Haïp trouva finalement le sommeil après sa conversation nocturne et s’endormit profondément jusqu’à midi, ce qui ne fut pas le cas de Tiago. Le discours de Viktor l’empêcha de fermer l’œil, sans savoir s’il pouvait s’y fier. Viktor était un menteur, et avait un don pour enjouer toutes les situations, les tourner à son avantage. Pour se changer les idées, il commanda discrètement de quoi préparer un petit déjeuner typiquement canadien, et se lança dans la confection d’un festin. Haïp se réveilla avec des odeurs de café, d’œil brouillé et de bacon. Pour être sûr qu’elle trouve son bonheur dans le menu, il prépara des crêpes, remplit un bol de sirop d’érable et un saladier de fruits frais. Enchantée par cette surprise, elle ne préféra pas se demander comment il faisait pour se procurer tous ces produits, et goûta avec délice des vraies fraises et des vraies bananes, aucune présence de produits reconstitués. Et dire que pendant des années, elle avait entendu qu’ils avaient le même goût ! Elle sentit l’odeur du café lui chatouiller les narines et avala une gorgée avec des arômes aussi fins qu’exquis venant aussitôt la conquérir. En deux repas partagés avec Tiago, elle avait découvert des saveurs uniques de produits qui devaient être directement acheminés de Terre.
En début d’après-midi, ils prirent le métro pour se rendre sur les cubes de l’extrême-sud d’Eris, et Tiago prit soin de prendre les lignes qu’ils savaient encore sous contrôle russe. Haïp avait enfilé un gilet sombre sur une tenue de combat rouge sang. Tiago n’avait pas approuvé cette décision.
— Et s’ils te fouillent ? Lança-t-il, avec inquiétude.
— Il veut te prendre à la tête d’une armée, et c’est lui qui m’a invité. Il ne me fouillera pas.
— C’est un pari sur ta vie, et un peu la mienne !
— T’inquiète, je te défendrais !
— Je rêve ! Haïp, je ne plaisante pas ! S’ils découvrent ta tenue ou ton arc, ils sont capables de te tuer ! De nous tuer !
— S’ils me fouillent et qu’ils trouvent l’arc, je dégage. Tu pourras dire que tu ne savais pas.
— Je ne suis pas inconscient au point de les prendre pour des imbéciles ! S’ils trouvent ton arc, tu me permets de dégager avec toi ?
— Tiago, je sais me battre sans arc, je ne sais pas me défendre avec une autre arme. Mon arc est mon arme, ma tenue est ma survie. Avec elle, je ne risque rien. Sans elle, je suis morte !
Tiago capitula et bouda comme un enfant le reste du trajet sous la capuche de son épais poncho. Il se rappela soudainement pourquoi il aimait travailler seul ! Ils arrivèrent dans l’astroport de Bratva, et suivirent les instructions de Viktor en attendant devant l’immense verrière qui desservait l’entrée de la gare. Sur les parois, des animations et des jeux de couleurs balayaient la façade. En regardant autour d’elle, Haïp remarqua le dessin discret d’un visage graphique de profil, le même que celui qui était dans la station de métro, celui qui avait été barré. Elle en était sûre, c’était la représentation du territoire russe. Haïp constata avec stupeur que l’interdiction de circuler en véhicule n’était pas respectée dans ce cube. C’était un véritable ballet d’engins tous plus originaux les uns que les autres, où tous les styles étaient inventés. Beaucoup donnaient l’impression d’avoir vraiment été bricolés, quand, à certains moments, de petits bijoux de technologie faisaient leur apparition.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil ! S’exclama Haïp. Les autorités ne disent rien ?
— Elles ont essayé, elles ont eu des problèmes, elles ont arrêté.
— Je comprends.
Au milieu de ce capharnaüm, un homme se gara devant eux en effectuant une glissade arrêtée par le trottoir. Il était à califourchon sur un poste de pilotage qui ressemblait à une moto montée sur un aéroglisseur avec une banquette deux places à l’arrière. L’homme, grand, chauve et l’air pas commode, les fixa sans dire un mot.
— Je crois que c’est pour nous, fit Tiago.
Ils descendirent les marches et s’installèrent à l’arrière de la machine, quand le pilote mit les gaz brusquement. Assis sur la banquette, Haïp eut quelques frayeurs sur le trajet, quand Tiago, plus habitué à évoluer dans cet environnement, ne sourcilla à aucun moment. Aucune règle n’existait, les rues étaient étroites et n’avaient pas été étudiées pour tout ce monde. Le festival des insultes et des incivilités s’était réuni ici. Au prix de quelques slaloms sportifs, ils s’éloignèrent du cœur de la ville et pénétrèrent dans un tunnel sombre à peine éclairé, un passage vers la partie technique que tout cube possédait.
*
Sur Hauméa, Aman emmena Eve dans la mine, et lui montra le hall attaqué en lui expliquant l’historique de la bataille. L’activité avait repris, et l’évacuation des minerais dans les gros cylindres de stockages s’effectuait à une bonne cadence. Eve put apercevoir les stigmates de l’agression avec les traces de balles dans les murs. Elle pouvait voir les marques de la rénovation autour du plafond du cube, à l’endroit où l’ennemi avait atterri. Aman faisait pourtant une très bonne impression à Eve, malgré le fait qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés auparavant. Mais elle avait entendu parler du caractère sulfureux de son coéquipier, et de savoir Haïp avec cet homme la hantait. Tiago Wilson était un mercenaire connu, et redouté, car imprévisible. Aucune autorité n’avait jamais réussi à le confondre pour aucun crime qu’on lui attribuait. Son nom était ressorti plusieurs fois sur des affaires qu’Eve avait suivies, et certaines étaient effroyables. Il était réputé pour être un excellent tireur d’élite, il était même le meilleur, et pour être quelqu’un respectant tous ses contrats, quel qu’il soit. Il suffisait de bien le rémunérer. C’était un fantôme, un mercenaire gérant très bien sa carrière, mais il avait également la réputation d’être un grand consommateur de femme.
— Quelque chose ne va pas ? Fit Aman, en la sortant de ses pensées.
— Cela se voit à ce point-là ?
— Que vous êtes préoccupé ? Oui, j’ai juste l’impression de parler dans le vide.
— Je vais être franche avec vous. Votre coéquipier a une réputation épouvantable, et une de mes Amazones est actuellement avec lui. J’aime autant vous prévenir, et je vous recommande vivement de faire en sorte qu’elle nous revienne.
— Il n’a jamais été question de causer du tort à une Amazone.
— Je l’espère. Dans votre intérêt. Je vous écoute, poursuivez.
Après cette mise en garde qui installa une chape de plomb entre eux, Aman l’emmena vers la partie « extraction » en activité.
*
En sortant de ce tunnel sombre et étriqué, Haïp découvrit un espace spécialement conçu et consacré au maintien de la vie sur plusieurs cubes. D’immenses tuyaux de différents diamètres se ramifiaient et formaient un réseau complexe à quelques mètres de haut, sous le bruit parfois assourdissant de grosses souffleries. Des locaux techniques couraient le long de l’étroite route autour de tableaux de contrôles complexes et autonomes. Sur des portes pendaient des panneaux rappelant avec une écriture grosse et grasse, que les accès étaient strictement réservés aux autorités d’Eris, mais aucun technicien s’affairant sur le site ne sembla surpris du passage de ces visiteurs.
Au bout de quelques minutes, ils se présentèrent devant une porte double qui s’ouvrit devant eux. L’homme entra avec son engin et se gara entre deux transporters miniatures. Haïp et Tiago découvrirent une cachette clandestine, un local technique transformé en stockage de contrebande. Tiago avait souvent travaillé pour Viktor, mais c’était la première fois qu’il voyait ce type de caisses, massives et bariolées de code couleurs. Elles étaient empilées les unes aux autres sur trois, parfois quatre niveaux, avec des hommes en uniforme s’empressant à les charger dans les deux petits vaisseaux. Quand l’un décollait, un autre arrivait dans la minute et prenait sa place. Ils donnaient l’impression de vouloir aller vite, de vouloir tout vider. Haïp et Tiago descendirent de leur taxi, quand le pilote leur parla pour la première fois.
— Suivez-moi, fit-il, avec un fort accent slave.
Le petit groupe traversa le hangar, et arriva vers un petit recoin. Alors qu’Haïp analysait tout ce qui se passait autour d’elle, Tiago n’avait qu’une crainte, être fouillé. Il aperçut Viktor au fond d’un abri, discutant avec un soldat, avant de les apercevoir et d’en sortir. Devant le local, un pupitre affichait les plans anonymes d’un cube.
— Mettez-vous en place, ordonna Viktor en sortant.
— À vos ordres ! Répondit le militaire.
Haïp put apercevoir des plans techniques en trois dimensions, mais elle n’eut pas le temps de les examiner que Viktor coupa l’image dès son arrivée. Le militaire présent à ses côtés portait des galons de capitaine sur ses épaules. Son uniforme sobre possédait quelques couleurs, dont la disposition rappelait à Haïp le drapeau de la fédération de Russie. Toutes les communautés s’étaient installées dans des cubes de vie séparés par des frontières. Les échanges étaient tendus, et tout était prétexte à chamaillerie entre exilés de cultures différentes, avec un nationalisme plus présent que jamais. Comment un Espagnol pouvait se trouver ici, et surtout être le chef ? Cette question tomba dans l’esprit d’Haïp comme une énigme. Elle sentit un étrange manège se mettre en place, perçut Tiago sur la défensive, pas à l’aise avec cette confrontation. Lorsqu’elle redécouvrit le visage de celui qu’elle avait rencontré sur Hauméa, un homme froid et distant, elle se mit discrètement un peu en retrait pour devenir spectatrice de cet échange. Viktor s’approcha de Tiago et paraissait très impertinent dans sa démarche.
— Je suis content que tu sois venu, s’exclama Viktor, en s’approchant d’eux.
— Tu en doutais ? Répondit Tiago.
— Les gens changent, répondit Viktor. Il ne faut faire confiance à personne, amigo… pas même à sa propre famille. C’est d’ailleurs elle qui peut vous trahir en premier, et je ne fais confiance qu’à très peu de gens. Tu ne me présentes pas ton amie ?
— Je te présente Haïp, répondit Tiago.
— Comme c’est charmant, remarqua Viktor, en la saluant. C’est un plaisir ! Tiago a toujours eu du goût en matière de femme. Haïp, est-ce un diminutif ?
— Tu m’as surpris d’ailleurs, intervint Tiago.
— Vous avez de très beaux yeux, susurra Viktor, en tournant autour d’elle.
Il la dévisagea comme une bête curieuse et s’éloigna d’elle avec regret. Tiago ne pensait qu’à une chose, l’arc d’Haïp sous son gilet, mais il avait surtout un mauvais pressentiment, car Viktor n’était pas comme la veille. Il était insolent, et cherchait la provocation, cela se sentait.
— À quel sujet ? S’exclama Viktor.
— Tu ne reçois jamais d’inconnu, fit Tiago. Encore moins dans un hangar clandestin où tu charges de la contrebande.
— Les gens changent. Tout change, et beaucoup de choses vont changer d’ailleurs. As-tu réfléchi à ma proposition ?
— Dis-moi ce que tu mets à ma disposition…
— Tu vois ? Toi aussi, tu changes. Il y a quelque temps le Tiago que je connaissais ne m’aurait posé qu’une question, combien me paies-tu ?
— L’âge m’a rendu plus sage, qui sait ? L’idée du suicide ne m’a pas encore frôlé l’esprit !
Viktor regagna son pupitre et en s’appuyant dessus se tourna vers eux en poursuivant son discours.
— Mis amigos, le système est au bord de l’implosion ! Ce n’est qu’une question de temps. Le pouvoir central nous envoie régulièrement de nouveaux exilés, mais nous laisse dépérir comme des moins que rien dans ce système. Et maintenant que nous avons l’occasion d’exploiter une mine qui peut nous rendre riches, il faudrait que les seuls colons arrivés les premiers en profitent ? Ce n’est plus la Terre qui commande ici. Les choses vont changer. Sois des nôtres Tiago !
Il donnait l’impression de se lancer dans un discours politique. Haïp comprit que cet homme était déterminé à conquérir Hauméa, et que leur seule interrogation était de savoir quand. Elle assistait à la scène, impuissante, comprenant, à cet instant, la pression que subissait Tiago et le motif de sa nervosité, lorsqu’ils avaient quitté la boîte de nuit la veille. Elle sentait son cœur battre, inquiète de la décision qu’il pourrait choisir, et de la tournure que pourraient prendre les événements.
— Si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi, menaça Viktor.
— Combien as-tu d’hommes à mettre à ma disposition ?
Haïp se mit à transpirer, elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle entendait. Était-il opportuniste ? Bluffait-il ?
— Plusieurs dizaines d’hommes et de femmes nous rejoignent chaque semaine, affirma l’Espagnol.
— Des exilés ? S’exclama Tiago. Pas des soldats ! Comment espères-tu mener une guerre avec des gens qui ne savent pas ce que c’est ? C’est du suicide !
— Non, c’est une croisade !
Viktor se tourna vers Haïp et s’approcha d’elle, comme attiré et curieux de cette visiteuse muette depuis son arrivée.
— Et vous ? Fit Viktor, plus paisiblement. Que pensez-vous de tout ça ?
— Votre projet me semble fou, répondit-elle, sans détour.
Entendre le son de sa voix sembla le ravir.
— Il est temps d’arrêter de subir, répondit-il.
— Il y a d’autres voies que la guerre…
— Attention jeune femme, tu n’es pas ici sur une table de négociations.
Malgré cette mise en garde, elle poursuivit sans crainte,
— Les guerres n’apportent que de la désolation. Si elles règlent un conflit, elles peuvent en créer de bien plus grands, qui peuvent vite devenir incontrôlables. Elles font des dommages collatéraux importants et bouleversent trop souvent l’ordre établi pour installer le désordre. La ceinture de Kuiper possède un équilibre trop fragile pour supporter un conflit comme celui que vous projetez. Votre projet est un saut dangereux vers l’inconnu. Je suis désolée de vous le dire, mais il n’a pas de sens !
Viktor resta quelques secondes sans voix à ce plaidoyer, tandis que Tiago n’eut qu’une seule pensée : « elle est folle ! »
— Tu as des convictions, répondit Viktor. C’est une bonne chose. Et je ne regrette vraiment pas de t’avoir fait venir. Tes arguments sont crédibles, et ton discours logique.
Il la fixait comme fasciné par la moindre de ses paroles. Haïp était vraiment intriguée par l’attitude de cet homme envers elle, car il affichait une curiosité qu’elle ressentit comme malsaine. Viktor se rapprocha en lui adressant un regard tantôt menaçant, tantôt admiratif.
— Tu me rappelles quelqu’un, dit-il. Je suis sûr que tu as bien connu et qui a dû t’enseigner beaucoup. Une femme, l’année dernière, je crois qu’elle s’appelait… Faraï.
Le visage d’Haïp se figea avant de se décomposer. Viktor continua de la fixer avec un amusement morbide à mesure que Tiago devenait nerveux.
— Qu’est-ce qui vous dit que je la connaissais ? Répondit la jeune femme en tentant de faire bonne figure.
— L’ordre des Amazones n’est pas si grand… Ma chère…
Des bruits se firent entendre, et les soldats qui s’occupaient de la manutention des caisses arrêtèrent leur travail pour sortir leurs armes. Haïp était braquée de toutes parts, et analysa en quelques secondes la situation. « Deux soldats sur la gauche, dont un qui tremble. Deux en hauteur avec un angle de tir étroit, et trois derrière, dont un avec un souffle très rapide traduisant de l’angoisse, donc de l’inefficacité. L’échappatoire la plus proche : sur la gauche avec les petits passages visibles, entre les caisses. ». Son observation fut interrompue par Viktor, s’adressant à Tiago avec une agressivité qui pouvait impressionner.
— Que fais-tu avec une Amazone ?
Tiago ne répondit pas et joua le mutisme.
— Choisis ton camp ! Ordonna Viktor.
— Qu’allez-vous faire d’elle ? Fit Tiago.
— Nous avons un traitement bien spécial pour elle… de quoi lui rappeler de bons vieux souvenirs ! Fait en sorte de ne pas nous décevoir !
Seul le bruit d’un transporter effectuant son décollage résonna dans le hangar pendant quelques secondes. Tout le monde avait les yeux fixés sur Haïp, perdue et essayant de comprendre les insinuations de Viktor.

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