Quand ils entrèrent dans la salle de conférences huit, seules les lumières des planètes imagées illuminaient la pièce. Lys naviguait au milieu d’une gigantesque carte de la ceinture de Kuiper, et le plan en trois dimensions était d’une grande précision. On y apercevait les vaisseaux transitant entre Eris et MakéMaké, qu’elle supprima d’un geste pour donner plus clarté, et les aéronefs effectuant le blocus d’Hauméa furent effacés à leur tour. La grande activité des petits corps célestes de la ceinture de Kuiper et toutes les lunes s’agitaient dans toute la salle. Les atmosphères qui recouvraient les cubes de vie formaient comme des bulles bleues à la surface de chacune des planètes.
Lys sélectionna la planète Eris et la fit remonter au-dessus de sa tête avec des gestes assurés.
— Entrez, je vais vous expliquer, fit-elle, en continuant sa manipulation.
Ils intégrèrent tous l’hologramme de la reconstitution du Système solaire extérieur et s’éparpillèrent en attendant qu’elle leur apprenne ce qu’elle avait de si important à dire.
— D-v, Fit Lys. Sélection V-Alpha.
En marchant dans l’animation, Tiago observait la jeune recrue, et sembla détecter chez elle un brin d’excitation.
— J’ai failli me faire avoir ! Dit-elle, en se positionnant sous la planète Eris.
— De quoi parles-tu ? Demanda Zeian.
— J’ai pris de la hauteur, et j’ai compris mes erreurs. Je me suis concentrée, au départ, sur les voies balisées. Et force est de constater que je n’ai rien trouvé de concluant sur ce trafic, j’ai agrandi mon cercle de recherche.
Elle pointa son doigt au-dessous de la planète Eris et un aéronef s’alluma sous son impulsion.
— Regardez ce petit point, continua-t-elle.
— Tu as créé ce vaisseau, remarqua Tiago. Il n’existe pas.
— Disons que je le rends visible, rétorqua Lys. Car il a tout fait pour qu’aucun radar ne le détecte. Or, il existe vraiment.
— Comment l’as-tu détecté ? Demanda Haïp.
— Quand une navette se déplace dans l’espace, son système de propulsion laisse de minuscules traces sur son passage. Lorsque l’on cherche à le rendre invisible, on le camoufle, et on oublie ce qu’il rejette.
— Mais cela veut dire qu’il avait un brouilleur de radar ? Lança Zeian, étonné.
— C’est extrêmement rare de posséder un brouilleur capable de tromper… tous les radars, fit Aman. Il y en a tellement, et de toutes sortes, qu’il est très dur pour un driver d’arriver à tous les aveugler.
— Comment as-tu réussi à retrouver ses traces ? Demanda Haïp.
Lys se savait jugée par sa marraine, et semblait excitée de susciter autant de curiosité auprès de son auditoire. Elle poursuivit son exposé avec beaucoup d’enthousiasme,
— D’abord, j’ai commencé par pirater les caméras de surveillance du cube d’où est parti le vaisseau avec lequel Haïp et Tiago sont rentrés. Les zones techniques de l’extrême sud restent très surveillées, car vitales à la vie de tous les habitants de cette partie du globe. D-v ? Film bravo ici.
Lys posa sa main à côté d’elle et un écran apparut avec le décollage de la navette de Viktor sur une caméra. Puis, elle ouvrit l’autre main.
— D-v, film delta ici, ordonna Lys.
— Film bravo et delta en cours de diffusion, répondit le driver.
Devant sa main, un autre film apparut, où seul un paysage défilait.
— Les deux pellicules que vous voyez sont issues de deux caméras voisines, expliqua Lys.
— Donc, il active son brouilleur très rapidement, conclut Haïp. Et son driver est suffisamment puissant pour tromper aussi des caméras…
— C’est très rare, lança Tiago. Il n’avait vraiment pas envie d’être suivi !
— Tu as calculé sa destination ? Demanda Zeian.
— Oui, surtout grâce aux perturbations laissées par sa propulsion. Car la dernière trajectoire connue est trop aléatoire, et trop incertaine.
— De toute façon, on ne peut quitter un cube que par les astroports ? Intervint Aman.
Lys ferma ses deux mains, ce qui fit disparaître les deux écrans. Elle montra le vaisseau fictif du doigt s’éloigner d’Eris.
— Normalement, oui. Mais là, il est sorti par une issue de secours des cubes techniques. Elles ne sont répertoriées que sur les plans d’évacuations d’urgence. C’est pour cela que je ne le trouvais nulle part. Il prend cette direction. Il ne suit aucune voie balisée, et il se dirige par là.
La main de Lys se perdit au milieu des étoiles et des astéroïdes. Elle traversa toute la salle, se dirigea vers la planète Pluton, passa entre les lunes de Charon et d’Hydra, avant d’arriver à la hauteur de Neptune, et d’y arrêter sa main.
— C’est impossible, Neptune n’est pas habité, fit Zeian. C’est une planète gazeuse !
— C’est une planète qui dispose d’un noyau trop hostile à la colonisation, intervint Haïp. Tu es certaine de tes calculs ?
— Formelle.
L’ensemble de l’auditoire semblait surpris et sceptique par les déductions de Lys. Elle savait qu’elle prenait un risque en étant aussi catégorique, mais elle avait testé beaucoup de théorie, et c’était celle qui se montrait la plus probable. Le silence se fit dans l’assemblée. Personne ne voulait y croire. Cela semblait irréaliste. Tiago le brisa en premier,
— Il faut aller voir.
— Comment ? Fit Haïp. Comment approcher sans se faire repérer si vraiment il y a quelque chose.
La marraine se retourna vers son Ikasle et l’interpella sur ses conclusions,
— Tu as fait tout le tour de la planète ? Il n’a pas continué son trajet ? Il n’est pas en station ailleurs ?
— Il s’est arrêté sur cette planète, j’en suis certaine, il y a quelque chose…
Elle n’eut pas fini sa phrase que Zeian la coupa dans son élan,
— Lys, des recherches ont été menées pendant des années sur la possibilité d’une vie sur Neptune, et les conclusions sont unanimes depuis longtemps, c’est impossible !
— La possibilité a été vite abandonnée à cause des gaz particulièrement défavorables, intervint Tiago. Mais certains chercheurs ont exploré d’autres pistes.
— Que veux-tu dire ? Fit Zeian, surpris par cette intervention.
— Mon père travaillait pour une société qui a contribué à l’élaboration des chargeurs d’atmosphère, continua Tiago, avec un ton plus pudique. Et je sais qu’une partie de son travail consistait à trouver des solutions pour permettre la transformation des gaz des satellites de Jupiter comme Titan ou Europe. Mais Neptune faisait aussi partie du projet, j’en suis sûr !
Aman fut très surpris de cette confidence de Tiago au sujet de son passé. Il était son plus proche collaborateur depuis plusieurs années, Tiago s’était toujours montré très discret sur sa famille. C’était l’une des premières fois qu’il abordait ce sujet. Lys, au milieu de ce débat, essayait d’attirer l’attention.
— Je n’ai pas fini…
Haïp ne l’entendit pas, et s’adressa à Tiago,
— Donc, tu penses qu’il est possible qu’il y ait de la vie sur Neptune ?
— Je n’en sais pas plus que toi.
— Il est prouvé que les cubes ne s’adaptent pas à son sol, et ils n’ont jamais réussi à rectifier l’apesanteur ! S’exclama Zeian.
— Rendre cette planète habitable sans que personne ne s’en aperçoive serait un incroyable tour de force, fit Haïp.
Lys haussa alors le ton pour se faire enfin entendre au milieu de cette assemblée, perdue dans un débat sans fin.
— J’ai trouvé quelque chose pour vous prouver ce que je dis.
L’ensemble de l’auditoire arrêta net sa discussion. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle fournisse autre chose que des suppositions. Ils se tournèrent vers elle, pressés d’entendre ses découvertes. Maintenant qu’elle avait toute leur attention, Lys montra du doigt un secteur précis de la planète.
— Regardez. Neptune, aujourd’hui, est ici.
Elle sélectionna la planète d’une impulsion donnée avec sa main.
— D-v, photo Neptune 1-1 ici.
Elle mit son autre main à hauteur de ses yeux, et une autre photo de Neptune apparut.
— Dois-je accentuer les nuances de couleurs ? Demanda D-v.
— Oui. Contraste-les.
La couleur bleue de la planète se mit à s’éclaircir de plus en plus, et une petite tache noire apparut sur l’image la plus récente. La navette de Viktor s’y dirigeait, droit dessus.
— Ces deux images ont quelques centaines d’années d’écart, et cette masse noire n’existait pas auparavant.
Ses quatre auditeurs se rapprochèrent et froncèrent tous les sourcils devant cette tache.
— D-v, fit Lys, sélection forme 8-1.
— Sélection forme 8-1, clôture image Neptune 1-1.
La forme la plus ancienne de la planète gazeuse s’éteignit.
— C’est une tache noire qui ne ressemble pas à quelque chose de naturel, remarqua Aman. On dirait que les contours sont… très symétriques.
— Cela semble être la destination de Viktor, effectivement, concéda Zeian.
— Bon, je crois que là, on a plus le choix, lança Tiago, impatient. Il faut aller voir !
— Soit, mais il faut trouver un moyen d’approcher, sans se faire repérer, suggéra Zeian.
Son exposé fini, Haïp lança un regard fier à sa petite protégée. La jeune recrue sentit qu’elle avait marqué des points auprès de son auditoire, et surtout auprès de sa marraine. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle aperçut son bleu sur l’œil. Elle s’approcha et s’adressa à elle le plus discrètement possible.
— Comment t’es-tu fait ça ?
— Je suis tombée en prenant ma douche tout à l’heure, chuchota Haïp.
— En prenant ta douche ? Répondit Lys sceptique.
Haïp n’était pas très à l’aise avec ce nouveau petit mensonge, mais l’excuse du coup donné en séance de sport ne prendrait pas avec Lys, elle avait passé son temps à leur en donner ! Tiago ne manqua pas de l’entendre, et s’en inquiéta.

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