Elora n’attendit pas de réponse de Dareios, toujours assis au bord de son lit, éteignit sa lampe de chevet, puis se glissa dans le lit. Elle sentit son poids basculer hors du lit, la lumière s’éteindre et la porte se fermer.

Passablement énervée et contrariée, elle ne parvint pas à trouver le sommeil : que c’était-il passé exactement avec la statuette de femme et celle de salamandre ? Elle ne croyait pas aux coïncidences et toute cette histoire devenait bizarre. Et les aveux de Dareios ! Dire qu’elle l’avait trouvé presque séduisant, dans ses manières douces et ses grands yeux francs qui la fixaient avec enthousiasme lorsqu’il lui parlait de son travail et des artefacts qu’il étudiait. Mais là, ça partait complètement en vrille : un ordre secret, des manuscrits oubliés, des espions, et son Aptitude qui semblait avoir des effets bizarres.

Se redressant sur son céans, Elora ralluma la lumière. Dareios avait laissé la salamandre sur la table de chevet. Elle la prit entre ses mains, et tenta un nouveau contact. Rien. Mais alors qu’elle allait reposer la statuette, elle entendit des chants. Des voix, pas tout à fait humaines, une polyphonie forte et douce qui allait en s’accélérant.
Debout, la salamandre toujours dans sa main, Elora regarda par la fenêtre ouverte, mais ne vit rien d’autre que la mer. Il n’y avait personne, la nuit sans lune était noire, pas de lumière en vue, et elle ne parvenait pas à localiser la source des voix. Elles semblaient l’entourer, mais pourtant il n’y avait rien auprès d’elle.

La salamandre ne scintillait pas, n’était pas plus chaude qu’à la normale. Et surtout, Elora avait cessé d’appliquer sa magie sur l’objet. Elle la posa sur la table de la cuisine où elle était descendue. Les chants cessèrent. Elle en était maintenant convaincue, la musique venait de la statuette.
Comment était-ce possible ! Que se passait-il dans cette maison ? Ou bien était-ce un effet de la zone blanche sur elle ? Si c’était le cas, il suffirait de tester son Aptitude aux alentours : si sa magie avait été altérée, elle devrait nécessairement ressentir différemment la réponse des roches à son appel.

Sortant pieds nus de la maison, Elora se dirigea vers la plage. Au contact du vent frais, elle frissonna. Et elle lança son Aptitude, comme au Nigeria, sans vraiment de but précis, comme lorsque son père appréciait le contenu des sous-sols d’une parcelle pour en évaluer les possibilités.

Ce qui se passa ensuite laissa la jeune exploratrice sous le choc.

D’habitude, lorsqu’elle lançait son Aptitude aux alentours, Elora recevait une réponse, comme une résonnance magnétique qu’elle lisait. Elle avait appris à distinguer les réponses : chaque résonnance correspondait à la composition d’un type de roche. Son Aptitude était assez précise pour qu’elle puisse établir le contenu et l’épaisseur de chaque couche de roches sous ces pieds, et avoir une idée de son volume, un peu comme un genre de sonar. Mais son pouvoir avait des limites : en distance d’abord, puis en précision quant à la composition chimique de la roche rencontrée. Et surtout, elle ne faisait que « lire » la roche.

Cette nuit-là, sur la plage devant la maison de Dareios, Elora ne fit pas que voir par résonnance la composition du sol autour d’elle, elle put véritablement l’entendre. Une cacophonie de sons divers, aigus, graves, longs, courts, et elle pouvait entendre à différents niveaux de profondeurs.

Sans réfléchir, elle poussa sa magie le plus bas possible.
Elle sentait l’onde qu’elle émettait descendre comme un long fil invisible. Ou une corde arrimée au fond d’elle-même. Et sa corde imaginaire continuait de descendre, bien plus profondément que ce qu’elle n’avait jamais pu faire jusqu’à présent. Et elle n’avait jamais non plus ressenti ce lien, son lien de magie, qui avait presque pris corps.

C’était comme faire tourner la molette d’une radio allumée : elle entendait des bribes de sons défiler à toute allure. Puis les sons devinrent très différents, plus longs et graves. Elora n’avait jamais rien entendu de tel. Elle n’avait en réalité jamais « entendu » véritablement les roches. C’était comme voir en couleurs alors qu’on avait toujours eu une vision en noir et blanc.

Elle resta quelques minutes à écouter, déconcertée. C’était comme une musique jouée par un orchestre dont elle percevait à la fois le sens général, et chaque note de chaque instrument. Elle pouvait dire quel composé chimique était présent, en quelle quantité et même évaluer son degré de pureté. Elle remonta le long de sa corde et pu déterminer tous les éléments rencontrés et l’harmonie minéralogique la berçait.

Sa lecture géomantique avait changé, mais qu’en était-il de sa capacité à influencer la matière minérale ?

Très peu de géomanciens pouvaient modifier les roches. En revanche, son père lui avait montré qu’il était possible d’agir sur une roche localisée jusqu’ à la faire se rompre.
Au lieu de dérouler son Aptitude pour entendre, Elora fit cet exercice mental d’imaginer un ressort que l’on ressert dans sa main puis qu’on libère d’un coup.
Et elle sentit la rupture. Des vibrations remontaient le long de sa corde invisible et le sol trembla.

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