– Vous êtes sûr que c’est une bonne idée, sire ? demanda Jeanne.

– Mais oui. Il avait vraiment l’air très enthousiaste quand il m’a invité. Et puis, il faut bien passer le temps.

– Fernand Vanelle va essayer de rencontrer Roland le plus vite possible. Il serait mieux que nous soyons là quand cela arrivera, sire.

– Sa résidence est à une demi-journée de la ville. Il ne pourra pas être à Audelle avant midi. Cela nous laisse plusieurs heures à tuer.

Une nuit avait passé depuis le discours de Roland. Henri et son écuyère se trouvaient tous les deux sur leurs montures, portant leurs équipements habituels. Ils se dirigeaient d’un pas tranquille vers la résidence du chef de la guilde des artificiers, en plein cœur de la ville.
Le paladin n’avait pas oublié l’invitation que lui avait faite Jacques, le soir où il avait arrêté l’assassin. N’ayant rien d’autre à faire, il était décidé à l’honorer.

La résidence en question était une petite villa en pierres joliment construite. Elle était entourée d’un grillage en fer sculpté, dont le portail était ouvert. À l’intérieur se trouvait un petit jardin où poussaient plusieurs arbres fruitiers.

Un serviteur vint à la rencontre d’Henri et de Jeanne. C’était un vieil homme à l’air courtois, qui portait une livrée de domestique, propre et de bonne qualité, mais sans luxe excessif.

– Bonjour, dit-il poliment. Puis-je m’enquérir de votre identité et de la raison de votre présence ?

– Bonjour. Je suis Henri Matthias, paladin du Messager. Le propriétaire des lieux m’a dit il y a quelques jours de passer le voir si j’avais du temps libre, alors…me voilà.

– Je vois. Je vous en prie, entrez et mettez-vous à l’aise. Je vais aller prévenir le maître de votre arrivée.

Ils furent conduits à l’intérieur, dans un petit salon confortable. Là, le vieux domestique demanda à un autre serviteur plus jeune d’amener à Henri et Jeanne des rafraîchissements pendant que lui-même allait chercher le maître des lieux. Le paladin et son écuyère en profitèrent pour déposer leurs épées à deux mains contre un mur.

– Désirez-vous de l’aide pour retirer votre armure ? demanda le jeune serviteur à Henri.

– Heu, non. C’est gentil de proposer, mais actuellement je préfère l’avoir sur moi le plus souvent possible.

Ce détail réglé, on leur servit du vin et du pain au miel tandis qu’ils patientaient, assis dans de confortables fauteuils.

– Bonjour, s’exclama joyeusement Jacques en arrivant dans la pièce. Je suis très heureux que vous soyez venus me voir.

Le petit homme portait des vêtements de travail abîmés par d’anciennes traces de brûlures et des taches diverses.

– Tout le plaisir est pour nous, répondit Henri en se levant. Permettez-moi de vous présenter mon écuyère, Jeanne Sévérine.

La jeune femme salua silencieusement d’un signe de tête tandis que le maître de guilde lui adressa un enthousiaste « Enchanté ». Il leur fit signe de se rasseoir, s’installant lui-même sur un fauteuil. Puis il reprit la parole, d’un ton amical :

– Cela faisait très longtemps que j’espérais pouvoir rencontrer un paladin. Votre ordre me fascine grandement.

– À cause de nos pouvoirs, je suppose ?

– En partie, oui. Mais également par rapport à votre vocation. Je me suis toujours demandé qu’est-ce qui pouvait amener certaines personnes à renoncer à tout pour consacrer leur existence à aider autrui. Et comment il était possible de vivre de cette manière.

Devant l’air intrigué d’Henri, Jacques développa son propos :

– Je ne pense pas être une mauvaise personne, dit-il avec un air désolé. Mais il me paraît inimaginable d’abandonner mon confort pour partir voyager dans le pays réparer des torts et aider des gens. Et jamais mes parents n’auraient toléré que je ne sois pas un artisan. Que vous ayez surmonté cela… Et bien je trouve que c’est extraordinaire.

– Sans vouloir paraître vantard, ça l’est. Devenir paladin n’a rien d’ordinaire. Mais cela ne signifie pas qu’il n’est pas possible d’être une bonne personne sans rejoindre notre Ordre. Vous l’avez d’ailleurs vous-même prouvé. Vos dons à la milice ont permis de chasser les bandits de cette ville.

– Oh, merci, dis Jacques, gêné. Mais ce n’était pas grand-chose, poursuivit-il d’un air modeste. Il est facile de donner quand on possède beaucoup et notre guilde est très riche. Ce sont les miliciens qui ont risqué leur vie. Et qui continuent de le faire.

– Si tout le monde agissait ainsi, le monde serait déjà le paradis auquel les idéaux du Messager doivent nous amener, répondit Henri.

– Je suppose que oui. Mais à côté de cela, je vends des armes en sachant qu’elles seront utilisées pour tuer et détruire, déclara tristement le maître de guilde. Parfois je me dis que je devrais arrêter. Mais je ne sais rien faire d’autre. Et je trouve cette science tellement fascinante…

– Les prêtres nous enseignent qu’un monde idéal ne devrait pas comporter d’armes, répondit le paladin. Mais nous vivons encore sur une terre imparfaite et nombre de personnes ne peuvent être amenées à la raison que par la force. J’en sais quelque chose, continua-t-il en montrant son épée, posée contre le mur. Après, tout est question de bon sens. Vous ne vendez pas vos armes à des criminels reconnus ?

– Non, bien sûr, réagit Jacques. Seulement à l’Assemblée, sans compter le don que j’ai fait à la milice.

– L’Assemblée n’est pas parfaite et je ne peux pas dire que j’approuve toute les guerres dans lesquelles elle se lance. Mais c’est notre gouvernement légitime. Personne ne peut vous en vouloir de lui vendre des armes. Ce n’est pas un acte de bien, mais ce n’est pas non plus un acte de mal.

– Que vous me disiez cela m’apaise grandement. Mais je vous en prie, assez parlé de moi. Revenons donc à vous. Je suis très curieux : qu’est-ce qui peut pousser à devenir paladin ?

– Eh bien, commença Henri d’un ton amusé, la plupart des histoires nous mettant en scène ont tendance à faire croire que tous les paladins ont subi dans leur jeunesse un très fort traumatisme. Généralement c’est la mort d’une partie ou de la totalité de leur famille. Et c’est cet événement qui leur a fait jurer de se consacrer à la justice et au bien. C’est tragique, vous voyez.

– Mais ça ne représente pas tous les cas n’est-ce pas ?

– Seulement une petite partie. Beaucoup de paladins avaient une vie tranquille et sans histoire avant d’entrer dans l’Ordre. Certains ne supportaient pas de voir des gens transgresser les règles et voulaient acquérir l’autorité nécessaire pour les punir. D’autres avaient juste envie de rendre le monde meilleur.

– C’est votre cas ?

– Non. Je crains que mon histoire soit encore plus ennuyeuse. Je suis devenu paladin par manque de choix.

– Manque de choix ? s’étonna Jacques, tandis que Jeanne lançait elle-même un regard surpris à Henri.

– Je suis originaire d’un petit village et j’ai grandi dans une fratrie de cinq. Les choix de métiers étaient plutôt limités. Comme je ne me préoccupais pas trop de mon avenir et que j’étais plutôt doué, mes parents m’ont suggéré d’essayer de rejoindre les paladins. Et je me suis dit « pourquoi pas » ?

– Oh, s’exclama le maître de guilde, très surpris.

Jeanne afficha également une mine stupéfaite.

– Oui je sais. Ce n’est pas très glorieux, dit Henri, amusé de la réaction des deux.

Comme personne ne lui répondit, il continua ses explications :

– Beaucoup des membres de notre Ordre le sont aussi par tradition familiale. Les fils et filles de paladin sont élevés au Krak. Ils grandissent au milieu des novices et des prêtres, en entendant les histoires des anciens héros de l’Ordre. Ainsi, même si beaucoup d’efforts sont faits pour leur laisser le choix, la plupart préfèrent imiter leurs parents.

Henri finit sa phrase d’un ton triste. Mais il n’eut pas trop l’occasion de s’appesantir dessus. Jacques avait bien d’autres questions à poser et ils discutèrent pendant plusieurs heures.

Notant que Jeanne était restée silencieuse, le paladin la fit participer à la discussion en lui demandant de répondre à certaines questions de Jacques, prétextant tester ses connaissances. Cela mit la jeune femme en confiance. Elle ne tarda pas à elle-même questionner Jacques sur sa profession :

– Pourquoi êtes-vous devenu artificier ? demanda l’écuyère au maître de guilde.

– L’attrait de la nouveauté. Vous deux êtes jeunes et vous ne connaissez pas cette époque. Mais il fut un temps où la poudre à canon était une totale nouveauté parmi les pays de l’ancien empire achémien. Tout était à concevoir. C’est cela qui me fascinait et m’a poussé sur cette voie.

– Vous passez encore beaucoup de temps à faire des recherches ?

– Moins qu’avant, mais toujours, dit Jacques, souriant, en montrant son tablier de travail couvert de brûlures. J’essaie autant que possible de déléguer tout ce qui se rapporte à l’administration et à l’intendance.

– Mais mettre au point de nouveaux modèles de canon doit vous demander un atelier gigantesque, qu’il vous faut bien gérer ?

– Ce serait sans doute le cas. Mais je préfère travailler sur les arquebuses.

– Les arquebuses ? répéta Jeanne, étonnée. Dans ma famille, on disait toujours que c’était une arme inutile. Elle tire moins vite qu’un arc, moins loin qu’une arbalète et, contrairement à cette dernière, ne peut transpercer une armure de plates. De plus, chaque tir provoque un boucan d’enfer et produit énormément de fumée.

– Tout ce que vous dites est vrai, jeune fille, commença Jacques.

Il n’était absolument pas énervé. A la place, on sentait en lui monter l’excitation du débat technique, ainsi que celle du savant pouvant vanter les qualités de ses recherches.

– Mais vous oubliez plusieurs choses dans votre analyse, poursuivit-il. Tout d’abord une arquebuse coûte deux fois moins cher à fabriquer qu’une arbalète. Avec la même somme il est donc possible d’équiper deux fois plus de soldats ! Mais surtout, nous n’avons qu’effleuré le potentiel de ces armes. La marge de progression est énorme. D’ici quelques années, je suis sûr de pouvoir produire une arquebuse assez puissante pour transpercer une armure de plaques et tirant aussi loin qu’une arbalète. Et sans que cela augmente son coût de production.

– Cela donne à réfléchir, répliqua Jeanne, soudainement pensive.

– Avec tout cela, l’heure avance et il est temps de manger. Puis-je vous inviter pour le déjeuner ? proposa Jacques.

Henri accepta et ils se déplacèrent vers la salle à manger. Le paladin enleva les plaques d’armures qu’il avait aux mains et aux bras le temps du repas.

Ils mangèrent dans la bonne humeur en continuant leur discussion sur les recherches de Jacques. Mais une fois le déjeuner terminé, Henri et son écuyère prirent congé et retournèrent au quartier général de la milice. Là, ils reprirent leur entraînement à l’épée.

Une heure passa. Puis, le paladin nota qu’une petite troupe de cavaliers s’approchait du bâtiment.

Six d’entre eux étaient des lanciers montés, portant cotte de maille, lance courte, écu et hache d’arme. Ils montaient des destriers légers, moins imposants que les puissants étalons de guerre des paladins. Les lanciers arboraient des écussons violets, couleur de la Maison marchande des Vanelle.

Un autre cavalier était Amable, l’homme qu’Henri avait croisé à l’auberge du centre-ville et que Jacques lui avait présenté comme l’assistant de Fernand. Il portait toujours des vêtements pourpre et or, bien que ce ne soit pas les mêmes que ceux de l’auberge. Mais ses habits étaient tachés par la poussière et la boue du voyage. Il montait un cheval de marche de luxe, un animal grand et beau, qui devait lui aussi avoir coûté très cher.

Le dernier cavalier n’était autre que Fernand Vanelle lui-même.

Il s’agissait d’un vieil homme grand et sec, affichant un air sérieux et concentré. Ses cheveux gris étaient courts et bien taillés, tandis que son menton était totalement glabre.
Il montait aussi un beau cheval de marche mais, contrairement à son assistant, il portait une simple tenue de voyage, bien plus adaptée à des chevauchées que de luxueux vêtements. Il n’avait de toute manière pas besoin de cela pour qu’on comprenne qu’il était un individu riche et puissant. Cela se sentait dans sa manière de se tenir, de se mouvoir, de vous regarder.
Il était on ne peut plus clair que Fernand était un homme de pouvoir. Et c’était cela, plus que l’écusson du patriarche Vanelle qu’il arborait, qui permettait de l’identifier au premier coup d’œil.

Alors qu’Amable et les lanciers montés semblaient plutôt nerveux de se trouver aussi près de la milice, Fernand affichait un air impérieux, comme un général en terrain conquis.

– Je viens parler au dénommé Roland, dit-il aux gardes à l’entrée, d’une voix autoritaire.

Ces derniers avaient d’abord regardé le patriarche marchand avec haine, tant qu’il approchait et se trouvait loin d’eux. Mais maintenant qu’il était juste à côté, leurs yeux étaient emplis de crainte.

– Et à vous aussi, ajouta Fernand en pointant Henri et Jeanne du doigt.

– Bonjour, dit le paladin d’un ton faussement joyeux. Je m’appelle Henri Matthias et voici mon écuyère Jeanne Sévérine. Qui êtes-vous donc, vous qui voulez nous parler ?

– Sire, murmura Jeanne, quelque peu excédée. Vous êtes totalement hypocrite en disant cela. Et ce n’est pas drôle.

– Mais si c’est drôle, protesta Henri.

Fernand, ignorant totalement les paroles du paladin, avait retourné ses yeux vers les gardes de la milice. Ces derniers n’avaient toujours pas bougé.

– Eh bien, qu’attendez-vous ? leur dit-il d’une voix mécontente, celle d’une personne ayant l’habitude d’être obéie.

– Heu…je vais chercher Roland, dit l’un d’eux.

Il entra précipitamment dans le bâtiment. Après son départ, les lieux restèrent silencieux une bonne minute.

Puis la porte s’ouvrit de nouveau et Roland apparut, entouré d’une demi-douzaine de miliciens sur le qui-vive.

– Je suis le chef de la milice, dit le jeune homme à Fernand d’un ton déterminé.

– Je sais, répondit le patriarche, comme si un imbécile lui disait une évidence. Je viens négocier. Allons à l’intérieur pour discuter en privé.

Roland fut totalement surpris par cette réponse qui le laissa sans réaction plusieurs secondes. Fernand eut un claquement de langue agacé.

– Allons dans la salle des cartes, dit finalement Henri, en prenant Roland par l’épaule pour le faire avancer, tandis que Jeanne suivait les deux hommes.

Une fois les portes ouvertes, Fernand mit pied à terre et entra à son tour dans le bâtiment.

– Monsieur…commença timidement Amable. Je ne pense toujours pas que ce soit une bonne idée. Je crains pour votre vie.

– Ayez la dignité de ne pas apparaître stupide en suggérant qu’un paladin pourrait m’assassiner, ou me laisser assassiner, si je vais discuter en privé avec lui, répondit sèchement Fernand.

– Mes excuses monsieur, se hâta de répondre l’assistant.

Ce détail réglé, le petit groupe se retrouva dans la salle des cartes. Le patriarche s’assit sans demander la permission. Après un petit temps d’hésitation, Roland fit de même, bientôt imité par Jeanne, qui posa son épée, toujours dans son fourreau, contre sa chaise. Henri lui, resta debout et se cala contre un coin de mur.

Ce fut le chef de la milice qui prit la parole en premier :

– Vous engagez quelqu’un pour me tuer et maintenant vous venez me voir en prétendant négocier. Quel genre d’homme êtes-vous ? demanda-t-il.

– Si voir en face quelqu’un qui a commandité votre mort vous déplaît à ce point, vous feriez bien de quitter votre poste dès maintenant, répliqua Fernand. Car je ne serai pas le dernier, sauf si vous mourrez dans les prochains jours, finit-il d’un ton purement informatif.

Cette réponse déstabilisa Roland qui resta silencieux. Ce fut Jeanne qui reprit la parole :

– Alors vous avouez ?! demanda-t-elle, furieuse.

– Parce que vous avez besoin que j’avoue pour deviner que j’étais le commanditaire ? Je pensais les membres de votre ordre plus intelligents.

– Répétez donc tout ça devant un juge pour voir !

– Jeune fille, évitez ce genre de demande irréaliste. Cela nous fera gagner du temps.

Avant qu’elle ne puisse répondre, Henri posa une main apaisante sur l’épaule de son écuyère. Cela découragea Jeanne de se lancer dans une autre réplique incendiaire. Puis le paladin prit la parole à son tour :

– Vous dites être venu pour négocier, dit-il. Énoncez-nous donc votre offre.

– Je l’aurais fait plus tôt si vos amis n’étaient pas occupés à dire des stupidités.

Le patriarche tourna de nouveau son regard vers Roland.

– Normalement, je n’aurais pas hésité une seule seconde à t’écraser, toi, tes amis et ta pathétique milice, jusqu’à ce que vous cessiez de déranger mes affaires. Mais tu as de la chance. Tu t’en prends à moi en même temps que les Flavie. Je me demande même s’ils ne te payent pas en secret.

– Vos querelles de familles marchandes me dégoûtent, répliqua Roland. C’est vous qui vous disputez mais ce sont les ouvriers qui trinquent. Je refuse de m’en mêler.

– Cela n’a aucune importance. Le fait est que je dispose toujours des moyens de vous anéantir, n’en doute pas. Mais je n’ai pas envie de disperser mes efforts alors que je fais face à des problèmes bien plus important. Je suis donc prêt à faire des concessions si votre milice met fin à ses actions contre moi.

– Quelles concessions ? demanda Roland, faisant un effort visible pour parler calmement.

– Je renverrai tous les contremaîtres et je vous laisserai encadrer vous-même votre travail. De plus, je doublerai vos salaires. Vous pourrez vous vanter d’avoir réussi à me faire céder par vos menaces sans que j’exerce de représailles.

– Et pour ceux qui ont disparu dans vos manufactures ?

– Ce sont les seules concessions que je suis prêt à faire.

– Mais il y a plus d’une centaine de personnes qui ne sont pas revenues de leur travail ! s’exclama Roland.

– Et ? demanda Fernand d’un ton méprisant.

Roland afficha une mine furieuse. Il semblait prêt à frapper le patriarche. Jeanne regardait également Fernand avec une expression de pure colère. Henri lui, se contenta d’un simple soupir.

– Nos vies ont-elles donc si peu de valeur à vos yeux ? ! explosa finalement le chef milicien.

Il était visible qu’il avait fait un gros effort pour se contenter de crier et non simplement frapper.

– Je pourrais chiffrer précisément la valeur de votre vie à mes yeux, ainsi que celle de chacun de vos amis. Mais je ne pense pas que cela serve la discussion actuelle.

– Chiffrer en fonction de quoi ? L’argent que l’on vous rapporte ? Ce que l’on vous coûte ?

– Exactement. Mais je doute que vous puissiez comprendre. Vous n’êtes pas né dans les hautes sphères d’une Maison marchande. Vous ne savez pas ce que c’est de gérer une fortune construite par des dizaines de générations et dont la valeur dépasse celle d’une ville comme celle-ci. De devoir vendre et acheter des quantités de biens qui tiendraient sans problème dans ce bâtiment. D’avoir à engager, licencier ou payer des milliers d’hommes. Sans tout cela, il est impossible d’acquérir une hauteur suffisante pour comprendre mon point de vue.

Un petit silence suivit cette affirmation. Mais il fut rapidement brisé par le patriarche :

– Avant que vous me sortiez une idiotie, du genre que vous n’abandonnerez jamais vos camarades disparus, réfléchissez à ceci : des gens meurent tous les jours. Par centaines. Lors de famines, de batailles, d’émeutes ou d’incendies, il n’est pas rare de voir des milliers de morts. En revanche, obtenir une victoire de cette importance est extrêmement rare. Cela n’arrive souvent qu’une fois dans une vie. Si vous raisonnez froidement, vous verrez que vous avez tout intérêt à accepter mon offre.

– Eh bien je ne suis qu’un stupide ouvrier né dans la boue, répondit Roland avec rage. Alors, c’est non !

– Réfléchissez bien, jeune homme. Je ne ferai pas une telle offre une seconde fois.

– Dégagez ! cria Roland. Maintenant !

Très dignement, Fernand se leva.

– Adieu. Je ne pense pas que nous nous reverrons.

Il ouvrit la porte et sortit.

Roland attendit une petite minute. Puis il se leva en hurlant et donna un violent coup de poing contre le mur.

– Le salaud ! Je lui ferai payer pour tout ce qu’il nous a fait !

Henri le regarda tristement. Jeanne elle, alla spontanément près de lui et posa ses deux mains sur les épaules du jeune homme.

– Nous allons l’avoir, Roland, dit-elle, déterminée. Et nous obtiendrons justice pour toi et ta ville. Je te le promets.

Malgré ces paroles réconfortantes, le jeune homme semblait toujours profondément troublé. La rage céda petit à petit la place à la tristesse. Très doucement, il se mit à pleurer.

– Mais pourquoi les marchands sont-ils aussi cruels ? demanda-t-il.

– Cela n’a rien à voir avec le fait qu’il soit marchand, dit Henri d’une voix lasse.

Les deux jeunes gens se retournèrent vers lui, étonnés de cette remarque.

– Pendant longtemps, les Maisons marchandes furent un facteur de prospérité pour la Josaria. Les patriarches prenaient soin des paysans, ouvriers et artisans sous leur responsabilité et redistribuaient largement leurs richesses sous forme d’impôt, de don ou de mécénat. Il y avait toujours quelques moutons noirs, mais rien comparé à aujourd’hui.

Il marqua une légère pause avant de continuer.

– Cette corruption généralisée n’est arrivée que parce que les Maisons marchandes sont devenues la principale force du pays, sans aucun contre-pouvoir. Quand quelqu’un se sent tout puissant, qu’il n’y a aucune limitation à ce qu’il peut faire, alors, inévitablement, des abus sont commis. Qu’il s’agisse d’un sénateur de l’ancienne Achéma, d’un roitelet des monarchies de l’est, d’un patriarche marchand ou même d’un paladin.

Henri afficha un regard triste :

– Lors de la Croisade contre les Jüstans, la vie de ces derniers était mesurée uniquement à l’aune de leur foi. Qu’ils ne vénèrent pas le Messager et il devenait parfaitement justifié de les tuer. Et pour un sénateur Achémien, la vie d’une personne se mesurait au fait qu’elle puisse ou non voter pour le réélire à son poste. Tous ceux qui, à un moment, étaient tout-puissants, ou pensaient l’être, ont commis des abus. Et lorsque ce genre de situation s’installe, ceux qui en sont les principaux bénéficiaires trouvent la situation tout à fait normale. Fernand Vanelle l’illustre bien. Pour lui, il est naturel de pouvoir disposer de la vie des ouvriers comme il le souhaite. Il a été éduqué à croire cela.

– Alors, je devrais lui pardonner parce que ce n’est pas sa faute s’il est comme ça ? questionna Roland, un soupçon de colère revenant dans sa voix.

– Bien sûr que non, répondit Henri. Aussi banal que soit son comportement, il n’en est pas excusable pour autant. Sauf à se résigner et renoncer à vouloir rendre le monde meilleur. Mais cela n’est jamais inutile de comprendre son ennemi.

Le chef de la milice baissa la tête pour regarder le sol.

– Sire, serait-il arrogant de ma part de signaler que jusque-là tout se déroule selon mes prévisions ? demanda Jeanne, qui avait retiré ses mains des épaules de Roland.

– Non. Et je préfère ça à quand tu me dis « j’aurais dû le prévoir ! », répliqua Henri.

– Donc, on attend une semaine qu’un nouvel assassin ayant pour mission de me tuer rejoigne la ville ? demanda Roland. Et d’ici là, je fais quoi ?

– Il faut que tu continues tes actions contre Fernand Vanelle, lui dit Jeanne. Ton attaque contre lui doit avoir l’air crédible pour qu’il essaye de t’assassiner de nouveau. Qu’est-ce que tu avais organisé avant que la mort de David n’arrête tout ?

– Hum, réfléchit Roland. Récolte de témoignages, patrouille près des manufactures. On allait commencer à contacter des juges et voir si le nouveau chef de la garde n’était pas plus honnête que le précédent.

– Parfait, approuva la jeune femme, il faut reprendre tout cela.

– Et vous, que ferez-vous pendant cette semaine ?

– Attendre, répondit Henri. Mais je suis sûr qu’il se passera quelques événements intéressants d’ici là.

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