Carmilla avait regagné le manoir alors que le comte était absent. Elle avait pris quelques affaires nécessaires au bon déroulement de la transition avant de reprendre sa route vers la cave des Convives. Elle avait accepté la présence de quelques-uns, un garçon de quinze ans à peine pubère et un jeune homme magnifique, blond comme le soleil. Elle espérait que le choix de sa nouvelle protégée se porterait sur ce dernier, qu’elle comprendrait très vite que les reflets dorés de la chevelure seraient les seuls qui lui seront permis d’admirer désormais. Malgré son souhait de bien faire, elle ne s’était pas sentie capable d’accueillir une femme en ces lieux. Les deux Convives buvaient un vin capiteux, en silence, leurs regards vides fixés sur la porte derrière laquelle leur prêtresse avait disparu.
La chambre était fermée à double tour. Un immense lit à baldaquin trônait au centre, les rideaux bordeaux répondant aux tentures rouges et pourpres tout le long des murs. Il n’y avait aucune fenêtre. Quelques tableaux traînaient sur le sol, pour la plupart inachevés, voire à peine commencés. Un guéridon sur lequel dormaient des bouteilles de spiritueux centenaires reposait contre un mur. Une corbeille de fruits rehaussait les teintes mornes des carafes, et des friandises égayaient une vieille bonbonnière. Carmilla savait recevoir…
Elle allongea l’enfant sur les draps. Elle lui retira sa blouse et la baigna. Les bras marqués de traces de perfusions reposaient comme deux brindilles mortes dans ses mains. Chaque côte dessinait le tracé d’une maigreur maladive qui avait eu raison de l’adolescente. Carmilla connaissait ce type de corps, façonné par un esprit malade pour qui pour qui l’idée même de posséder organes, viscères et tissus était intolérable.
Elle la vêtit d’une longue chemise de nuit et arrangea ses cheveux pour qu’ils tombent harmonieusement sur ses épaules. Une vraie héroïne romantique, songea Carmilla non sans sourire… Puis elle s’allongea à ses côtés et attendit. Le jour pouvait bien poindre, les parois épaisses de la cave les protégeraient et les Convives n’auraient pas l’idée de partir si elle ne les congédiait elle-même. Carmilla finit par s’endormir, rappelée au royaume des morts dés les premières lueurs de l’aube. Le sommeil partagé constituait l’ultime étape d’une transformation réussie. Dans son cas, cela n’avait guère été agréable. Exsangue, affaiblie et terrifiée, on l’avait précipité dans une tombe encore fraîche avant de l’enterrer, les griffes acérées de son créateur plantées dans sa peau pour éviter qu’elle ne se débatte. L’odeur de terre, parfois, lui revenait encore. Cette fragrance caractéristique d’humus, piqueté par les relents des morts aux alentours. Elle se pelotonna contre la jeune fille, corps froids contre corps froid, rabattit le drap de satin sur elles et souffla la bougie sur la table de chevet. Elle regarda la fumée s’éteindre, portée par l’odeur du soufre, puis, pour la première fois depuis trois cents ans, s’abandonna au sommeil un sourire aux lèvres.
Quand elle s’éveilla, le cadavre à ses côtés s’amollissait et l’odeur de la mort commençait sa ronde. Elle se rapprochait un peu plus à mesure que le temps passait, guettait la chaire comme un animal affamé. Elle assenait aux bras blancs, à la poitrine creuse, de petites morsures odorifères qui finiraient par faire de la jeune fille son ultime possession. Carmilla tâtonna jusqu’à la lampe et actionna l’interrupteur. Des ecchymoses fleurissaient sur les joues de sa protégée et s’étendaient jusqu’à son cou. Ces marques, le Sang aurait dû les chasser. Il aurait dû faire rempart, les relayer au royaume des morts auquel elles appartenaient. Au lieu de ça, la mort s’emparait de son dû, se riant de la tentative de Carmilla de la défier. Oui… Chacun de ces indices était une offense, un rire cynique et sinistre, empli de mépris à son égard. Ils faisaient d’elle une incompétente, inapte à transmettre ce que son espèce lui permettait naturellement. Une impuissante.
Elle poussa un cri de rage et abattit son poing sur le miroir, balaya les carafes et les assiettes de fruits. Un des tableaux reçu le contenu d’un carafon, barbouillant de rouge le portrait inachevé qu’il représentait. La porte de la chambre claqua derrière Carmilla, tirant de leur torpeur les Convives qu’elle avait convoqués pour nourrir sa protégée. Elle les congédia avec violence, renversant les sofas où ils s’étaient assoupis et brisant les verres qu’ils buvaient. Telle une furie, elle jaillit dans la rue déserte et fila à travers la ville, bondissant de toits en toits sans se soucier d’être vue par les mortels. Quand elle pénétra dans le cabinet, Angélique était penché sur son miroir, une trousse de premiers soins ouverte sur les genoux.
« Carmilla ? Que…
– Je dois vous parler, maintenant. Est-ce que vous attendez quelqu’un ?
– Non, mais je… »
Darmonde soupira et désigna le sofa.
« Asseyez-vous. »
La vampire prit place sur la méridienne, les bras posés sur ses cuisses et les mains jointes.
« — Que vous est-il arrivé au cou ? Questionna-t-elle en désignant le pansement couleur chair sur la peau du médecin et le flacon d’alcool encore ouvert.
— Rien de grave, un léger accrochage.
— L’un des nôtres ?
— Bien sûr que non. »
Angélique se servit un verre d’eau et s’enfonça dans son fauteuil.
« Qu’est ce qu’il vous amène, Carmilla ? »
Tout à coup, elle hésitait à poser la question qui l’avait menée jusqu’ici. Il émanait de Darmonde un parfum d’intrigue qui l’avait séduite dés leurs premiers entretiens. Une femme qui sait arriver à ses fins en conservant ses secrets pouvait devenir une alliée à défaut d’une amie, mais cette nuit Carmilla doutait qu’elle puisse s’abandonner à cette étrange fragrance. Cependant, le médecin était la seule personne qui pouvait lui apporter des réponses sans risquer de déclencher une guerre au sein du clan.
« Si je viens ici ce soir, c’est uniquement pour épargner au comte un nouvel accès de colère et mettre en péril notre… Cohabitation, jugea-t-elle bon de préciser.
– Rien de ce que vous me direz ici ne sortira de cette pièce, vous le savez.
– Même si l’arrangement passé avec l’Ordre est concerné ?
– Carmilla, je suis tenue de les informer si l’un d’entre vous transgresse les termes du contrat et compromet la sécurité de l’organisation. Par sécurité, j’entends évidemment la discrétion concernant votre existence et celle de l’Ordre, ainsi que la protection des humains.
– Laissez tomber… Soupira-t-elle en se levant »
Angélique la retint par le bras.
« Carmilla ! Restez.
– Je n’ai pas besoin de vous.
– Je pense le contraire. Vous êtes troublée, je ne peux pas vous laisser quitter ce cabinet sans savoir ce qu’il se passe.
– Et comment comptez-vous m’empêcher de partir ? En m’aspergeant d’eau bénite ? »
Elle se mit à rire.
« On naît seul, on vit seul et on meurt seul, Docteur. Ni l’Ordre, ni vous, ni quiconque n’est indispensable.
– Vous n’êtes pas obligée de vivre votre éternité en étant en colère contre le monde entier. Laissez-moi vous aider. Pour une fois, parlez-moi. »
Carmilla détourna le regard avant de toiser Angélique de toute sa hauteur.
« J’ai besoin d’une information, peut-être même d’une aide particulière, mais ce n’est pas pour moi. Du moins pas uniquement. Je vous dirais uniquement ce que j’estime nécessaire, est-ce clair ?
– Parfaitement.
– Et vous n’insisterez pas si je ne souhaite pas répondre.
– Entendu. »
Carmilla reprit place sur la méridienne et plongea son regard de nuit dans celui d’Angélique.
« Pensez-vous que le souvenir de ma mort me permettra d’acquérir l’entièreté de mes pouvoirs vampires ?
– De quels pouvoirs parlez-vous ?
– Répondez-moi, Docteur.
– J’imagine que oui, dit-elle après un bref silence méditatif, je pense sincèrement que oui.
– Très bien alors je veux que vous m’aidiez à me souvenir. »
Angélique dissimula sa surprise. Serait-il aussi simple ? Dire qu’elle pensait devoir ruser des mois durant avant que la jeune femme baisse la garde… Quant à savoir si le matériel était en place…
« Cela ne se passe pas aussi facilement Carmilla, dit-elle, Je dois mettre au point un sérum qui vous aidera à replonger dans votre mémoire, il nous faudra également de quoi vous maintenir tranquille au cas où l’immersion soit trop intense et je…
– Faites-le. Tout de suite.
– Carmilla, je ne…
– Je sais que vous versez dans toutes sortes de combines plus ou moins tolérées par l’Ordre, Docteur… Faites ce que je vous demande, peu importe le moyen, et je ne chercherais pas à savoir quelles substances douteuses vous manipulez là-haut, dans votre grenier. »
Un éclair de méfiance traversa les yeux verts d’Angélique. Carmilla le saisit à la volée et s’en délecta, car il était la preuve qu’elle parviendrait à ses fins avec Darmonde cette nuit.
« Très bien, abdiqua le médecin. Laissez-moi quelques minutes, le temps que je prépare le matériel ».
Elle disparut dans les étages. Carmilla écouta le bruit des talons hauts sur le sol des combles. Il devait y avoir quelques rats, car des grattements accompagnaient les pas d’Angélique. Darmonde n’avait rien d’une femme apeurée par la vermine… Peut-être même s’en amusait-elle. Après tout, elle travaillait avec une horde de morts vivants, damnés et à différents stades, relativement dépressifs. Ce constat la fit presque sourire. Oui, vraiment, ils n’étaient pas gâtés. Angélique descendit prudemment les quelques marches, son équilibre menacé par ses bras chargés de tubes et de fioles en tout genre. Elle manqua de trébucher, déstabilisée par un lien de cuir qui venait de se défaire d’une valisette. Peut-être les immortels n’étaient pas si mal lotis, finalement… Elle finit enfin par poser son fardeau sur la table basse, un mince filet de sueur coulant sur sa joue. Un grondement ébranla les murs et le monte-charge dissimulé dans la cheminée s’ouvrit sur une lourde machine qu’Angélique peina à installer sur le guéridon. Carmilla, quant à elle, ne pouvait s’empêcher de sourire de tant de gaucherie.
« Allongez-vous, dit Angélique en ignorant la mine narquoise de sa patiente, Je dois vous prévenir, ce ne sera pas agréable. »
Carmilla s’exécuta en gardant toutefois la pointe de son pied sur le sol, au cas où elle aurait besoin de se défendre. À part le jour, elle ne s’alanguissait jamais. Ses anciens ennemis étaient sans doute morts, enterrés et sucés par les vers depuis longtemps, mais elle ne relâchait jamais sa vigilance. En trois siècles, la vampire ne s’était accordé aucun moment de répit. Sauf peut-être cette nuit… L’image du cadavre inanimé éclipsa un instant le plâtre et les moulures du plafond.
Darmonde avait perça la veine de son bras. Un liquide opalescent, où se mouvaient de drôles pointes lumineuses, glissa lentement dans le tube jusque sous sa peau. Un sérum trop épais, qui tirait sur l’élasticité de ses veines pour s’y couler mollement. Elle grimaça. Puis la mollesse se changea en piqûre irritante et des centaines de pattes de petits animaux se mirent à gratter ses vaisseaux et s’ébattre sous sa peau. Elle se tendit, la mâchoire serrée.
« La gêne ne devrait pas durer, précisa Darmonde »
Carmilla acquiesça, alors que des images furtives commençaient à envahir son cerveau. Elle n’identifiait ni les voix ni les silhouettes. Elle crut entr’apercevoir un palais arabe, puis quelque chose qui ressemblait aux plaines australes. Des goûts qui n’avaient jamais effleuré sa langue excitèrent ses papilles. Ce n’étaient pas ses souvenirs. Il s’agissait de vies qu’elle n’avait pas vécu. Elle en était persuadée. Elle tenta de se relever, mais son corps était devenu trop lourd et sa vision troublée. Elle sentit la main de Darmonde sur sa poitrine qui la repoussait contre le divan. Une seconde perfusion vint se figer dans au-dessus de son cœur, accompagné d’une désagréable sensation de succion, ferme et tenace. Elle se débattit, faiblement. Trop faiblement. La dernière fois qu’on avait volé son sang datait de… « Tout ira bien, chuchota Angélique en replaçant quelques mèches derrière les oreilles de sa patiente, tout ira bien. »
Carmilla lui saisit le poignet, essaya de parler, en vain… La bouche scellée par une pesanteur qui lui écorchait les lèvres.
« Vous avez tout intérêt à ce que cette expérience se déroule parfaitement. »
Elle relâcha son emprise, abandonnant quelques marques violacées sur la peau de la jeune femme comme autant d’avertissements. De nouvelles visions, plus proches de ce qu’elle imaginait avoir été sa vie, palpitaient sous ses paupières. Des odeurs de bois, de forêt et de feu… Entremêlés d’abord, puis bien distincts. Elle avait oublié à quel point elle aimait le. Un picotement, puis une chaleur caractéristique, épousa ses épaules. Le soleil. Elle voulut se protéger, mais ce n’était qu’un soleil de souvenir. Des bruits d’oiseaux, d’oiseaux diurnes, l’entourèrent, le galop d’un cheval fit trembler le sol.

116