Carmilla traversait le froid sans en éprouver la morsure. Son épiderme ne souffrait plus la variation de température. Les pores de sa peau s’étaient figés dans la mort et aucune chaleur ni froideur ne bafouaient cette barrière dermique. Elle aimait à s’imaginer en carpe centenaire, ses écailles nacrées en apparence fragile, agencées en armure brillante et molle. L’éclat trompait l’ennemi. Attiré par la blancheur et la luisance, l’opportun se brisait les os, les dents et chaque centimètre de cartilage. Les rares passants s’attardaient sur son passage, surpris par cette silhouette spectrale et rude. Elle leur souriait à tous. S’il ne voyait qu’une beauté ingénue, sans doute perdue ou peut-être grisée, peu d’entre eux réalisaient à quel point ce sourire était carnassier et cruel. Elle attendit que la ruelle soit déserte et, d’une impulsion, s’éleva dans les airs jusqu’à la fenêtre ouverte. Peter Pan des Enfers…
Angélique Darmonde l’attendait sur la méridienne, légèrement alanguie. Elle était plongée dans une de ses précieuses lectures, ses cheveux retenus en un chignon désordonné. Elle leva ses yeux pâles vers sa patiente et ferma son ouvrage.
« Bonsoir Carmilla.
– Docteur. »
Carmilla fit les cent pas, faisant claquer les talons de ses bottes sur le parquet fraîchement ciré. Le regard d’Angélique glissa sur les longues jambes de sa patiente, ne pouvant ignorer leur galbe surréel.
« Contente de me voir, Docteur ? Dit-elle avec un sourire en coin
– Malgré votre retard ? »
La jeune femme s’installa face au médecin en se penchant ostensiblement sur la table basse, sans se départir de son sourire succube.
« Vous préparez un nouveau cycle, si mes calculs sont exacts, observa Angélique
– Et vous savez la préparation que cela nécessite, d’où mon retard.
– Comment s’annonce celui-ci ?
– Comme tous les autres… Sanglant et sans pitié.
– Qu’est-ce que ce cycle suscite en vous ?
– Comme tous les autres : vengeance, impatience… Et excitation. »
Les longs doigts de Carmilla rampèrent tels des couleuvres pâles jusqu’au bras d’Angélique autour duquel ils s’enroulèrent.
« Je meurs de faim, Docteur, et je prépare mes repas avec soin pour mieux les déguster. Ce festin sera exceptionnel.
– Pourquoi cela ?
– Il s’agit du premier fils des Perrodon, l’une de ces cinq familles qui me serviront de gibier pour les décennies à venir sans même se douter qu’un prédateur les a pris pour proie. Comme chaque année, les disparitions et les morts seront classés sous le sceau du tragique et de la barbarie humaine. »
Carmilla se permit un petit rire de gorge.
« J’adore que votre humanité serve de couverture à ma monstruosité.
– Vous vous montrez bien calculatrice et soigneuse pour un monstre.
– Ne vous méprenez pas, dans ma bouche monstruosité sonne simplement comme monstros… L’entité hors de la nature. Et vous savez que j’apprécie l’originalité.
– En effet, vos lubies alimentaires le prouvent. J’imagine que vous n’êtes pas décidé à me révéler les tenants et aboutissants de vos schémas et du choix de vos victimes. Pourquoi ces cinq familles, pourquoi faucher le premier fils de la deuxième famille la veille de ses trente ans. Pourquoi saigner les derniers nés de la quatrième famille lors de leur seizième et dix-huitième année ? C’est d’un compliqué…
– Pas pour moi. Je trouve cela passionnant. Imaginez qu’une de ses foutues pondeuses ne me donne pas un deuxième fils alors qu’il est prévu dans mon schéma, comme vous dites. Et bien il suffit que je m’insinue dans sa vie insignifiante le temps d’un regard et de quelques mots échangés pour que le désir de maternité devienne une obsession, qu’elle se jette sur le premier mâle venu comme une vulgaire bête en chaleur et que le cycle se reproduise, siècle après siècle. Je suis une sorte…
– De chasseur ?
– D’éleveurs. »
Angélique retira son bras des serres blanches de Carmilla. Le froid commençait à engourdir sa peau et un drôle d’étourdissement brouillait sa vue. Elle se leva et se servit un verre d’eau. Elle n’avait pas besoin de regarder derrière elle pour deviner le sourire sardonique de sa patiente. Le rictus lui picotait la nuque, comme des cristaux de givre accrochés à ses cheveux, qui ne tarderaient pas à couler le long de son dos en de désagréables sueurs froides. Carmilla se leva à son tour et se posta derrière le médecin, à quelques centimètres de sa gorge. L’odeur des cheveux parfumés d’une quelconque fragrance charriait la douce odeur d’une peau humaine, tendre et glabre. La peau d’une femme vivante, légèrement troublée, à peine nimbée de fatigue et de quelques notes d’excitation.
« Remarquez tout de même une chose Angélique, je suis venue, nuit après nuit à chacun de nos rendez-vous. Je remplis ma part du contrat autant que vous remplissez la vôtre.
– Vous savez que votre mode de survie n’est pas viable. Un jour ou l’autre, un grain de sable viendra s’insinuer dans les rouages que vous avez savamment huilés.
– Ne vous inquiétez pas pour moi, murmura-t-elle, je suis persuadée que si ce jour arrive, nous trouverons un arrangement.
– Et que ferons-nous quand le sang vous possédera et que vos victimes soigneusement choisies ne vous suffiront plus ?
– J’élargirais mon champ d’action.
– Pensez-vous capable de rompre un schéma établi depuis des siècles ? Si votre corps le peut, votre esprit ne le supportera pas.
– Je croyais que, selon vos théories, mon esprit ne sera qu’un lointain souvenir si j’en arrive à cette extrémité.
Pas même un souvenir. Vous n’aurez même plus de souvenirs, Carmilla. »
Le docteur Darmonde se leva et fit les cent pas.
– Votre espèce est marquée par cette malédiction, vous ne pourrez rien y faire. Le corps, devenu immortel, se sépare petit à petit de l’âme à qui revient de droit l’éternité. Vous ne pouvez décemment pas avoir les deux. Votre nature est ainsi faite, il est vrai. Mais vous et moi trouverons une solution pour vous éviter cette lente dégénérescence qui touche les vôtres s’ils ne sont pas accompagnés. Votre âme sommeille sous ce corps. Ensemble, nous la raviverons. Vos souvenirs, vos rêves, vos envies, tout vous sera rendu. Aucune malédiction vampirique ne se mettra en travers de notre chemin, je vous le promets. Nous trouverons le souvenir de votre mort… »
Carmilla se mit à rire.
« Le souvenir de ma mort…
– Il est essentiel pour vous définir en tant qu’immortel et commencer… Le traitement.
– Et si je ne souhaite pas me souvenir ?
– Alors nos séances ne nous servent à rien à part perdre votre temps et le mien. Heureusement pour vous, vous en avez à revendre, contrairement à moi pour qui il est précieux. »
Angélique tendit à Carmilla une vieille plume et une feuille sérigraphiée sur laquelle était tracé un tableau de nom et de date.
« Dois-je en déduire que nous en avons fini pour ce soir ? Supposa Carmilla en saisissant la plume
– Je ne pense pas que vous soyez dans un mode coopératif, donc oui nous avons fini. Signez, je vous prie. »
Carmilla se pencha vers la feuille.
« Tss tss tss, fit Angélique, vous connaissez la règle.
– C’est tellement surfait, se plaignit Carmilla en levant les yeux au ciel, vous ne trouvez pas ? »
Devant le silence d’Angélique, Carmilla soupira et s’empara de la plume. Elle en planta la pointe au creux de sa paume, préleva une goutte de sang et apposa sa signature devant son nom et la date.
« Voilà, dit-elle, l’Ordre a la preuve que vous faites convenablement votre travail et moi le mien.
– Je vous remercie, répondit Angélique. »
Une légère odeur de fumée et de pierre s’élevait des escaliers et un pas que seule Carmilla pouvait entendre montait dans les étages.
« À moins que vous n’attendiez quelqu’un d’autre et que ma présence vous indispose… »
Lélio apparut à cet instant, sa chevelure blonde négligemment lâchée sur ses épaules.
« Carmilla…
– Ne vous en faites pas docteur, j’ai eu tout ce qu’il me fallait. Passez une bonne nuit. »
Elle passa à côté de Lélio le salua d’un signe de tête et disparut dans l’escalier.
« Quelle femme…
– Belle et rebelle, tout à fait votre genre non ? Bien que les femmes ne vous intéressent que sporadiquement…
– Je vous vois venir, Docteur. Vous ne me ferez pas parler de ma mère. Je ne suis pas là pour elle.
– Je le sais très bien, chuchota-t-elle. »
Elle s’était adossée au bureau, ses jambes gainées d’un collant couleur chair étendues devant elle. De minuscules escarpins pourpres ceignaient ses pieds. Elle s’absorbait dans la contemplation du sol, une ride d’inquiétude creusant son front.
« Angélique… Ne vous inquiétez pas pour Carmilla, elle… »
Le médecin releva la tête, un sourire ténébreux sur les lèvres.
« Voyons Lélio, j’ai suffisamment confiance en mes traitements et mes connaissances pour m’épargner ce genre de tracas. »
Lélio émit un petit rire en parcourant la bibliothèque. Il aimait son assurance, son savoir digne des immortels. Angélique Darmonde était, à n’en pas douter, la plus brillante scientifique de son temps. Elle était l’une des mortelles les plus intelligentes et les plus cultivées que Lélio avait côtoyées dans sa longue, très longue existence, la seule qui lui laissait croire qu’elle pouvait rivaliser avec certains des siens. Comment un si frêle cerveau pouvait-il emmagasiner autant de techniques et de réflexions, il n’en savait rien. Pour lui, cette intelligence représentait un pouvoir à part entière qui n’avait rien à envier à l’immortalité. Car si lui et ses semblables subissaient l’éternité, Angélique avait le pouvoir d’agir directement sur le monde. Transformer le réel, ne plus jamais en subir les aléas ou se conformer à ses règles, voilà une puissance digne des dieux… Angélique ne le savait peut-être pas, mais il saurait lui faire réaliser ce merveilleux potentiel.
Elle attendait qu’il la rejoigne, il le savait bien. Elle avait laissé son chemisier bâiller sur sa poitrine, comme la bouche d’un fantôme ouverte sur son sein. Une négligence qui ne devait rien au hasard. Le hasard n’existait pas dans le monde d’Angélique Darmonde. Il s’approcha doucement, se posta devant elle et appuya ses deux mains sur le bureau derrière elle. Plus d’un mortel rêvait dans ses pires cauchemars de cette proximité avec l’un des Leurs. Cette pensée excitait Angélique autant que le corps de Lélio à quelques centimètres du sien. Derrière le dos de Lélio, il y avait le monde. Entre eux, d’autres possibles s’ouvraient alors. Des univers où l’immortalité et la mortalité pouvaient se tenir si proche qu’elles pouvaient s’embrasser… Elle saisit le visage de Lélio entre ses mains. Il avait la beauté de ces amants damnés qu’elle s’était tant plu à imaginer dans sa couche alors qu’elle refermait l’un de ses livres, fiévreuse et furieuse d’être privée du contact de leur corps. Mais tout cela appartenait à une époque où Angélique Darmonde n’était qu’une adolescente encore incapable de se jouer des frontières de la réalité.
« Que crois-tu, Chasseur de Loups ? Tu imaginais peut-être que je jetterais l’éponge avec Carmilla ou le comte ?
– Je sais que tu n’abandonnes jamais, et que tu réussis toujours… »
Il se pencha sur elle, distillant son souffle aussi froid qu’un lac gelé dans le creux de son cou. Elle ouvrit la bouche pour happer cette haleine boréale, étourdissant ses poumons et un peu sa conscience. Un peu seulement, car Angélique savait qu’on ne pouvait s’abandonner complètement à l’un d’Eux. Elle enroula ses longues jambes autour des hanches de Lélio, tentacules opalescents et inflexibles, puis l’attira contre elle pour le guider jusqu’à ses seins, pressant sa poitrine contre les lèvres glacées. Elle adorait cette langue froide, cette bouche sans heurt ni hésitation. Sa chair plus dure que la pierre était du roc dont on fait les remparts pour tenir éloignée la plèbe. Elle pouvait s’en saisir et faire d’elle sa plus fidèle muraille entre elle et le monde, car dans l’étreinte de Lélio, il n’y avait ni odeur, ni sueur, ni faiblesse. Le corps n’était que sublime, dénué de tout grotesque. Voilà pourquoi elle ne tolérait que l’étreinte des Siens et jamais celle des autres mortels, car, quoiqu’en dise la nature, s’accoupler à l’un de ses « semblables » reviendrait à copuler avec un vulgaire animal, sale et malhabile. Et Angélique Darmonde ne voulait rien avoir à faire avec cette humanité-là.
Lélio effleura son ventre et embrassa sa matrice, éclipsant toute pensée rationnelle et parasite. Ses longs doigts blancs glissèrent sur sa peau comme l’eau sur des écailles, attirés par le bourdonnement entre ses cuisses. Elle étouffa un soupir de contentement. Lélio se laissa alors guider jusqu’au centre de la pièce où, enfin, elle abandonna et le laissa la recouvrir tout entière. Elle planta son regard dans celui du vampire, non pas par désir, non, mais par défi. Elle savait qu’aucun mortel n’en était capable. Mais elle, oui. Une vague de plaisir balaya cette pensée, noyant son goût du défi sous une tout autre jouissance.

Il n’y avait pas d’horloge dans le cabinet du docteur Darmonde, mais la densité des ombres témoignait de l’écoulement de plusieurs heures quand elle rouvrit les yeux.
« Je sais que le corps des femmes n’est pas votre prédilection, dit-elle, encore haletante, sans quitter le plafond du regard. »
Lélio se mit à rire, sa grande main blanche posée sur son torse.
« Je sais ce que vous voulez que je dise ! Ma fascination pour ce directeur de théâtre, le désir pour mon ami au corps volé, mes choix en matière de victimes…
—Votre amour dénigré par votre cher Lewis. »
Lélio se tut.
« Hum… C’est bien trop facile. Vous êtes capables de plus de subtilité, Docteur. »
Angélique roula sur le ventre, exposant la ligne de son dos à la faible lueur des lustres.
« Je remplirai ma part du marché Lélio, aussi bien que vous remplissez la vôtre. »
Elle se pencha sur lui et lui vola un langoureux baiser.
« Je saurais vous faire revenir l’amour de Lewis, assura-t-elle.
– Et comment ? Ricana-t-il, Claudine n’est plus qu’un tas de cendre.
– Doutez-vous de ma science ?
– C’est de magie dont nous avons besoin… Sans vouloir vous offusquer.
– La magie des « sorcières » de l’ordre ? Rit-elle. Voyons, s’en est fini des sortilèges et des philtres magiques. »
Lélio conserva son sourire, mais ses yeux étaient absorbés dans le vague. Il ne la croyait pas.
« Si je ne peux faire revenir Claudine à la vie, poursuivit-elle, je saurais vous offrir, à Lewis et vous, une compagne qui demeurera à jamais une tendre enfant. Je travaille depuis bien trop longtemps pour échouer.
– Je sais que vous n’échouez jamais, Angélique.
– Parfaitement. Je saurais conserver intacte l’âme de l’enfant que vous choisirez pour vous accompagner. Il ne vous trahira point. Le petit élu demeurera à jamais innocent. Il jouira éternellement de l’imagination et de l’émerveillement propre aux siens.
– Quel merveilleux présent… Murmura Lélio, une innocence éternelle… Lewis ne résistera jamais à une telle beauté.
– Lewis retrouvera sa propre innocence, celle que vous lui avez…
– Je ne lui ai volé ni son innocence ni son humanité. Souvenez-vous, je lui ai laissé le choix, que je n’ai jamais eu. »
Angélique sourit dans la pénombre.
« À vous entendre Lélio, vous êtes plus saint que le Saint-Père lui-même.
– N’est-ce pas la vérité ? Rétorqua-t-il en souriant
– Prouvez-le-moi. »
Elle l’attira contre elle à nouveau et se laissa envahir par un froid glacial et délicieux.

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