Chapitre 2

L’atmosphère de la cave était humide et lourde. Des tentures de velours pendaient le long du mur de brique, entourant un sofa royal sur lequel trônait une reine blême. Un verre en cristal et or pendait négligemment de ses doigts fins, comme un bijou empli de liquide. Elle porta à ses lèvres le contenu rouge et déglutit, appréciant l’épaisseur de la boisson dans sa gorge. Ses yeux noirs fixaient impérieusement la salle, insensible à ce qu’il s’y passait. Plus rien ne troublait leur obscurité depuis des siècles. Aucune question, aucune hésitation. Elle dégagea son bras de la bouche d’un fidèle agenouillé à même le sol. Ses lèvres n’avaient cessé d’embrasser la paume de ses mains, l’irritant comme un moustique voletant trop près d’elle.
Quand elle se leva, même les plus enivrés fixèrent leur attention sur elle. Trop abîmés par les litres de vin qu’elle avait déversés sur eux et trop usés des jeux auxquels elle se livrait avec eux. Elle avança, reine en son royaume, à la recherche de sa nouvelle succion. Ses fidèles mouraient d’envie de saisir ses longues jambes nues de leurs pauvres mains malades, mais ils savaient qu’ils n’en avaient pas le droit. Tout comme il leur était interdit de baiser cette poitrine parée de bijoux. Ses seins trônaient dans un enchevêtrement de tissus soyeux, opulents et blafards. Des arborescences fantomatiques couraient sous sa peau, comme des branches décharnées que la chair aurait empêchées de croître. Elles s’étiolaient jusqu’à son cou, se diluaient sous le derme du visage et disparaissaient entre les lèvres ivoire. Une particularité qu’elle affectionnait particulièrement. Aucun des siens ne pouvait se vanter d’une telle transparence dermique, ni même d’une telle pâleur. Certains associaient son état à de la faiblesse, mais elle savait qu’il représentait sa plus grande force. Elle sourit à cette idée et posa son dévolu sur un jeune androgyne, si maigre qu’un souffle pourrait disperser la poussière de ses os. Il délaissa son partenaire et la suivit jusqu’au trône surplombant la pièce. Elle le fit s’asseoir sur ses genoux, admira la souplesse de sa peau tendue sur sa maigreur. Il avait décoloré ses cheveux, rehaussé son regard bleu ciel de noir. Si naïf, si candide dans sa certitude d’être perdu pour l’existence. Elle choisit le bras que le jeune homme avait tatoué. Un très bel ouvrage d’encrage et de nuances. Elle mordit à petite bouchée, laissant à peine quelques gouttes filer sur le sol. Elle lécha du bout de la langue, plantant l’espace d’une seconde son regard dans celui du garçon. C’était ce qu’ils préféraient tous. Le sentiment de saisir un instant particulier avec Elle. Tous pensaient alors qu’elle passerait à l’acte tant désiré. Mais aucun d’eux n’en profiterait jamais. Elle rejeta le jeune androgyne sur le sol, maintint sa nuque à hauteur des minuscules flaques rouges et d’une pression, lui ordonna de laper son propre sang. Impérieuse, elle le regarda sans même un air de satisfaction sur le visage.
Angélique avait vu cette scène des dizaines de fois. Elle abandonna son manteau à l’éphèbe qui s’occupait de l’accueil des « convives ». Seuls quelques rares individus étaient invités ici, rarement plus de deux fois. Les visites uniques étaient une de ses règles. Ce n’était que des petits poissons, tout clairs et translucides, qu’elle invitait dans son bocal capiteux avant de les expulser, les privant du nouvel oxygène qu’elle constituait pour eux dès lors qu’ils croisaient son chemin. Angélique déposa son foulard. Ici elle n’en avait pas besoin, car aucune odeur n’habitait le lieu, pas même celle des peaux mâles vautrées sur les fauteuils comme des carcasses d’animaux échoués. Elle s’avança lentement vers le trône, où la reine des lieux contraignait un jeune homme à sa fantaisie.
Angélique ne monta pas sur l’estrade.
« Docteur, dit la souveraine de sa voix à se faire damner les saintes. »
Elle se désintéressa de son convive et prit place sur son siège en invitant Angélique à la rejoindre. La jeune médecin ne bougea pas.
« Je vois que vous savez toujours aussi bien recevoir, dit Angélique en jetant un œil à la salle.
– Je n’aime pas les repas sur le pouce, en effet. »
Elle eut un léger sourire, sans doute satisfaite de sa plaisanterie. Angélique hocha la tête et balaya l’assemblée du regard.
« Je ne saurai vous contredire, mais vous ne trompez personne Carmilla.
– Prenez garde Angélique, vous êtes en mon domaine aujourd’hui. »
Darmonde ne trahit pas le moindre trouble sous cette menace à peine dissimulée. Carmilla se mit à rire, offrant l’ivoire de ses deux petites dents pointues à la lumière des lustres.
« Voyons Docteur, nous savons, vous comme moi, que je suis simplement plus complexe que mes congénères. Différence ne signifie pas faiblesse, je ne vous l’apprends pas.
– Tout à fait, sourit poliment Angélique, laissez-moi vous témoigner, encore une fois, de mon soutien. »
Elle glissa sa main gantée dans l’intérieur de son manteau et laissa scintiller à la douce lumière de la cave, une fiole opaque. Carmilla claqua des doigts et l’un de ses convives s’agenouilla face à Angélique, la bouche entre ouverte. La psychiatre interrogea Carmilla du regard. Celle-ci eut à peine un haussement de sourcil. Le jeune homme ne bougeait pas, droit et fidèle aux désirs de sa maîtresse. Angélique finit par coincer le flacon entre les dents du garçon qui s’empressa de l’apporter à sa maîtresse. Sans se relever. Carmilla le gratifia d’une tape sur la tête et le congédia d’un signe de main. En auscultant le contenu de sa flasque, elle souriait franchement.
« Merci, Docteur.
– La condition reste la même Carmilla : je vous attends au cabinet dans deux jours, sans quoi notre accord n’a plus lieu d’être, et…
– Inutile d’enseigner à un être tel que moi l’importance du secret.
– Bien. Je n’ai plus rien à faire ici.
– Vraiment ? Un de mes convives serait ravi de vous accompagner pour quelques moments privés.
– Je vous remercie, mais la réponse est toujours non. »
Angélique fit volte-face et quitta la cave. Carmilla se lova sur son trône sans quitter le flacon du regard. Elle le fixa avec envie, désir et passion, détournant son attention des chiens se pâmant à ses pieds.

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