« Vous connaissez mon histoire. Notre famille appartenait à la noblesse du Nord de l’Écosse. J’étais enfant unique, car ma mère n’a jamais mené à bien une autre grossesse après ma naissance. Tous ses autres enfants sont mort-nés… Je reste persuadée que je portais en moi les germes de ma nature future avant même ma transformation. Ma malédiction à venir a nécrosé les chairs de ma mère et je vois en ces multiples fausses couches une ironie cinglante. Or, il fallait un héritier mâle pour prendre la succession. Les sœurs de ma mère l’ont convaincue de rencontrer une femme, vivant à plusieurs lieux du domaine, capable de lui redonner le pouvoir d’enfanter. J’étais alors âgée de 17 ans et, en l’absence d’un héritier mâle, mon père finirait par me céder à un seigneur voisin, abandonnant à un autre la terre de ses ancêtres. J’insistais pour accompagner ma mère dans son voyage. Une manière de repousser l’échéance d’un mariage odieux…
– Et de pallier à une culpabilité latente ?
– Ou simplement un prétexte pour voir autre chose que les quatre murs du château dans lequel j’ai vu le jour. Mais cela n’a aucune importance.
Nous sommes partis un matin. Aujourd’hui, il me semble évident qu’une présence nous escortait depuis notre départ. Seule une instance surnaturelle peut bouleverser une vie à ce point. Elle avait toujours été là, tapie dans mon ombre. C’était elle que je percevais à la lisière de ma vision, elle que je sentais se couler sous mes draps la nuit. Elle avait simplement attendu que je sois hors de portée de mon père, de mon château, de tout ce qui érigeait des remparts tout autour de moi pour s’approprier mon destin… Et je l’y avais largement encouragée.

À la tombée de la nuit, le troisième jour, une de nos montures commença à s’agiter, effrayée sans doute par l’atmosphère lugubre. Une forêt est toujours inquiétante à la nuit tombée. Les cris d’animaux, le grattement de leurs pattes dans la terre meuble et les feulements dans les branches, les feuilles gorgées d’humidité qui dégouttent sur les visages et trempent les vêtements… Mais cette nuit-là, il n’y avait rien. Ni son, ni rosée. Le vent charriait une odeur de cendre bien qu’aucun feu ne brûle et un silence pesant faisait écho à la brume épaisse qui s’était soudainement abattue sur les bois. L’ensemble constituait les parties éparses d’un monstre gigantesque et invisible qui se déployait partout autour de nous et qui, chaque nuit, se rapprochait davantage. Le troisième soir, il passa à l’offensive.
L’accident survint en plein milieu d’une partie de jeu de carte avec ma mère. Une pluie de coups, un choc violent et je me trouvais éjecter de la voiture. J’entendis ma mère crier et supplier. Des échardes étaient enfoncées sous ma peau et une douleur dans la tête m’aveuglait. Je ne me souviens pas de la suite des événements. Deux hommes sont accourus, on a parlementé un moment, puis j’ai été transporté à l’écart de tout ce tumulte. Ma mère me parlait à voix basse, d’un ton prévenant et coupable. On m’interdisait de m’endormir, on m’encourageait à tenir le coup… J’étais incapable de maintenir mes paupières ouvertes. La lumière disparaissait et réapparaissait. J’étais prisonnière de mon corps et de mon esprit, prise dans le ressac de délires et de cauchemars.
Je revins à moi quelques jours plus tard. J’avais une côte brisée et plusieurs contusions. On avait retiré de ma jambe un morceau de bois de plusieurs centimètres. Ma mère était partie. Elle m’avait laissée là, trop inquiète de manquer sa chance avec la guérisseuse. Rester à mon chevet la condamnait à attendre une année supplémentaire et ni son désir d’enfant, ni l’avenir du domaine ne souffrait de patienter un an de plus. J’étais terrorisée, loin de chez moi, abandonnée et blessée. Du moins je le croyais.
Je la rencontrais un matin. Encore alitée, je n’étais pas autorisée à quitter ma chambre.
« Venez, dit-elle en se saisissant d’une couverture, nous partons en ballade. »
Vous auriez dû la voir… Grande. Charismatique. J’aimais déjà sa peau fine, les veines le long de sa gorge, sur ses mains, dans le creux des bras. Sa voix étonnamment posée, les intonations sautillantes sous l’humour, la clarté de son timbre comme posée au fond de la gorge… Je me suis contenté de sourire autant pour masquer mon trouble que pour accueillir ma nouvelle amie.
Elle s’appelait Laura. Son père et elle avaient assisté à l’accident. C’est elle qui avait persuadé son père de m’accueillir pendant ma convalescence. Elle venait de perdre une amie très chère, son père n’avait pas eu la force de lui refuser cette requête. Sans doute s’en est-il mordu les doigts des années durant…
Chaque soir je m’endormais avec son image. Ses longs cheveux étaient tout autour de moi, glissaient entre mes doigts et sur ma bouche. Leur couleur ébène voilait mes yeux pour me happer dans un sommeil voluptueux. C’était son odeur qui imprégnait mes draps, son rire qui engourdissait toute ma conscience.
L’histoire a lissé les traits de Laura. C’était une jeune fille rebelle et sûre d’elle. Elle souffrait de la solitude qu’imposait une existence dans les contrées reculées de la Styrie, mais cet isolement avait provoqué chez elle une inventivité remarquable dans la lutte contre l’ennui. Elle ne souffrait aucune domination, aucun ordre. Plusieurs fois, elle m’encouragea à la suivre hors de l’enceinte de château… Jusqu’à ce village abandonné, gisant à quelques kilomètres de là.
Nous avons gagné l’endroit au coucher du soleil, alors que son père recevait des amis. Le bourg était minuscule. La forêt gagnait du terrain et l’engloutissait petit à petit. Je me souviens parfaitement de Laura ce soir-là. Elle portait cette robe bleu pâle qui lui allait si bien. Elle avait laissé ses cheveux lâchés, si bien que, lors de la chevauchée jusqu’au village, je m’étais laissé bercé par leurs battements hypnotiques sur ses épaules. J’écoutais les mots s’écouler de sa bouche, sans la quitter des yeux, étrangement envoûtée par ma nouvelle amie.
Peu de gens le savaient, mais elle avait un don pour le dessin. Je l’avais surpris plus d’une fois en train de dessiner mon visage, dissimulée derrière un livre qu’elle ne lisait pas. Je me livrais assez volontiers à ce jeu de pose implicite, en me demandant laquelle de mes expressions elle choisirait d’ancrer dans son carnet. Alors que la nuit tombait, je la voyais esquisser quelques traits timides à la lueur des flammes. Pour la première fois, je perçus une hésitation dans son regard. Elle n’était ni timide, ni introvertie, aussi cette drôle de lueur me surprit. Ces regards se faisaient plus insistants, et ces paroles moins immédiates. Un léger tressaillement fit trembler sa main sur le papier.
_ Voudrais-tu faire mon portrait ? Lui demandais-je de butte en blanc
_ J’aimerais beaucoup, Carmilla.

Sans la quitter des yeux, je me débarrassais de ma robe. Je ne sais pas d’où m’est venue cette audace, ni même quel démon m’avait soufflé cette idée. Nous étions au tout début du XIXe siècle, ce genre de comportement ne trottait pas dans la tête des jeunes filles… Et pourtant… Je retirais mes chaussures, mes boucles d’oreille et la bague de ma mère. Je rabattis mon épaisse chevelure sur un côté de ma poitrine, veillant à ce qu’aucune mèche ne voile mon regard. Je voulais la voir me dessiner, cerner la moindre de ses expressions lors de son travail.
J’ai mis sous clefs ce portrait. L’unique image qu’il reste de moi humaine… Et quelle image… Elle avait saisi tout ce que j’étais… Et celle que je voulais devenir. La détermination à laquelle j’aspirais et la liberté que je convoitais, mes envies les plus audacieuses et le calme souverain avec lequel je les envisageais, ma soif de nouveauté motivée uniquement par l’amour de la vie et du temps qu’il restait à la découvrir. Or, au cœur de tout ce maelström, il y avait des parties d’elle, comme si elle aussi s’était invitée sur mes traits.
Je posais mes lèvres sur les siennes. Timidement d’abord, puis avec hardiesse. Enfin, je l’embrassais à pleine bouche, certaine que tout une vie ne suffirait pas à lui témoigner tout mon amour. Et elle me rendit mes baisers au centuple, emportée elle aussi par cette curieuse passion.
Évidemment, nous vivions un leurre qui prit fin dès notre retour au château. Fou d’inquiétude, son père nous punit sévèrement. Il nous avait surpris plus d’une fois dans le même lit, enlacées comme deux amantes. Mais sa morale ne lui permettait pas d’envisager autres choses qu’une simple étreinte entre deux amies. Néanmoins, s’il avait des doutes, ils se trouvèrent confirmés au moment précis où nous avions passé les grilles du château. Il nous interdit formellement de nous voir. Il enverrait sa fille dans un couvent où on la purgerait du démon. Ce démon, c’était moi. Et je ne savais pas encore que j’allais bel et bien en devenir un.
Comment a-t-il compris la nature des sentiments qui nous liait, qu’est-ce qui, dans nos airs, nous a trahis… Je suis incapable d’apporter la moindre réponse à ses questions. J’ai eu beau examiner les mortels depuis, tenter de voir ce que lui avait vu, mais cette nuance-là m’échappe. Peut-être que ma nature de vampire m’empêche de cerner ces subtilités typiquement humaines… Peu importe. Cela n’a guère d’intérêt aujourd’hui.
Je pris la décision de partir. Si c’était la Présence qui m’avait précipité sur le chemin de Laura, peut être ce monstre sans visage saurait me consoler et rompre ma solitude. Je m’enfonçais dans les bois entourant la propriété, jusqu’à ce que la forêt s’épaississe et que le domaine disparaisse. Je ne saurais dire combien de temps j’errai seule, ni comment je finis par me retrouver sur le rivage de cette curieuse lagune en plein cœur de la forêt. L’eau peu profonde était étrangement claire. Sa transparence dévoilait un sol caillouteux piqueté d’algues. J’entrais dans l’eau glacée jusqu’à la taille. Il y avait cette lame dans ma poche. Elle pesait le long de ma cuisse.
La Présence était revenue. Elle s’était enroulée autour de ma gorge et avait pénétré ma bouche pour prendre possession de toute ma personne. J’avais toujours pensé qu’elle ne me voulait aucun mal, un peu comme une sortie d’amie invisible connue de moi seule. Elle ne ferait rien contre moi. Elle savait ce qui comptait, ce qu’il me fallait. Les veines cédèrent sans résistance et s’ouvrirent en corolle rougeoyante. Il me fallait voir ce sang pour comprendre que je vivais encore, que la séparation avec Laura n’avait pas suffi à me tuer. J’étais fascinée par mes blessures. Tout ce sang qui s’écoulait paresseusement, comme un être à part entière qui se moquait bien que je vive ou que je meure. Il ondulait, se gonflait et expirait des volutes épaisses dans l’eau claire. Le froid apaisait mes plaies. Tout mon corps était muet, insensible et inerte. À chaque battement de cœur, mon sang se faufilait hors de mon corps pour nourrir la lagune. J’allais bientôt tourbillonner jusqu’au fond de l’eau avec lui… Mon monstre invisible était là, sur la rive. Ses mains immatérielles me hissèrent hors de l’eau… Deux grandes cordes noires qui s’enroulèrent autour de ma gorge et me sortirent de l’onde. Et la bête commença à me dévorer. La douleur de sa morsure ressemblait à celle de mon poignard, en plus lointaine… Tellement lointaine…
Je gisais sur le sol, les yeux ouverts. J’ai vu les cheveux bruns, les griffes acérées et le regard fou. La Présence avait enfin un visage. Je sentis son poids, goûtais son haleine ferreuse et, bien sûr, son propre sang, tendre et métallique… La bête ne me prit jamais en pitié. Elle s’acquitta de son devoir en m’enseignant les rudiments de ma nouvelle nature et m’abandonna, trop pressée de se délester de la créature qu’elle avait engendrée sous l’impulsion de la soif. Pas une seule seconde je n’ai eu peur de ce que j’étais devenue. Quand ma créatrice me rendit à la nuit, des mois ou des années plus tard, je retournais au village abandonné. Je l’arpentais fièrement, armée de ma nouvelle nature. Je maîtrisais chacun des spectres qui se trouvaient là. Ils glissaient sur moi comme l’onde de la lagune avait ondulé autour de mon corps.
Je traversais le champ spectral comme une reine en son royaume. Ces souvenirs ne pouvaient plus rien contre moi, car j’avais désormais le pouvoir d’en créer une multitude d’autres. Je gagnais le château peu avant minuit et me glissais par la fenêtre dans la chambre de Laura. Elle était allongée sur le côté, le regard perdu dans l’âtre. Son petit corps menu n’avait pas changé sous le voile de coton de sa chemise. Ces cheveux blonds luisaient du même éclat que dans mon souvenir. Ils étaient à peine plus longs, quelques centimètres pas plus. Je n’avais pas dû disparaître depuis longtemps. J’avançais sans bruit et me glissais dans les draps, comme à mon habitude, et me blottis contre sa peau tiède. Elle se pelotonna contre ma chair froide et frémit à son contact. Les paupières closes, elle chercha ma main, sans réel espoir de la trouver. Pourtant, ses doigts se refermèrent sur les miens, glacés et rigides.
J’embrassais son cou, savourant le contact de cette peau qui m’avait tant manqué. Elle se retourna et me sourit. Elle avait maigri, l’éclat laiteux de son visage s’était mué en une mine maladive. Des cernes violets creusaient ses pommettes. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais aucun mot ne pouvait en sortir. J’entendais son cœur battre dans sa poitrine et le sang pulser à ses tempes. Un mince voile de sueur nimbait son dos. J’apposais ma bouche sur son épaule, volant un peu de son odeur. Elle pressa son visage contre ma main, les yeux clos, la respiration entrecoupée de soupirs déchirants. Je saisis son visage, l’obligeant à me regarder dans les yeux, et l’embrassais doucement. Elle ne croyait pas à ce baiser, mais s’abandonna totalement à notre étreinte de cauchemar.
Sa chair m’accueillit sans résistance, la peau ouverte et les veines offertes. J’en aspirais doucement le sang, avant de remonter vers sa poitrine et son cou. Mes crocs défirent le haut de son sein droit. Elle apposa elle-même ma bouche contre sa carotide.
Je lapais le sang avec avidité, sans cesser d’embrasser, de caresser les sévices que je lui infligeais. Comme Orphée, j’invitais mon Eurydice à nous retrouver sur les rivages de la mort pour ensuite lui redonner vie, sans me retourner. Elle s’écroula enfin, le regard vide ouvert sur un néant que je connaissais que trop bien. Je couvris son corps d’une épaisse couverture, subtilisai quelques vêtements, et je m’élançai dans la nuit, nous emmenant loin du château et des Hommes.

Je choisis avec attention le lieu de sa renaissance. Dans notre église. Paradoxal pour l’être que j’étais alors… J’arrangeais sa chevelure, je voulais qu’elle soit satisfaite de son reflet quand elle s’éveillerait. Je mordis profondément ma propre langue et mes lèvres. Je me penchais sur elle, pour lui donner le baiser qui lui insufflerait l’immortalité. C’est un moment unique, pour nous, vampire, que de donner le sang à un de nos disciples. Imaginez un peu l’importance que cet acte avait pour moi…
Elle revint à elle quelques heures plus tard, haletant et crachant son sang de mortel, pour faire place à celui des immortels. Son premier geste fut de me serrer contre son cœur immobile. Désormais, nous étions unies à jamais. Une existence nocturne, faite de chasse, de voyages, nous attendait. Une existence que nous vivrons ensemble, pour l’éternité.
Nous sommes restées plusieurs semaines dans le village abandonné. Les voyageurs perdus, les pauvres ères qui se terraient dans les grottes, constituaient l’essentiel de nos repas. Nous découvrions ensemble notre nouvel être, partagions nos angoisses et nos joies, exactement comme nous le faisions en étant humaines. Des rumeurs courraient sur des démons qui hantaient les alentours d’une bourgade abandonnée, se rassasiant des pauvres fous qui avaient la hardiesse de s’approcher de leur demeure. Il fallait que nous partions. Cela n’avait-il pas toujours été notre but ? Nous avons traversé une grande partie de la région. C’était un début, car même si nous étions de redoutables prédatrices, ni elle, ni moi, n’avions été instruites de la vie en plein air, ni même habituée à cette liberté totale. Quelle douce époque… Nous nous aimions chaque nuit davantage, jouissant des ressources de nos corps surnaturels. Je n’allais sans doute jamais retrouver ma famille, il était probable que je ne sache jamais si la guérisseuse avait résolu le problème de ma mère, je ne reverrais sans doute jamais le soleil… Je n’avais aucune idée de ce que j’étais devenue exactement, j’ignorais tout du devenir de mon âme. Mais peu m’importait.
Notre seule inquiétude était les bruits qui courraient à notre sujet. Spectre, démons, âme damnée, goule, peu importe notre nom, notre présence commençait à se faire remarquer. Nous évitions sans peine les patrouilles de paysans et nous nous riions des jeunes héros qui se targuaient de nous démasquer et de nous tuer. Une autre histoire se racontait de villes en villes, celle de la fille d’un honnête homme, qui n’avait pas quitté le lit depuis des jours et des nuits, frappée d’une langueur inexplicable suite à un contact prolongé avec une mystérieuse jeune femme, un démon manipulateur et pervers. La rumeur avait commencé bien avant ma disparition et entretenait le mensonge quant à celle de Laura. L’histoire ne se rappelle que ce qui lui porte bénéfice. Dans ce cas précis, elle a choisi de sauvegarder l’innocence de ma bien aimée et de saluer sa résistance quant aux assauts du démon que j’étais. Évidemment, son père, y est pour beaucoup dans cette version de la légende… On m’incriminait d’un autre crime, celui de la mort de la fille d’un gouverneur, une connaissance de Laura, survenue des mois auparavant. Je n’y étais pour rien, évidemment, mais j’étais curieuse de partir à la recherche de nos semblables.
Nous avions choisi de découvrir la côte avant de prendre le bateau et de quitter l’île. Laura s’épanouissait de jour en jour. Une fleur de nuit, chaque levé de lune sublimant sa beauté plus que le précédent. Elle avait coupé ses cheveux en dessous de l’oreille, portait une épée courte à la taille bien que l’usage seul de sa force lui assurait une traque sans danger. Une nuit, nous abordions un village qui semblait dessert. Une simple apparence, car nous respirions déjà l’odeur du sang des villageois, terrés dans leur modeste masure. Mais à peine avions nous poser le pied dans la bourgade, que des silhouettes de détachement de l’ombre des maisons. Une dizaine d’hommes, armé de pieux, de fourches et de dague. L’alcool avait grisé le courage de certain, mais la plupart puaient la peur. Laura avait pris goût au carnage. Elle embrassa ma main, et m’adressa un sourire prédateur. Ses jolis yeux clairs pétillaient sous l’appel du sang. Ensemble nous avons bondi sur nos proies, telle des furies affamées. Je brisai la nuque d’un homme armé d’une fourche, et me régalai d’un jeune adolescent. Laura riait, son festin sanglant barbouillant sa tendre bouche de rouge et d’écarlate. Puis son sourire se mua en un cri muet. Elle tomba à genoux, les mains enfoncées dans la boue. J’abandonnai ma proie et me ruai dans la mêlée, ignorant les coups de hache et le souffle des épées. Je tuais deux des paysans, dont l’un en plongeant simplement ma main dans sa poitrine. Les autres reculèrent, terrorisé par ma fureur. Laura, secouée de spasme, gisait à terre. Elle sourit quand je la pris dans mes bras, et dessina une marque rouge sur mon visage en y déposant une caresse. Un pieux affûté transperçait son cœur. Ses veines noircissaient à vue d’œil, s’étiolaient en volupté sombre sous sa peau, comme de l’encre diluée dans la clarté de son épiderme.
« Promets que tu ne feras le don du sang à aucune autre, hoqueta-t-elle, que tu ne goutteras à aucune autre et que je resterais ton unique et éternelle amie. »
Ainsi étaient les termes de sa promesse. Le seul souhait qu’elle n’a jamais formulé. Je jurais sur mon âme de lui demeurer fidèle dans le sang et l’éternité. Elle est morte en écoutant mes paroles. Son dernier souffle s’est échoué sur cette promesse.
Et aujourd’hui, je l’ai trahie. »

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