avança et s’arrêta à ses côtés tout en continuant de baisser la tête.
— Faite en sorte qu’on ne la perde plus, et surtout qu’elle repasse une épreuve, car ce qui s’est passé sur Eris n’était pas significatif. Je veux la voir agir seule.
— Comme vous voudrez, mais il faut désormais la reprendre en compte. Sa seule présence peut tout changer !
— Sa seule présence change tout. Il faut tout revoir ! Contactez Tselner, et dite lui de préparer le retour d’Hippolyte.
— Bien. Et que faisons-nous pour Wilson ?
— Il faut revoir notre stratégie. Fait en sorte qu’il nous soit redevable. J’arriverai à le façonner à ma convenance, mais pour le soumettre, il ne faut pas qu’il ait le choix.
— À votre convenance. Mais il risque d’y avoir, disons, quelques dégâts collatéraux.
Horkos resta un instant figé, sachant de quoi retournait cette insinuation. Il fit un mouvement de tête qui valida l’idée d’Antonio. Le vieil homme se dirigea vers son pupitre en forme de demi-lune, installé au milieu de la pièce, et s’affala dans le fauteuil. Antonio put enfin apercevoir la couleur de ses yeux, sa rétine était rouge vive.
— La famille, c’est important ! Fit-il, avec une voix grave et essoufflée.
Antonio salua respectueusement son patron, sortit de son bureau avec une idée en tête pour asservir Tiago, et assainir l’organisation.
*
C’est en marchant dans un couloir que Tiago et Haïp entendirent le bruit de plusieurs hommes venir dans leur direction avec un pas comme rythmé par un métronome. Tiago ouvrit la première porte qui se présenta à lui, prit Haïp par le bras et l’entraîna à l’intérieur. Ils découvrirent un débarras très étroit, rempli de pièces électroniques. Il ferma la porte et bloqua Haïp contre le mur pour mieux se coller contre elle. Alors qu’elle s’apprêtait à râler face à cette promiscuité soudaine, il la bloqua plus virilement. Et quand elle tenta de protester, il lui mit la main sur la bouche avec un signe de ne rien dire.
— Lâche-moi ! Chuchota-t-elle en lui retirant sa main.
— Ça t’excite ? ? Répondit-il, à voix basse.
— Pas de panique, j’ai des puces greffées sur le crâne et faites pour éviter ça !
— Désolée, chérie, mais je m’occuperai à te les faire disjoncter une autre fois !
Face à cette nouvelle provocation, Haïp sentit une envie pressante de lui mettre une droite en pleine figure, mais le bruit des pas s’arrêtant devant la porte ne présageait rien de bon. Les hommes se mirent en arc de cercle devant l’entrée, armes en joue, quand un des officiers leur lança une sommation claire à travers la porte.
— Sortez de là les mains en l’air. Le chef de la base veut vous voir. Il ne vous sera fait aucun mal.
Tiago se recula et se mit à pester. Ils regardèrent tout autour d’eux pour trouver un moyen de s’échapper.
— Vous êtes dans un cul-de-sac, fit le lieutenant au travers de la porte. Sortez, maintenant !
— Je crois que nous n’avons pas le choix, chuchota Haïp, cherchant désespérément un moyen de sortir.
— Mais comment avons-nous pu être aussi stupides ? S’énerva Tiago. Prendre des risques insensés pour atterrir sur ce maudit bâtiment, et être capturé en un rien de temps !
— Faraï me disait souvent qu’une cervelle ne sert à rien quand on ne sait pas s’en servir. Elle avait toujours raison, elle était toujours dans le vrai.
Tiago la regarda, désabusé et hors de lui, appuyer sur le bouton. Ils sortirent tous les deux de leur cachette, les mains en l’air, écœurés de s’être fait prendre comme des novices.
— Fouillez-les… Prenez leurs armes, fit l’officier.
Les mains sur la tête, Tiago et Haïp furent encerclés par les soldats et c’est sans ménagement qu’ils se mirent à les fouiller.

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