Angélique laissa ses vêtements sur le parquet et déverrouilla la trappe au-dessus d’elle. Une échelle glissa hors de l’ombre et atterrit sur le sol dans un bruit de vieux métal rouillé. La jeune femme gravit les échelons un à un et prit grand soin de refermer derrière elle.
L’odeur là-haut était toujours la même : Un peu de poussière, une nuance de moisi, mais c’était l’alcool et l’éther qui les supplantaient toutes. Angélique inspira à plein poumon. Ici, elle se sentait chez elle… Proche, si proche de son idéal.
Deux mains-araignées se posèrent sur ses épaules. Bien qu’elle soit dans le noir, Angélique ferma les yeux. L’espace d’une seconde, elle sentit l’ossuaire de son hôte contre son dos. Elle recula, par instinct, mais les mains se resserrèrent sur ses épaules, l’invitant à avancer jusqu’au centre de la pièce où trônaient deux grands bassins. Angélique glissa la pointe de son pied dans l’eau brûlante et visqueuse, puis s’immergea toute entière dans la substance. Un silence bourdonnant emplit ses oreilles… Elle ouvrit les yeux. Son corps était parsemé de points lumineux, révélés par les eaux orangées du bassin. Partout où Lélio l’avait touchée, une petite nébuleuse s’épanouissait. Elle soupira d’aise.
Deux bras rachitiques l’invitèrent à se lever, la soulevèrent avec déférence et la plongèrent dans un second bain, plus dense que le premier. Aussitôt, la substance se serra autour de son corps, lourde et oppressante. Angélique ne pouvait mouvoir ni ses bras, ni ses jambes, une pesanteur désagréable empêchait à son larynx toute déglutition. Comme un étrange charognard, le liquide cherchait à dérober les taches lumineuses pour les engloutir en son sein, peu importe si, pour cela, il devait ronger la peau de leur porteuse.
Mais les bras décharnés extirpèrent la jeune femme de ses griffes. On la guida jusqu’à un châssis sur lequel était tendu un vélin extrêmement fin. Légèrement groggy, Angélique fixait les doigts pâles détachés la toile et la draper autour d’elle. Elle prit une profonde inspiration. On serra le voile avec force, comprimant chaque partie de son corps. Elle hoqueta, incapable de reprendre son souffle, puis on la relâcha. On emmena le vélin et Angélique se trouva nue au centre de la pièce. Très vite les bras réapparurent et l’aidèrent à passer une longue tunique couleur nuit.
« Bon sang… Soupira-t-elle, Toutes ces années de travail aboutissent à tant de merveilles. Il y a tant d’heures d’études et d’expérience dans ses bassins ma chère Sélenia… Je peux dire que j’y ai mis toute mon âme ! »
Faiblement, Angélique se mit à rire. Quelle ironie… Injecter toute son âme pour travailler les âmes… Quelle sombre fée elle faisait…
Elle avait soigneusement compartimenté l’immense grenier. À l’image de son propre esprit, il contenait différentes strates, des étapes bien délimitées et logiques, aucune ne souffrant l’inutile. Chaque espace était dédié à une part de son Œuvre et visait à la compléter. Les bains d’abord, puis le vélin, ensuite seulement la salle d’examen, les tubes et les (terme de chimie), les flammes des becs de gaz et le (terme chimie). La dernière salle était réservée aux moments d’exception, elle n’y allait que rarement. Elle s’installa devant sa table de laboratoire. Un verre ambré l’y attendait, elle le dégusta en admirant le labyrinthe des perfusions et l’écoulement des substrats. « Sélenia, tout est prêt ? »
La silhouette acquiesça et tendit à Angélique la fiole qu’elle tenait entre ses doigts desséchés. Elle recula aussitôt dans l’ombre, ses yeux caves fixés sur le dos satiné de sa maîtresse. Elle était la seule capable d’extraire les nébuleuses du corps d’Angélique sans les froisser ni les éteindre. Une peau humaine ne pouvait s’en saisir. Les Siens étaient les seuls capables de les générer et les seuls aptes à les manipuler, bien qu’aucun ne soit au courant de leur existence. Là était la seule raison qui justifiait qu’Angélique la garde auprès d’elle. Mais Sélenia n’en était pas consciente, pas plus qu’elle n’eût conscience de sa propre personne. Elle se recroquevilla un peu plus dans la pénombre.
Quant à Angélique, elle était occupée à régler les becs de gaz. Elle déposa sur la flammèche un creuset en forme de croix. Elle actionna une série de leviers de cuivre, de mollettes en laiton situées sous la table de travail et les alambiques se mirent en branle dans le silence ouaté des ébullitions. Exécuter ces manœuvres complexes, regarder les substances se mouvoir, flairer ce délicieux parfum d’interdit de celui qui joue avec la vie et la mort, la replongeait dans ces vieux romans du XIX qu’elle affectionnait tant. Sauf que, à force de volonté et d’intelligence, elle avait invité la fiction dans le réel. Et rares étaient ceux qui pouvaient en dire autant. Pas même les vieillards de l’Ordre, qui se contentait d’observer sans jamais agir.
Deux ballons bleuissaient sous l’effet du gaz, invitant chacun un distillat à monter dans les tubes de verre. L’un contenait une poudre blanche, l’autre un épais liquide que les anciens maîtres appelaient « le Lion Vert ». Dangereux et imprévisible, il avait le don d’extraire des matières les plus ignobles l’or le plus pur. Et nulle substance n’était plus infâme que celle qu’Angélique travaillait. Et ce qu’elle détenait là était la plus ignoble de toutes. L’âme d’un damné, odieuse et intacte malgré son châtiment. Ceux qui croyaient dur comme fer à son immatérialité ne connaissaient pas les Immortels. Chez eux, elles s’échappaient par tous les pores de la peau, fuyant leur gange maudite.
Elle s’empara de la fiole contenant cette douce abomination. Elle la déboucha avec une infinie précaution. Un liquide translucide, nuancé de bleu et de vert d’eau, se glissa paresseusement dans le creuset. Les nébuleuses se débattaient à l’intérieur comme de minuscules créatures captives. Elle le transvasa dans la corne, fit sauter les loquets de verre. Le Lion Vert entra dans l’arène, épais et malodorant, affamé et royal. Ses mâchoires se refermèrent sur le fluide, broyant les nébuleuses. Elles resplendirent de plus belle. La poudre du second alambic se mit à neiger sur les pigments luminescents. Elle les engloutit au cœur du liquide qui bientôt se résuma à une substance transparente fragmentée d’or.
« Sélenia, appela-t-elle, approche. »
La silhouette grisâtre se coula jusqu’à la table d’expérience. Les longues mains tarentulaires se recroquevillèrent autour du tube et y vissèrent une épaisse aiguille d’argent. Sélenia exécutait ces gestes sans penser. Tout son corps, tout ce qu’il lui restait d’impulsion psychique était sur rail. Un parcours automatisé sans teneur. Elle marcha jusqu’à la salle derrière les rideaux de plastique pourpre. Angélique s’engouffra à sa suite. Le corps asséché de Sélenia brilla légèrement quand elle passa devant la fenêtre, mais sa peau ne semblait pas capable d’accrocher la lumière, aussi faible soit – elle. La jeune femme frissonna et tira l’épais rideau pour pallier tout regard indiscret. Elle avait choisi ce grenier en raison de l’absence de vis-à-vis, mais quand on réveillait avec les morts, mieux valait être prudent. Sélenia tira de l’ombre un lourd chariot sur lequel reposait une forme recroquevillée. Le corps bougeait à peine. Son mouvement était réduit à ces deux grands crocs qui fouettaient l’air mollement, à cette bouche qui s’ouvrait et se fermait comme celle d’une carpe hors de l’eau… La peau avait fondu sur les os par manque de nourriture, d’air et de mobilité. N’importe quel être sensé aurait remarqué la petite taille, les reliquats de boucles rousses, les pommettes guère saillantes. Il s’agissait d’un enfant Une fillette d’à peine sept ans. Sans la moindre hésitation, Selenia planta l’aiguille dans la petite poitrine. Le coup fut rapide, net, profond. L’enfant se dressa et rugit. Les nébuleuses passaient dans ses veines et irriguaient de mémoire humaine toute sa chair : Souvenirs, imaginaire, désirs subtils, peur, sous bassement de la conscience… Tout ce que l’immortalité et la damnation avaient pris pour rançon. Le plexus se contracta, la poitrine se creusa tant que les côtes se brisèrent… Et la créature implosa, éparpillée en étoiles aux quatre coins de la pièce.
« Et bien Selenia, constata Angélique en sirotant son verre, ce pauvre Lélio n’est pas près d’obtenir sa jolie poupée. Il me faudra recommencer la collecte à la source, quel dommage… »
Elle se pencha sur les restes de la fillette et les examina de loin.
« À moins que nous fassions fausse route… »
Elle contourna la table et se pencha sur un fragment de peau encore scintillant. Les nébuleuses pulsaient lentement, à l’agonie, comme un cœur malade.
« Il me faut plus qu’un seul individu, exposa-t-elle en cueillant des morceaux de peaux et en les faisant jouer entre ses doigts, Lélio ne suffira pas. Toi et tes semblables perdez votre essence bien trop vite… Mais si je mélange deux substances, deux moitiés d’âme… Évidemment Lewis refusera de se prêter à notre petit jeu, Lélio refusera même de lui en parler. Ce qui est fort dommage, car ils donneraient vie à une progéniture exceptionnelle… Le comte est trop vieux, il est trop tard pour lui et je ne prendrais pas le risque de créer une fillette à partir d’un empaleur, mais… »
Carmilla… Voilà la candidate idéale. Sous ses airs de créature dénuée de tout intérêt, elle observe un schéma complexe qui témoigne d’une essence encore vivace. Si je parviens à y accéder…
Elle esquissa un sourire et se détourna des lumières mourantes encore accrochées aux lambeaux de derme sur les combles.
En voilà un jeu excitant…

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