« Alors, docteur satisfaite ?
– Carmilla, je ne…
– Vous et votre machine vous avez eu ce que vous voulez, que dois-je faire pour donner la vie ?
– Carmilla, qu’avez-vous fait…
– J’ai brisé une promesse, la seule que j’ai faite de toute ma vie. Mais Laura a été vengée. Je traque ses meurtriers, ces bouseux qui l’ont assassinée depuis des générations. J’ai lavé sa mort.
– Et la vôtre ?
– Apparemment, je l’ai bien cherché non ? Je suis la seule responsable de mon état. »
Carmilla marqua une pause avant de réitérer sa question :
« Que dois-je faire pour mener à bien la métamorphose d’un disciple ? »
Angélique soupira.
« Vous avez tissé le lien vers votre naissance. Votre seconde naissance j’entends. J’imagine que cela vous aidera. Quant à savoir quand et comment… Je ne peux pas répondre. »
Bien sûr qu’elle connaissait la réponse, mais elle refusait que Carmilla l’apprenne de sa bouche. Elle la découvrirait bien assez tôt. Trop tôt… Pour autant, la vampire semblait satisfaite de cette réponse évasive, car un infime sourire surprit ses traits figés.
« Que direz-vous à l’Ordre ? Demanda-t-elle
– C’est un point délicat. Je ne peux pas garder le secret. »
Angélique se leva et se mit à marcher de long en large.
« Vous avez outrepassé les termes du contrat signé avec l’Ordre, reprit-elle. Vous êtes autorisée à entretenir vos Convives, à traquer les victimes de votre schéma et en échange, on vous protège et vous laisse le droit de vivre parmi les Hommes.
– J’imagine que l’Ordre vous versera une jolie somme d’argent quand vous leur expliquerez enfin comment je choisis mes victimes. De l’argent, j’en ai davantage.
– Ce n’est pas une histoire d’argent Carmilla.
– Vraiment ? Alors que voulez-vous ? »
Angélique détourna le regard et s’absorba dans la contemplation de l’âtre vide fit quelques pas, la mine soucieuse.
« Et vous, quel est votre arrangement avec l’Ordre ? Insista Carmilla »
Elle arracha sa perfusion et rejoint Angélique face à la cheminée, ses épaules nues roulant comme celle d’un chat à chacun de ses pas. Une lueur mauvaise luisait dans son obscure prunelle.
« Quel chantage exerce-t-il sur vous ? Persifla-t-elle derrière son épaule.
– Vous ne comprenez pas… répondit Angélique dans un souffle
– Ou alors, peut-être avez-vous noué une forme d’arrangement ? »
Angélique fixa le miroir. Si son image demeurait intacte, celle de Carmilla apparaissait brouillée comme déformé par l’onde. La surface lisse de la glace semblait vouloir s’y soustraire exactement comme elle l’avait fait pour le comte. « Une nature si abjecte que même les miroirs refusent notre reflet » avait-il dit.
« Vous délirez, murmura-t-elle
– Non, Docteur. Vous n’êtes pas pleinement consciente de la situation. J’ai retrouvé la mémoire grâce à vous et selon toute vraisemblance, cela devrait suffire à régler mon… Problème. Bien sûr, vous pouvez dès maintenant appeler votre contact à l’Ordre et me dénoncer. Leur dire que j’ai engendré une compagne, alors que je n’y suis pas autorisée. Et après ? »
Carmilla s’avança encore. Elle était si près qu’Angélique discernait la pointe des crocs entre ses lèvres.
« Je n’ai mentionné aucun nom. Vous ne savez pas même si j’ai passé le cap, si j’ai tué ou si je le ferai prochainement. Le temps que vous contactiez l’Ordre, je serai hors de votre portée.
– Et que ferez-vous sans notre arrangement ? Riposta Angélique
– Vous voulez parler de votre petit substitut sanguin ? »
Carmilla éclata de rire.
« Voyons je n’en ai plus besoin ! Grâce à vous, docteur et votre clairvoyance. Je dois reconnaître que vous êtes brillante. Si vous n’êtes pas disposée à garder mon secret, je pense que vous pouvez d’ors et déjà rayer mon nom de vos patients.
– Vous vous croyez indispensable ? Rétorqua Angélique »
Elle agita une fiole contenant un sang épais et légèrement brillant. Carmilla haussa les épaules.
« Quoi ? Ça ? Se moqua-t-elle. Vous n’aviez pas besoin de m’hypnotiser avec vos sérums et votre machine pour prendre un peu de mon sang, Docteur. Je vous en aurai donné autant que vous le vouliez. Bien que je ne voie pas ce que vous comptez en faire… Une petite collection fétiche de vos patients ? Vous savez qu’il ne vous suffira pas de le boire pour devenir immortelle j’espère ? Lança-t-elle avec un petit rire.
– Qu’est ce qui vous fait croire que je souhaite vous ressembler ? »
Carmilla observa un silence et fixa son interlocutrice à travers le miroir.
« C’est curieux non, une humaine qui déteste la compagnie de ses semblables et préfère celle des morts, non ?
– Vous n’y êtes pas du tout…
– Si vous le dites, après tout, c’est vous le psy. »
Elle s’éloigna en reculant, sans quitter des yeux le reflet d’Angélique, puis disparut dans l’obscurité du hall. Angélique demeura un moment immobile comme si Carmilla n’était pas partie, la fiole serrée contre sa poitrine. Que croyait cette démone demeurée… Elle figea coléreusement le récipient dans un porte tube qui vacilla sous la rudesse de son geste. Elle avait toujours nourri une forme de tendresse à l’égard de Carmilla. Elle éprouvait de la sympathie pour sa fragilité dissimulée derrière ce personnage désabusé qu’elle cultivait et s’amusait de cette vaine quête d’indépendance, elle qui demeurait incapable depuis des décennies d’abandonner le vieux comte… Angélique devait le reconnaître, l’histoire de la jeune femme l’avait touché. Deux jeunes beautés unies par un amour honteux qui succombe au démon… Une histoire sombre et naïve digne de Radcliffe… Elle contempla le sang, encore tremblotant dans son tube en verre comme un vieillard sénile. Elle s’en empara et le porta à hauteur de son regard. Épais, sombre et piqueté de nébuleuses timides, il lui faisait l’effet d’un substrat répugnant et précieux à la fois. Elle ne pouvait pas laisser Carmilla mener la danse et encore moins remettre en cause ses projets. Peu importent les extrêmes auxquels se rendre, prendre des mesures, aussi désagréables et drastiques soient-elles, s’imposaient.
L’immortalité conduisait à une lente dégradation tant est si bien que ce qui avait été humain se transformait en moins qu’une bête. Jamais Elle avait étudié la dégénérescence des morts. Ceux qui succombaient au sang emportaient avec eux leurs états les plus sombres. Espoirs et rêves n’avaient pas la teneur suffisante pour résister à un corps maudit, mais les nécroses de l’esprit, elles, s’y accrochaient comme d’infâmes sangsues jusque dans la mort. Carmilla en était l’exemple le plus probant. À quoi bon l’éternité en ces termes… Elle considéra à nouveau le flacon. Angélique ne se limiterait jamais à ça. Que deviendrait son amour des livres ? Que ferait-elle de son laboratoire quand son intelligence serait réduite à l’exécution de simples automatismes ? Même l’humain le plus banal était plus enviable que « ça ». Elle reprit contenance, saisit le téléphone et composa un numéro qu’elle seule connaissait.
« Nous avons un léger problème. »

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