Le sol avait avalé sa peau. Tout son corps se fondait dans la terre, pesant comme un naufragé de marbre. Elle était une ruine au fond de l’océan, enfouie dans un sable trop dense. Sa poitrine ne se soulevait plus tant la pesanteur immobilisait sa cage thoracique. Ses doigts, ses poignets, ses jambes avaient disparu sous des ténèbres sablonneuses. Ce qu’il émergeait d’elle n’était qu’une saveur diffuse et doucereuse qui s’élevait hors de sa bouche.
Le parfum la réconfortait, bien que métallique et épais. Elle tentait de s’en saisir, mais il se déliquéfiait à chacune de ses tentatives. Si elle ne pouvait s’en emparer, jamais elle ne parviendrait à remonter vers la conscience. L’odeur se dissipait autour d’elle comme un filet de sang dans une eau profonde. Et elle devait en suivre le fil comme un requin aveugle pour retrouver la surface. Pourtant la lumière se dérobait à chacune de ses approches. Pire, elle la fuyait.
Dedans, dehors. Ils étaient partout. Dans sa tête surtout.
Elle ne voyait plus, non. Pas seulement parce que ses paupières ne pouvaient se soulever, mais en raison de la terrible pénombre régnant sur son esprit. Elle avait beau convoquer des images, aucune ne consentait à trouver refuge dans l’arène courbe de son crâne. Tout comme la lumière, ses souvenirs et sa pensée l’avaient déserté.
Les seules informations lui parvenant étaient le son étouffé d’une voix de femme, l’odeur poudrée de sa peau. Et ce goût de sang, tenace, pugnace, obsédant. Son corps devenu pierre avait besoin du fluide pour se mouvoir à nouveau, pour alimenter la spirale infernale de la faim et du néant. Du sang neuf, vierge de toute souillure, vierge des usures, gonflé de la vie qui vient de naître.
Elle sentait ses os saillants s’abîmer sous sa peau comme autant de navire perdu en mer. Son squelette n’était plus qu’une chape de plomb friable, atrocement lourd et rouillé. La chair qui le recouvrait s’était racornie autour de chaque phalange, tibias et côtes, entourant sa carcasse d’une prison rigide et impénétrable. Elle avait la sensation que tous ses os voulaient s’extraire de sa chair, fuir loin de cette gangue maudite. Il lui fallait ce sang pour les maintenir à l’intérieur de sa peau, pour rendre à ce corps un peu de mobilité et, peut-être recouvrer un peu de sa pensée. Oui il lui fallait suivre le fil rouge en le laissant se déverser en elle. Nul doute qu’il ne la mènerait pas vers la lumière, mais l’entraînerait vers un abysse plus profond, où seul les monstres légendaires et les ruines avaient leur place. Une cité engloutie dont le sang se faisait guide, propice à accueillir en son sein le cauchemar qu’elle était devenue. Mais elle refusait de n’être qu’un cauchemar, ne rien laisser d’autre de son existence qu’une impression de songe. Quel gâchis, quelle insignifiance… Elle qui, lui semblait-il, rêvait d’extraordinaire… Elle se hissa hors du sable, se délestant des monceaux de rouille agrippés à ses bras. L’obscurité se faisait moins dense au fur et à mesure qu’elle battait l’onde. La lumière perlait en fragments éblouissants Quand elle l’atteindrait, la clarté l’aveuglerait, la brûlerait sans doute…
Enfin ses yeux s’ouvrirent et une foule de détails s’y précipita. Ses cils blancs papillonnaient sur ses iris clairs comme pour filtrer l’abondance de couleurs, de formes et de textures que sa nouvelle vue permettait. Ses lèvres frémirent, ses doigts s’ouvrirent et se refermèrent comme des pétales rigides et trop pâles.
Carmilla n’avait rien manqué de ce printemps funèbre. Elle avait vu le Sang, son sang, affluer dans les veines ternes. Elle avait senti le derme immortel se déployer sous ses doigts, pour fleurir autour de ce corps chétif et lui conférer la puissance des siens. La plus belle floraison qui lui avait été donnée de voir depuis des siècles…
« Te voilà revenue, chuchota-t-elle, tout ira pour le mieux maintenant. »
Elle déposa un baiser sur le front glacé.
« Comment t’appelles-tu ? »
La jeune fille remua les lèvres, sans parvenir à émettre le moindre soin.
« Je veux entendre ta voix, insista Carmilla. »
L’adolescente tenta de déglutir une salive qu’elle ne secrétait plus.
« Lé… Léa.
_ Léa comment ? »
Elle eut un moment d’absence durant lequel ses yeux se floutèrent et secoua la tête.
« Tu auras tout le loisir de te rappeler qui tu es, j’y veillerais. »
Léa eut un léger sourire, cligna des paupières et abandonna son visage contre la paume de Carmilla.
« Non, non tu ne dois pas dormir. La fatigue, ma belle, n’est qu’une illusion désormais. Tu ne la ressentiras plus jamais, tout comme tu n’éprouveras plus ni faiblesse ni crainte. »
Elle mentait, en partie. La peur, elle la vivrait bien assez tôt. Dès lors qu’elle quitterait la cave pour fuir les hordes de chasseur de l’Ordre. Carmilla imaginait Lélio drapé de toute son arrogance et sa suffisance, à leurs côtés pour mener l’assaut. Pourquoi l’avait-il trahi ? Il avait toujours été un salopard, mais n’avait jamais craint les menaces de l’Ordre. Léa gémit, la main crispée sur l’abdomen.
« Tu dois te nourrir, l’informa Carmilla. »
La bouche blafarde se crispa et la main retomba le long de son corps, dans cette attitude passive qui avait sans doute accompagné ses derniers jours.
« Ce n’est pas de cette nourriture dont je te parle. Celle des humains tu n’auras plus à la goûter. »

Léa scruta le visage penché sur elle. Elle en caressa le contour, comme si en détaillant les traits figés et la peau froide, elle apprivoisait son propre reflet. Cette nouvelle image d’elle-même était bien plus belle, bien plus forte. Dénuée des imperfections humaines qui lui faisaient horreur. Aucune masse organique ne grouillait sous ce marbre, aucune douleur ne pouvait en entacher la grâce. Ce corps sublime l’invitait dans cet extra ordinaire qu’elle avait tant quêté, la projetait loin de ce que la nature lui avait imposé dès le jour de sa naissance. Le laisser dépérir alors qu’il avait fait d’elle une créature forgée de ses rêveries les plus riches… Elle avait tant lu, tant dévorer de fiction rythmée par le charme d’êtres qu’elle osait à peine fantasmé…
« À la rigueur, susurra Carmilla comme un secret, tu te nourriras d’humains, mais pas de ce dont eux se nourrissent. »
Léa étira ses lèvres en un sourire timide. Carmilla le lui rendit. Elle assistait, ravie et fascinée, à cette foule de pensée et de questions qui ne manquaient pas d’éclore dans la tête de la jeune fille. Grâce au lien du Sang, elle les voyait éclore puis se déployer sur la conscience encore fragile. Tel des voiles en mouvement, tous avaient leur propre couleur et, se superposant les uns aux autres, allaient constituer la nouvelle psyché de sa protégée
« Écoute moi bien, murmura-t-elle, si tu ne te nourris pas très vite, tu ne survivras pas. Et si nous ne nous enfuyons pas très loin d’ici, ni toi ni moi ne survivrons à cette nuit. Compris ? »
Elle acquiesça.
« Alors lève-toi. »
Chancelante, elle se dressa sur ses jambes, aidées de Carmilla. Elle tituba un peu, comme un poulain qui vient de naître, et s’excusa par un sourire non dénué de malice.
« Tu t’en sors à merveille. On dirait que… »
Le fracas de la porte, ouverte à la volée, interrompit sa phrase. Le comte apparut dans la pénombre.
« Alors tu as réussi ? Lança-t-il en dardant ses prunelles vives sur Léa.
– On dirait, rétorqua Carmilla sans trahir sa surprise, Et elle deviendra plus forte que n’importe laquelle de vos amants, car elle, elle sera libre de me choisir ou non. »
Le comte partit dans un grand rire. C’était sans doute la première fois que Carmilla le voyait s’adonner à un tel fou rire. Du moins, depuis…
« Tu n’es pas mieux que moi ou que Lélio. Nous engendrons une descendance pour qu’elle nous reste fidèle et nous aime à notre place. Nous ne sommes pas Humains, nous ne donnons pas vie à des enfants pour les laisser partir une fois accomplis. Nous, nous les avilissons et nous en faisons nos murailles contre la haine que nous nous inspirons nous-mêmes. Et quand nous nous lassons d’eux, quand leur gratitude et leur amour sont desséchés, nous nous en débarrassons. »
Il jeta un regard à Léa tapie dans l’obscurité.
« Ne l’écoute pas, lui intima-t-elle. Le comte n’a jamais rien compris au consentement et à l’amour mutuel. »
Une grimace déforma la bouche du comte.
« Je ne t’aurais jamais fais don de tout ce que je t’ai offert si tel avait été le cas. »
Ce fut à Carmilla de rire.
« Ce que vous m’avez offert ? Vous avez voulu faire de moi l’un de vos ersatz d’amante, comptant sur la perte de Laura pour me convaincre de vous appartenir. Vous n’y connaissez rien en don, et encore moins en abnégation.
– Tu croupirais dans les geôles de l’Ordre sans moi.
– Vous vous surestimez. »
Le comte s’avança à pas lent dans la crypte et se campa devant Léa. La jeune femme le dévisagea. Méfiance et défiance dominaient son silence. Carmilla y décela seulement une part infime d’intimidation. Le comte percevait cet état lui aussi et le rictus qui étirait ses lèvres attestait du plaisir qu’il tirait de la situation.
« Sais-tu pourquoi notre race perdure malgré son peu de représentants ? Devines-tu la raison pour laquelle les traques et les chasses n’ont jamais eu raison de notre espèce ? L’esprit des anciens domine celui des novices. Cette préséance assure la pérennité de notre espèce. Je pourrais te faire vivre pendant des millénaires ou te faire marcher au soleil si je le désirais. Lève-toi »
La jeune femme s’exécuta, sa petite mâchoire crispée par la résistance qu’elle tentait d’opposer à la domination de son aîné.
« Approche. »
Un pieu d’ébène apparut dans la main droite du comte. Vif comme un serpent, il saisit Léa par les épaules et apposa le pic contre sa poitrine.
« Voyons voir si ton amie tient suffisamment au don que tu viens de lui octroyer pour le défendre. »
Carmilla bondit. Un bruit sourd emplit la crypte quand tous deux heurtèrent le sol. Elle eut tout juste le temps de s’assurer que sa protégée était saine et sauve avant qu’une gifle ne manque de lui briser la nuque. Sonnée, elle ne vit pas arriver la deuxième, ni la troisième. L’esprit du maître s’étendait au-dessus d’elle et tentait d’immobiliser ses mouvements. Mais elle tenait bon, sa volonté ne flanchait pas malgré les assauts répétés contre sa conscience. Le comte se saisit du pieu qu’il avait lâché dans sa chute et le brandit au-dessus de sa tête. Elle lui agrippa le poignet et planta ses crocs dans la paume glacée jusqu’à la transpercer. La chair avait un goût de pierre et de poussière, un parfum de marbre funéraire. Une image furtive s’immisça dans l’esprit de Carmilla, un souvenir échappé de la mémoire de son assaillant. Une tombe érodée dans un jardin abandonné, sous laquelle reposait le corps intact d’une femme qu’elle ne connaissait que trop bien. Elle cracha la chair amputée sur le sol et se rua sur lui pour le pousser hors de la cave, loin de Léa et du pic d’ébène.
Les crocs du comte se refermèrent à quelques centimètres de sa gorge. Un violent coup de pied le déstabilisa, mais il l’entraîna dans sa chute, ses ongles affûtés plantés dans l’épaule de Carmilla. Elle sentit ses chairs se rompre sous les serres et se déchirer jusqu’à hauteur du coude.
La rosée trempait leur vêtement et rendait glissant le moindre de leur mouvement. Les deux combattants se retrouvèrent au cœur du parc. Leur lutte se poursuivit un instant au pied des arbres centenaires puis le comte saisit Carmilla au collet et ils s’élevèrent dans les cimes. Grossière erreur, car la jeune femme faisait preuve d’un équilibre félin que même les siens lui enviaient. Le maître connaissait cette « propension », alors pourquoi… Elle accusa un coup de genoux en plein visage. Elle esquiva le second et bondit vers les hauteurs. Elle atterrit derrière son attaquant, le saisit à la gorge et lui lacéra le visage. Elle creuserait la peau jusqu’à atteindre les veines et sectionner les tendons s’il le fallait. Il se débattait à peine, suffocant comme un simple mortel. De sa main valide, elle broya les doigts crispés autour du pieu et s’en saisit. Elle le pressa contre la poitrine du comte, appuya suffisamment pour que le sang commence à perler. Une simple inflexion et… Une douleur intolérable interrompit son geste. Le pieu dégringola plusieurs mètres plus bas. Elle se sentit basculer à son tour, emportant son assaillant avec elle. Tous deux s’écroulèrent sur l’herbe humide. Son dos tout entier était un champ de braise. Ses os se consumaient et ses nerfs se racornissaient sous sa peau à vif.
« Nous allons mourir tous les deux si nous ne fuyons pas, haleta Carmilla »
L’aube était sur eux, fascinante et terrible. Le maître se mit à rire.
« Tu veux me tuer puis me sauver…
– Je ne veux pas laisser au soleil ce privilège. »
Douloureusement, elle se dressa sur ses jambes. Tremblante, l’omoplate vibrante de douleur là où le soleil l’avait surpris, elle tendit la main au comte.
« Relevez-vous.
– Certainement pas. »
Il la frappa derrière le genou et elle s’écroula de nouveau. La rosée emplit sa bouche, un nouveau rayon de soleil la frappa au visage. Il brûla sa paupière et embrasa sa rétine.
« Te souviens-tu de ce que dit Juliette après sa nuit de noce ? »
Carmilla hoqueta de surprise et de terreur. Bien sûr qu’elle savait. Mais elle ne pouvait s’y résoudre. Elle se releva, encore une fois. Elle passa son bras sous les épaules du comte et l’obligea à avancer vers le manoir. Le monde était d’un blanc aveuglant, toutes les couleurs trop vives, et l’air trop lourd. Elle gravit les marches du perron, poussa la porte trop lourde. L’obscurité et le salut étaient là, tout proches. Le comte la poussa à l’intérieur sans ménagement. Elle s’agrippa à la chambranle, lutta de toutes ses forces pour l’entraîner avec elle. Il la frappa si fort que tous les ongles de sa main gauche restèrent figés dans le bois alors qu’elle s’effondrait à l’intérieur.
Le comte tomba à genoux et se traîna vers le jour. Il s’aida d’une colonne de pierre pour se relever. Jamais Dracula n’avait rampé devant la mort. Il l’avait toujours affronté debout, les armes à la main. Carmilla se mordit les joues, si fort que son propre sang lui emplit la bouche. Son maître ouvrit les bras en croix, un sourire sanglant illuminant ses traits. Il tourna son visage vers elle :
« Non, sanglota-t-elle, ne dites pas…
– Laisse entrer le jour et sortir ma vie. »
De son œil valide, Carmilla vit le corps du comte s’embrasser. Elle lutta contre l’épuisement et la douleur jusqu’à ce que les flammes soient réduites en braise, les braises en cendres, et qu’il ne subsiste du comte qu’un cadavre calciné. D’épaisses larmes s’écoulèrent sur ses joues et irritèrent sa paupière brûlée. Elle ne pouvait tarir ce flot rougeâtre, démunie et abandonnée, comme au jour de sa naissance vampire. Comme le jour de sa rencontre avec son maître… Elle se traîna jusqu’au salon du rez-de-chaussée, là où les ténèbres étaient parfaites et profondes. Un nouvel assaut de larmes la secoua toute entière. Les deux amantes du comte gisaient sur les sofas, la tête séparée du corps. Elles portaient leur plus belle tenue, les robes de soie rouges préférées du comte, et leurs mains croisées arboraient les bijoux que le vieux démon affectait tant.
Il avait tout prévu. Sa visite dans la crypte, sa provocation à l’égard de Léa, leur lutte à l’aube naissante… Et son trépas.
Carmilla se lova au pied d’une des méridiennes. Elle perçut la présence de Léa de l’autre côté du parc, épuisée mais saine et sauve. Puis, elle laissa l’obscurité la rappeler à elle.

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