Sur Hauméa, l’armée envoyée par le Conseil avait pris ses quartiers dans tous les cubes construits sur la petite planète, et les Amazones venues de Themiskyra purent repartir, à l’exception de Lys et Haïp, restées quelques jours de plus à la demande de Belhène. Zeian, qui avait pris connaissance de la résolution adoptée par le Conseil, avait déjà commencé à plancher sur d’autres solutions pour la défense de sa planète. Bien conscient que le grand poste de surveillance consacré à la mine et aux futurs gisements en cours de construction ne suffirait pas à leur protection. Il était également lucide sur le fait qu’il n’arriverait pas à garder un mercenaire comme Tiago Wilson au-delà de son contrat qui se finissait deux mois plus tard. C’était déjà un miracle qu’il reste jusqu’au bout !
Dans un couloir où résonnait une musique en fond sonore, Zeian marchait avec, pour seule compagnie, l’hologramme de Belhène, la montrant élégante et habillée d’une robe de soirée chic pour un gala avec l’élite sociale new-yorkaise. Belhène ne négligeait jamais son rôle d’épouse, car être la femme d’un grand astrophysicien devenu un homme d’affaires réputé sur Terre impliquait beaucoup d’obligations. Elle s’y pliait sans jamais se plaindre.
— J’espère que tu ne m’en veux pas de ne pas t’avoir dit plus tôt que le bataillon ne resterait que quelques semaines, fit Belhène.
— Cela n’aurait rien changé, de le savoir plus tôt.
— Je ne comprends pas leur démarche, tout cela est incompréhensible. Je vais chercher et je trouverai ce qui ne va pas. Je me suis rendue au bureau des identités. Ils prétextent des problèmes informatiques liés à des virus qui justifieraient ce retard de transmission.
— Le serveur du Conseil a pourtant la réputation d’être inviolable !
— Il faut croire que non ! Mais, c’est une musique de cornemuse que j’entends ?
— Oui, ce soir, c’est la communauté irlandaise qui nous fait découvrir sa culture !
— Je vous envie ! Fit-elle, avec un grand sourire. J’aimerais qu’un jour, ici aussi, les cultures se redécouvrent, au lieu de vivre chacun dans notre coin.
— Cela ne tient qu’à vous !
— Cela tient surtout aux lois ! Et avant de les faire changer, il va se passer du temps, surtout sur un dossier comme celui-là. Alors profitez-en pour moi !
La communication se coupa et Zeian rejoignit les habitants regroupés dans la salle de spectacles du cube de vie. Il était très fier de l’organisation de soirées par chacune des identités culturelles présentes sur la planète, une façon de démontrer que l’échange était possible. La cohabitation, entre les différentes communautés sur Eris et MakéMaké, était très tendue. Ces fêtes, au départ, il n’osait y croire. Les exilés arrivés directement de Terre étaient remplis de préjugés, renforcés par la politique de séparation des peuples prônée pour garantir la paix. Les réticences de Brown en étaient une parfaite illustration. Zeian faisait tout pour les combattre, et le levier de ces fêtes en était un excellent moyen.
La dernière fois, c’était bien avant les événements tragiques de l’attaque du gisement. La communauté mexicaine avait fait danser les colons sur des rythmes endiablés de salsa. Le lendemain, il n’y avait pas eu beaucoup de courageux pour aller travailler à la mine. Zeian avait donc décrété une journée de congé pour tout le monde. Cette soirée allait donc être celle du folklore irlandais, il n’y connaissait rien, mais une musique incroyablement festive faisait danser toute la salle, pleine à craquer. Quand Zeian entra, il exulta, tout le monde était là ! Toute la salle buvait et dansait. Il y avait comme un air de st Patrick sur Hauméa. Sur scène, à côté des musiciens, un groupe de danseuses improvisa une chorégraphie que la foule se mit à encourager.
Devant le bar qui ne désemplissait pas, Tiago et Aman se trouvèrent une place de choix, et purent admirer le spectacle. Au milieu de la foule, Lys apprenait, enchantée, des pas de set dancing sous le regard amusé d’Haïp que Tiago fixait avec insistance. Il vit un des hommes s’agenouiller devant la jeune Lys, un peu éméché, et la demander en mariage. Elles éclatèrent de rire, avant que l’homme ne se relève et continue à danser. Zeian approcha du bar et commanda un pichet à son tour. Il fut amusé en voyant Tiago grimacer à chaque gorgée. Il préférait, de loin, le goût des bières importées de Terre.
— Ce sont des moments si riches, fit Zeian.
— Vous ne verrez cela nulle part ailleurs ! Reconnut Tiago. Ils ont à cœur de partager leurs cultures. Ce n’est pas le cas partout.
— Tu penses toujours que Viktor n’était pas seul ?
— Beaucoup de rumeurs circulent sur son intégration dans le clan des Russes. Je pense qu’il était le bras droit de quelqu’un. C’est peut-être l’homme qu’a vu Haïp sur la cité.
— J’espère que nous ne vivons pas là nos derniers moments de liberté. Excuse-moi, dit-il à Tiago en désignant les Amazones. Je ne pense pas les revoir pour leur départ.
Zeian se faufila entre les apprentis danseurs et un nouveau morceau commença. Il dut s’arrêter pour porter un toast collectif, avant d’arriver, tant bien que mal, à la hauteur des deux jeunes femmes qui affichaient un sourire radieux.
— Qu’en pensez-vous ? Demanda-t-il.
— C’est fabuleux, fit Lys, en sautillant sur le rythme de la musique. Je ne connaissais pas !
— C’est trop rare, fit Haïp plus discrètement. Préservez ça, Zeian, c’est une chance
— Vous partez bientôt ? Questionna Zeian.
— Nous partons à la première heure, demain, car Themiskyra souhaite notre retour rapidement. Les esprits s’échauffent sur MakéMaké. Nous avons du travail qui nous attend.
— Haïp, merci pour tout.
— Restez vigilant, ajouta-t-elle en posant son verre. J’ai vu tous les plans détaillés des structures de cette planète. Ce n’est pas fini.
— Mais vous nous avez accordé un répit important.
Haïp fit une accolade à son ami, et Zeian la garda dans ses bras. Il profita de ce bref moment d’intimité pour lui réitérer son amitié.
— Sache que tu peux compter sur moi, lui dit-il dans l’oreille. On ne se connaît pas beaucoup, mais je veux que tu saches que tu peux me faire confiance.
— Je suis touchée par ta sollicitude, dit-elle, en se détachant. Mais la confiance ne se décrète pas, elle se mérite et se gagne.
— J’ai l’impression d’entendre Faraï, répondit-il, affectueusement. Pourquoi n’as-tu parlé à personne de cette bagarre dans la salle de sport ?
— Ce n’était pas le moment de rajouter des problèmes aux problèmes, et puis, il y a tellement de zones d’ombre que je ne comprends pas. Je vais me pencher sur tout cela en rentrant. Vous avez autre chose à penser !
— Je sais que Faraï était ta seule famille, et je sais aussi ce qu’un deuil peut provoquer. Ne te renferme pas, il faut savoir laisser les gens qui t’aiment, t’aider. Tu m’entends ?
Haïp fit un signe de la tête et sentit l’émotion la submerger qu’elle contrôla tant bien que mal.
— À bientôt Zeian, fit-elle. J’ai été ravi de te revoir, c’est juste dommage que ce soit pour une telle circonstance.
— Prends soin de toi, et fait très attention. La mort de Faraï est une immense perte. Ne rajoute pas ton nom à cette tragédie.
Haïp accusa le coup, et laissa la place à sa collègue. Lys posa son verre et calma ses ardeurs d’apprentie danseuse. Zeian salua la jeune Amazone en lui serrant respectueusement la main.
— Au revoir, Chef Smith.
— À bientôt, jeune Lys. Et toi aussi, prends soin de toi.
Les deux jeunes femmes commencèrent à fendre la foule des danseurs quand Tiago s’aperçut avec amertume qu’elles étaient sur le départ. Il vit Haïp parler à Lys, puis elle s’approcha de lui alors que sa jeune Ikasle se dirigeait vers la sortie, chahutée par des colons voulant la retenir pour la faire danser. Tiago s’adossa au bar un verre à la main et la regarda s’approcher.
— Je crois que c’est l’heure des adieux, fit-elle, en arrivant devant lui.
— Je crois aussi, répondit Tiago.
— Bonne continuation à toi. À bientôt, peut-être, lui dit-elle en lui tendant la main.
— Oui, peut-être.
Ils se serrèrent la main, un peu gênés tous les deux. Elle salua Aman, puis rejoignit Lys qui l’attendait vers la sortie. Tiago but une gorgée de son verre le posa, hésita quelques secondes et, finalement, faussa compagnie à ses amis. Aman le regarda avec surprise se hâter et se faufiler au travers les colons pour rattraper Haïp avant qu’elle ne sorte. Il arriva à la saisir par le bras, et le sourire qu’elle lui lança lorsqu’elle se retourna le rendit subitement très heureux.
— Tu pars, déjà ? Demanda-t-il. Pourquoi ?
Il ne lâcha pas son bras, et fit descendre sa main pour saisir la sienne.
— Nous avons un peu prolongé notre séjour ici, mais le devoir nous appelle, justifia-t-elle.
Lys et Zeian les observaient, de loin, discrètement. Les événements qu’ils avaient partagés les avaient, semble-t-il, beaucoup rapprochés. Aman était le premier surpris par l’affection inhabituelle que montrait Tiago.
— Je n’oublierai pas ce que tu as fait pour moi sur Eris, ajouta-t-elle avec beaucoup de sincérité.
— Tu es criblé de dettes !
— Je sais ce que je te dois…
— Une initiation au surf ! Plaisanta-t-il.
Il promena sa main au-dessus de son œil gauche et en profita pour lui caresser la joue.
— Ton bleu a complètement disparu, fit-il.
— J’avais un air trop guerrier !
Ils sourirent tous les deux, et il se plongea une dernière fois dans ses yeux verts qui l’intimidaient tant.
— Ce ne sont pas des adieux, j’espère te revoir, dit-il, en les admirant autant qu’il le put.
— Il faut remettre les compteurs à zéro, je suis trop endettée !
— Si on pouvait éviter que je me mette un autre clan d’Eris à dos, ça m’arrangerait !
— Pour cela, il faudrait que tu bascules définitivement du bon côté ! Et je suis sûr qu’il ne manque pas grand-chose !
Il se mit à maudire les satanées puces qu’elle avait dans le cerveau, et voulut savourer chaque instant de ces dernières minutes passées en sa compagnie. Elle se fit la réflexion que les apparences avaient été bien trompeuses, et qu’elle avait découvert un homme qui cachait bien son jeu, contrairement à ce que pensait Eve.
— À bientôt… Vraiment… j’espère, conclut-il.
Haïp fut touchée par le baisemain que Tiago lui fit pour marquer cette séparation. Il la regarda partir et lâcha sa main lorsqu’il n’eut plus le choix. La porte se referma derrière Haïp et Lys. Dans la grande salle, la fête continua jusqu’à tard dans la nuit.

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