Dans la rue, la haute silhouette du comte se muait dans les ombres. Elles avaient pris l’habitude de s’accrocher à lui comme des algues sombres. Il avait laissé ses amantes au château. Le repas les avait épuisées. Tels deux boas repus elles avaient rejoint leur tanière, prêtes à sombrer dans le sommeil sans rêve des morts aux premières lueurs du jour. Le comte les avait regardées se blottir dans leur cercueil, l’une contre l’autre, sans qu’aucunes des peaux froides ne réchauffent celle de sa compagne. Deux démons lovés dans un même écrin… Le trésor personnel de leur possesseur, la réserve secrète de sa longue, très longue existence. Il les avait délaissées avec en réponse à son sourire, deux rictus tendres et vidés de toute substance. Leur cœur était aussi blanc et décoloré que leur gencive un jour de faim. Mais cela lui importait peu.
Elles avaient Son visage, elles partageaient un peu de Sa peau. Il avait dû l’étendre, comme une membrane fragile et invisible, sur les os de ses amantes. Recouvrir de Son épiderme leur chaire flasque et profane. Bien sûr, il était le seul à savoir. Bien sûr, nul ne voyait les coutures secrètes entre les muscles et la peau chérie. Mais lui savait. Elle était là, infime picotement sombre et lumineux à la fois. Elle se déplaçait le long des veines, se laissait apercevoir au creux d’une clavicule, luisait le long d’une joue avant de s’enfouir dans les ténébreuses chevelures.
Il avait juré de se réguler quant à la naissance des amantes et il tenait cet accord en haute estime. L’Ordre lui avait accordé de grandes faveurs et assurait sa sécurité. La sienne et celle des amantes nouvellement converties. Il se limitait à cinq nouvelles épouses par an, et en échange l’Ordre s’assuraient que ni la famille ni les amis des victimes n’entreprennent de gênantes recherches. Le comte ignorait comment l’Ordre s’y prenait, mais le marché lui convenait. Les accords avec l’Ordre leur convenaient à tous…
Il se mit à fermer les yeux, savourant un peu du temps que lui conférait l’heure tardive pour profiter de son ancrage dans la ville des mortels. Pas de chasse, pas de rayons chauffés au fer-blanc sur ses yeux. Il apposa ses mains le long du mur auquel il était adossé. Sa peau semblait s’amollir et adopter les aspérités de la pierre, l’appeler comme si c’était à elle qu’il revenait de droit. Un être purement minéral. Froid sous la nuit et brûlant au soleil. Des millénaires viendraient s’y effriter avant de l’éroder. Un léger appui sur la roche et il s’éleva dans les airs., L’ascension vers le ciel était un salut qu’on lui avait refusé, il se l’appropriait en déjouant l’apesanteur. Il dépassa les fenêtres opaques, apprécia le vide derrière les murs des appartements déserts. Il visualisait et sentait l’odeur de la poussière qui en recouvrait les intérieurs abandonnés. Enfin, la pierre se fit plus chaude et hantée. Il arrivait au niveau du cabinet du docteur Darmonde. Ayant promis de ne plus s’insinuer à l’intérieur par quelques artifices et étant en avance sur l’heure de leur rendez-vous, il poursuivit son ascension jusqu’aux combles. Il s’installerait sur le toit, oiseaux de proie veillant sur un royaume qui n’était plus le sien. Être seigneur l’avait épuisé.
Alors qu’il allait gagner le sommet de l’immeuble, il stoppa net son ascension. Une drôle de présence venait de se pencher sur son épaule, comme pour attirer son attention. Un reliquat de conscience, un être incomplet comme l’un des siens qui aurait été amputé de ses mâchoires. Mais cela n’était pas possible. Il s’immobilisa à la hauteur de la lucarne. Ni l’Ordre, ni lui ne pouvait envisager une telle…
Les yeux étaient si fortement creusés qu’ils menaçaient de chuter du rivage orbital comme deux gouttes épaisses prêtes à rouler sur les joues fades. Le corps décharné se mouvait aussi difficilement que celles d’un agonisant terrassé par une abominable maladie. Sauf que le vélin gris tendu sur les os constituait une gange immortelle. Cet être-là était l’un des siens. Du moins, elle l’avait été. On avait retravaillé sa monstruosité, pour faire d’elle une atrocité bien plus aboutie. Le grand âge du comte lui permettait de sonder les abysses de ses semblables, mais quand il s’approcha des yeux voilés, une plaie béante lui répondit. Elle ne saignait plus, elle avait cicatrisé autour des brèches boursouflées d’un gouffre creusé à blanc.
Quand le monstre disparut au détour d’un rideau et réapparut en poussant un brancard sur lequel reposait un autre de ses semblables – sans doute maintenu des années durant en isolement en jugeant de ses membres momifiés – le comte sentit son sang se rétracter dans ses veines. Il n’avait pas pu cautionner une telle abomination… Il détailla le visage de la créature. Méconnaissable et pourtant… Cette petite taille… Le vert de ces yeux… Ce ne pouvait être elle, du moins il voulait se persuader de cette impossibilité. Pourtant…
Il se laissa glisser le long de la pierre. Pour la première fois, le sol lui parut accueillant. Il s’était suffisamment rendu coupable au cours des siècles pour prétendre à s’y enfouir et, enfin, disparaître. Il pianota sur le pommeau d’ivoire de sa canne et pensa à ses amantes, bien à l’abri dans leur cercueil. Il se focalisa sur leur douce image et pénétra dans la bâtisse où le docteur Darmonde l’attendait.
« Installez-vous, comte. J’en ai pour une minute.
– J’ai tout mon temps. »
Angélique lui accorda un sourire et revint s’installer face à lui, son carnet ouvert sur ses genoux. Elle les tenait serrés l’un contre l’autre, comme deux petites perles de nacre voilées. Sa chevelure était nouée en chignon lâche autour d’un pic en bois sombre. Une telle douceur sur les lèvres roses ne présageait aucun vice. Malgré sa blondeur très éloignée de l’ébène des amantes, elle aurait pu devenir l’une d’elle. Si les choses avaient été différentes et le passé changeant, peut-être…
« Bien, comte, je vois que vous n’êtes pas accompagné de vos charmantes concubines.
– Je tenais à vous voir seul ce soir.
– Comme il vous plaira. Comment se passe la vie au manoir ?
– Tout à fait normalement. Carmilla est en période de chasse, comme vous devez le savoir et Lélio… Et bien Lélio reste Lélio. »
Le comte se leva et fit quelques pas. Il avait pris cette habitude lors de ses séances avec Angélique. L’activité de son corps l’aidait à maîtriser celle bouillonnant sous son crâne. Sa grande taille lui donnait la sensation d’avoir de la hauteur sur les mots qui sortaient de sa bouche, parfois trop librement pour être confiés à une simple humaine. Il livrait des paroles à l’état brut que sa conscience ne prenait pas la peine de sertir. Pourtant Angélique cernait toutes les nuances que l’esprit fatigué du comte ne prenait plus la peine d’exprimer. Cette compréhension l’attachait à elle, il devait le reconnaître.
« J’ai fait une sorte de rêve.
– Un rêve ? S’étonna Angélique, mais voyons comte vous savez que…
– Nous ne pouvons pas rêver, oui je sais cela Docteur. »
Il recommença à faire les cent pas.
« Disons plutôt que je me suis laissée aller à une sorte de méditation. Mes amantes dînaient, et… Je ne sais pas… En les regardant faire honneur à leur festin je me suis replongé dans quelques souvenirs.
– Des souvenirs agréables ?
– D’une certaine manière, oui. »
Le comte s’était arrêté face à la fenêtre et s’absorba dans la contemplation du haut plafond de plâtre.
« Vous ai-je déjà raconté comment j’étais devenu… Vampire ? »
Il débloque… Comme un vieillard avide de raconter des souvenirs douteux à qui veut bien l’entendre.
« Non comte, pas que je sache, dit-elle avec un large sourire »
Il fit volte-face, embarquant dans son mouvement de tête ses magnifiques boucles brunes qui lui valaient l’admiration des femmes depuis des siècles. Leurs ténèbres piquetaient les yeux immémoriaux d’une once de jeunesse, d’un peu de mouvement dans l’immobile. Rien ne se passait dans ses iris là ; Rien n’y vivait, exactement comme dans les rétines mortifères d’un reptile. Une forêt morte… Voilà ce qu’évoquaient à Angélique ces yeux verts, cernés de lianes sombres.
« L’Ordre du Dragon, dit-il. Un cercle secret datant du XVe siècle, crée par Sigismond de Luxembourg, roi de Hongrie, et Barbe de Cilley, sa femme, alors que les invasions turques menaçaient la chrétienté. En vérité, il s’agissait autant de s’assujettir les seigneurs voisins et de protéger la famille royale que de défendre l’Église…
– Votre père, Vlad Basarab, en était membre n’est-ce pas ?
– Il prétendait au trône, rallier l’ordre de Sigismond lui assurait l’appui de l’empereur. Il était voïvode à l’époque et en tant que tel il se devait de répondre aux exigences de son roi. Et les exigences de ce temps étaient de défendre la Sainte Église coûte que coûte. S’affilier à l’Ordre du Dragon prouvait son dévouement à l’empereur et, bien sûre, sa foi indéfectible en Dieu. Mon père se dévoua tant et si bien à l’Ordre qu’il prit le sobriquet de Dracul.
– Le Dragon, traduit Angélique. »
Elle connaissait parfaitement le latin, le grec et l’ancien allemand. Ses études dans les caves des universités les plus prestigieuses l’avaient naturellement menée vers les langues mortes. Ces dialectes, devenus muets, l’avaient vivement passionné. Pour autant, aucun de ses patients n’avait jamais accepté de mener une conversation avec elle dans leur langue d’origine.
« En ce temps-là, reprit le comte en l’arrachant à sa rêverie, le Dieu unique marchait sur les superstitions paysannes et autres sorcelleries communes à notre terre, mais l’obscurantisme et l’église se toléraient suffisamment pour que les arts obscurs subsistent à l’ombre des chapelles. Quant à moi, j’avais beau servir l’ordre chrétien, j’étais comme mes pères, convaincu de la nouvelle religion sans pour autant dénigrer l’héritage de mon sang. Et l’Ordre, si chrétien soit-il, ne se privait pas de certaines œuvres obscures… »
Angélique avait dû mal à voir où le comte voulait en venir, mais désormais elle l’écoutait avec attention. Bien sûr elle avait lu à propos de la caste de Sigismond, elle connaissait leur histoire et leur but, mais elle devait reconnaître que le comte en savait bien plus à ce sujet qu’elle. Et toute connaissance, dans le monde occulte, était bonne à prendre.
« Je me suis affilié à l’Ordre, j’ai prêté serment comme mon père. Je suis devenu le fils du dragon…
— Dracula.
– Parfaitement, mais tout cela vous le saviez j’imagine. Tous les mortels s’intéressant un minimum à ma légende le savent. »
Angélique se sentit piquée au vif, mais s’efforça de rester de marbre. Elle en savait bien plus qu’il ne l’imaginait, bien plus que ces stupides amateurs de suceurs de sang qui se rêvait en spécialiste d’une espèce à laquelle aucun ne croyait réellement. « J’ai combattu, j’ai poussé hors de mon royaume des hordes de Turques. Ce que l’histoire ne retient pas, Docteur, c’est la grandeur de leur armée et la cruauté de leurs hommes.
– Cruel, vous l’étiez bien davantage… »
Les mots étaient sortis sans qu’elle ne les contrôle. Une erreur en tant que psychiatre et face à une créature aussi puissante que le comte…
« Veuillez m’excuser, comte.
– Pourquoi vous excuser docteur ? Dit-il avec un petit rire sans joie, vous avez parfaitement raison. Nul n’a manqué de rapporter mes exploits…
– Souhaitez-vous évoquer ces scènes de violence auxquelles vous avez pris part ?
– Pris part ? »
Il se mit à rire.
« Docteur, j’en étais l’instigateur, le chef, le maître en la matière. J’ai imaginé chacune des tortures infligées, je n’ai jamais achevé un supplicié malgré ses suppliques et ses prières.
– Le monde était différent, la guerre était différente, dit-elle, conservez-vous des souvenirs de bataille ?
– De chacune, dans les moindres détails.
– Est-ce ces souvenirs que vous qualifiez d’heureux tout à l’heure ?
– Je ne suis pas ici pour parler de la guerre, trancha-t-il, j’en ai vécu plusieurs et j’ai traversé plus de champs de bataille que n’importe quel homme tout simplement parce que je ne suis pas un Homme… Saviez-vous que l’emblème de l’Ordre du Dragon est un dragon se mordant la queue, terrassé par la Croix ?
– Je l’ai aperçu oui.
– Et bien mon histoire est similaire à ce sigle.
– Je crains de ne pas comprendre… »
Le comte eut un mouvement qui aurait pu ressembler à un soupir… Il était venu pour lui dire. Il était venu pour se libérer de ce secret et tenter de comprendre les activités d’Angélique… Évoquer la transformation n’était pas aisé. Pour lui, pour ses semblables, c’était se replonger dans un instant de fragilité, de transition entre deux états de conscience et de personne où corps et âme étaient à nus.
« L’Ordre a fait de moi un cercle sans fin… Je suis devenu un démon au service de Dieu, censé assuré la vie de mes souverains et de mon peuple en me nourrissant de la vie d’autrui pour assurer ma propre survie et celle de l’Empire. J’ai été terrassé par la Croix, à l’image du dragon, car le royaume divin pour lequel je me battais ne m’accueillerait jamais en son sein. »
Il marqua un silence douloureux.
« Sigismond craignait pour sa vie. Les armées ottomanes étaient à nos frontières, emportant avec eux des puissances venues d’Asie que nous ne connaissions pas. Il fallait un guerrier, un chef sans aucune faille. Comme je le soulignais, chrétienté et croyances anciennes se muaient l’une et l’autre dans le quotidien. L’Ordre du Dragon a mis de côté son combat pour le dieu unique le temps d’une nuit et a fait de moi son plus fidèle guerrier en convoquant des puissances qui n’avaient rien de saintes… J’étais le candidat idéal, un jeune prince ambitieux, dévoué à mon père comme un fils se devait de l’être et prêt à tout pour accomplir mon devoir. Alors quand on m’a demandé de me livrer corps et âme au dragon, je n’ai pas hésité…
– Que voulez-vous dire ?
– On m’offrait l’invincibilité, la vie éternelle et la gloire. Aucune lame, aucune pique, aucun sabre ne pouvaient m’atteindre. Je fendais les champs de bataille comme une tornade, inarretable.
– Comment faisiez-vous pour mener l’assaut ? Le soleil, par exemple, comment vous en accommodiez-vous ? »
Le comte eut un petit rire sans joie.
« L’Ordre du Dragon était constitué d’esprits brillants, d’alchimistes hors pair à qui on offrait des moyens quasi illimités pour mener à bien leurs recherches. Les premiers temps, je n’ai pas senti le bouleversement de ma… Nature. Bien sûr j’ai souffert le martyre lors de la transformation, comme nous tous, mais quand la métamorphose fut achevée, rien, ou presque ne semblait changée, hormis ma force physique. »
Il fit quelques pas dans la pièce, son regard absorbé par la nuit pâle.
« Puis, ma soif de sang et de violence s’est accrue. Rien de bien inquiétant. Après tout mes hommes et moi avions les mains dans le sang jours après jours. La violence appelle la violence, non ? Ensuite, tout s’est accéléré. Il ne me suffisait pas de tuer, il me fallait trucider, saigner à blanc chacun de mes ennemis, plonger mes doigts dans leur sang et, enfin, boire à la source de leurs veines impies. Mes généraux et soldats prirent goût à mes festins sanglants. Ils pensaient que le sang des ennemis était un moyen de s’accaparer leur force, que je me livrais à de vieux rituels. Évidemment, aucun de mes hommes n’était capable d’absorber les quantités de sang que je m’octroyais, se limitant à quelques gouttes dans leur vin… »
Angélique écoutait attentivement cette fois-ci.
« Hélas, mes batailles et mes actes de violences furent de plus en plus connus. On aurait pu penser que cela dissuaderait nos assaillants, mais mes actions me valurent des années d’emprisonnement par le pape Pie II en personne… Cloîtré dans ma cellule, sans lumière, sans présence autre que celle des rats, ma violence et ma soif de sang a atteint des sommets. J’ai ébranlé les murs de ma prison, les gardiens ont changé les barreaux de fer pour de nouveaux en argent. Je pense être le seul prisonnier de l’histoire à avoir eu droit à des barreaux d’argent ! On me libéra, des mois plus tard. J’avais défendu l’Empire, l’Ordre du Dragon avait fait jouer ses relations pour ma remise en liberté. J’étais faible, mon organisme ne tolérait ni le pain, ni l’eau qu’on m’apportait en prison. Je me suis nourri de vermine, de rats, de souris… Une infamie pour un homme de mon rang…
Quand je suis sortie, à l’air libre, accompagné d’un des membres de l’Ordre du Dragon, j’ai compris. Le soleil m’a brûlé la peau et les yeux, une plongée dans un bain de feu insoutenable. Je me suis terré dans l’obscurité pour ne plus jamais en sortir. Le sang, le soleil… Très vite je compris qu’on avait fait de moi. Une créature damnée, un ennemi de ce dieu que j’avais tant défendu.
Les années passèrent, je vis mon père, mes frères, mes amis, ma tendre cousine disparaître, les uns après les autres. Et moi je restais vivant, jeune et fort. Je me suis alors engagé dans plusieurs luttes. Pour pallier ma soif de sang d’abord, puis pour assouvir ma vengeance et enfin pour résister à la course d’un monde en perpétuel changement. Me battre me permettait d’embrasser des causes en accord avec l’époque, des causes que je comprenais… Puis j’ai lâché prise, je me suis laissé happer par le temps. J’ai regagné mon château des Carpates, je m’y suis isolé et j’ai créé mes épouses, afin de ne pas être seul. J’ai laissé la légende croître au pied de ma propre ruine, la regardant de loin, amusé, puis blasé. Et me voilà aujourd’hui. J’ai voulu me venger de l’Ordre du Dragon, les faire payer pour ce qu’il m’avait fait. D’autant plus que ce dieu, qu’on me jurait éternel est bon, n’est plus respecté par vos paires. On me promettait que mon combat assurait l’éternité de mon royaume et de l’empire, qu’en reste-il aujourd’hui ? Tout ce pourquoi je me suis battu n’est plus.
– Certains de vos combats ont sans doute bouleverser l’Histoire, vous ne pensez pas ? L’indépendance d’un état, la liberté d’un peuple…
– Ce genre d’orgueil ne me touche plus, Docteur. Je suis un vieillard dans un corps immortel. Une légende bien isolée…
– Pardonnez-moi cette question comte, reprit Angélique, mais comment cet Ordre du Dragon s’y est-il pris pour… Vous transformer ?
– Si votre question sous entendue est : Aviez-vous un vampire dans vos caves ? La réponse est non. Qui donc s’y risquerait ?
– En effet, murmura-t-elle, qui… »
Le comte dégrafa l’attache de son col et plongea la main dans une poche cachée pour en extirper un paquet de velours rouge. Il le défit avec soin et lenteur avant de présenter son contenu à la jeune femme.
Le comte tenait entre ses doigts, tels un noyé disloqué, une pièce de joaillerie ternie. La chaîne en or blanc s’abandonnait sur chacune des phalanges, dégouttant en reflet argenté sur les ongles polis. Le cœur du bijou reposait au centre de sa paume. Angélique découvrit un dragon d’or. Très ouvragé, le corps s’enroulait autour d’un énorme rubis rouge sang. Une croix d’or et d’émeraude était figée dans la gorge du monstre. Un bruit sourd retentit dans les combles. La jeune femme fit mine de ne rien entendre et se pencha sur le pendentif.
« Voici le calice dans lequel on me fit boire le sang de mon antéchrist, Docteur. »
Le comte actionna un mécanisme qu’Angélique n’eut pas le temps de voir. Le rubis se désolidarisa du reste du bijou, dévoilant une petite cavité dans laquelle, un sang épais et encore fluide, piqueté de nébuleuses, reposait comme un saint endormi. Angélique refréna un hoquet de surprise. Elle s’efforça de faire bonne figure et de résister à l’envie de toucher le fluide immémorial. « Chaque membre portait ce médaillon lors des batailles ou des réunions de l’ordre. À ma connaissance, tous ont disparu aujourd’hui. Le mien était spécial, préparé par l’un de nos alchimistes à recevoir le sang qui allait me conférer la vie éternelle. Êtes-vous bercée dans les sciences alchimiques Docteur ? Non, évidemment, ce n’est guère de votre temps… J’ai étudié le rituel, des années plus tard. Saviez-vous que, plongé dans différents bains complexes, le sang de mes semblables est impérissable et regorge de… Disons… Capacités insoupçonnables ?
– Je l’ignorais, mentit-elle
– Une science fascinante… »
Le comte s’approcha d’Angélique. Il bascula la chevelure blonde sur l’épaule gauche de la jeune femme, savourant le contact de la chaire au creux de sa paume. Oui, Angélique aurait pu être une merveilleuse amante… Elle se raidit imperceptiblement quand son souffle coula sur sa gorge, mais elle ne se dégagea pas pour autant de cette proximité. C’était la première fois pour lui qu’il se tenait si proche d’une femme sans avoir pour projet de la métamorphoser… À part Erzébeth. La courbe de ses reins pesait contre son ventre, le bras dénudé effleurait à peine le sien… Il fit glisser le bijou sur la poitrine et attacha le fermoir en prenant soin de ne pas emprisonner un seul des cheveux blonds. Elle passa ses doigts sur le rubis puis lui fit face.
« Vous faites beaucoup pour ceux de mon espèce, murmura-t-il. Vous vous battez à nos côtés pour que le monde ne nous dévore… Ou que nous le dévorions. Étrange ce rapport cannibale que les miens et moi-même entretenons avec le monde… Mangé ou être mangé, la loi de la vie, n’est-ce pas ?
– J’imagine, en effet.
– Je tiens à ce que vous gardiez ce collier. Il m’est précieux, mais symbolise une époque révolue. Vous en ferez meilleur usage de moi.
– EN vous en délestant, est-ce un moyen pour vous de faire le deuil de ce passé, comte ? Questionna-t-elle en retrouvant ses réflexes de psychiatre
– Sans doute, douce Angélique, sans doute… J’espère qu’il vous ouvrira un peu d’avenir, un avenir que, sans doute, vous ne soupçonnez pas encore.
– Comte, je…
– Pardonnez-moi Docteur, le soleil va se lever et je me sens faiblir. Prenez soin de mon gage d’humanité : Le Comte Dracula fut un homme, un homme avec ses défauts et sa violence, mais un homme. Avant d’être dévoré par le dragon… »
Elle acquiesça, la main refermée autour du rubis qui pesait entre ses seins. Il disparut dans l’obscurité, la laissant seul. Le sourire d’Angélique s’effaça aussitôt. Elle contempla le pendentif dans le miroir. La joaillerie était remarquable, mais ce n’était pas cela qui l’intéressait. Le sang séculaire qu’il renfermait en revanche… Un nouveau choc retentit dans le grenier.
« Stupide créature, maugréa-t-elle »
En soupirant, elle ouvrit la trappe, agacée de ne pas pouvoir examiner en paix sa nouvelle acquisition. À peine eut-elle tiré le loquet, que Selenia roula sur le sol. Un gémissement pathétique s’éleva de sa gorge quand la lumière des ampoules frappa ses rétines habituées à l’obscurité crasseuse du grenier. La créature se releva, silhouette gauche et désarticulée, une drôle d’écume noirâtre à la commissure des lèvres.
« Selenia ! tonna Angélique, qu’est-ce que tu… »
Elle réprima un cri quand les mains arachnoïdes se fermèrent sur sa gorge. Elles n’avaient rien perdu de leur force. Les ongles taillés en griffe s’enfoncèrent petit à petit dans sa chair, ouvrant de minuscules blessures qui ne tarderaient pas à s’emplir de sang. Et dieu seul savait quel effet l’odeur du sang humain, du sang frais, aurait sur Selenia… La jeune femme commençait à suffoquer. Ses membres s’engourdissaient et les battements de son cœur se faisaient de plus en plus anarchiques. Dans un geste désespéré, elle parvint à s’emparer de la lame d’argent qu’elle glissait toujours dans sa manche quand elle recevait la visite d’un de ses patients. Elle l’enfonça sans ménagement sous la clavicule de son assaillante. La bête rugit, davantage paniqué par le sang noirâtre qui s’écoulait de sa blessure que par la douleur, et elle bascula en arrière, arrachant dans sa chute le bijou au cou d’Angélique. Les maillons brisés rebondirent sur le sol quand sa tête heurta le plancher. Incapable de se relever, Selenia se blottit autour de l’objet, la tête dissimulée sous l’un de ses bras desséché.
Angélique jurait qu’elle sanglotait. Des sanglots inaudibles et pathétiques. Elle s’empara des cheveux filasse pour obliger l’insolente à se relever. La créature jetait des regards apeurés tout autour d’elle et tremblait de tout son corps, le joyau toujours pressé contre elle. Angélique lui arracha sans ménagement.
« Et bien Selenia, on dirait qu’un peu de discipline ne te ferait pas de mal. C’est ça que tu veux ? »
Elle agita le collier à quelques centimètres de son visage. Les mains grises tentèrent timidement de s’en emparer. Angélique fit mine de lui donner, avant de la frapper violemment au visage avec le revers du médaillon. Un fluide sombre et épais s’écoula de la pommette ouverte.
« La prochaine fois que tu te risques à de tel comportement, susurra Angélique au creux de son oreille, je t’attache au toit et je laisse ce foutu soleil te dévorer. Pas en une seule fois, non. J’attendrais que ta peau se flétrisse et se couvre de cloque puis je te soignerai, avant de te remettre sur le bûcher. Quand je verrai ta chair se racornir sur tes os, je te panserai de nouveau, comme je l’ai toujours fait, avec douceur et patience… Puis, quand les plaies commenceront à cicatriser, que dans ta tête vide se formera un nouveau sentiment de sécurité, je te jetterai dehors en plein midi et je te regarderai te consumer comme un vulgaire tas de viande avariée. Compris ? »
Un gémissement inarticulé franchit les lèvres de Selenia.
« Très bien ma toute belle, murmura Angélique. »
Elle enlaça la silhouette encore tremblante et l’invita à blottir sa tête contre sa poitrine.
« Tu seras une bonne fille désormais, une gentille et obéissante petite chose… J’ai encore besoin de toi. J’ai toujours besoin de toi. »

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