Après un dîner savoureux devant la plage sous la pergola, Dareios interrogea Elora sur ses recherches. Elle avait été briefée avant son départ, elle ne devait pas faire état de l’ossuaire ni de ce qui y était lié. Elle ne parvint pas pour autant à mentir à son hôte et ne lui indiqua qu’une semi-vérité : elle étudiait des artefacts en marbre qui provenait de Clipnos.
Il entreprit alors de lui montrer les cartes de l’île pour préparer l’expédition du lendemain matin. Il connaissait les lieux comme sa poche et avait même dans son bureau des objets fabriqués dans ce marbre vert, qu’il tenait à montrer à Elora.

Il la guida à l’étage, dans la pièce qui jouxtait la chambre d’amis. Un vrai capharnaüm ! Il y avait des objets de toutes tailles dans des caisses, dans des étagères se trouvaient une impressionnante bibliothèque contenant des ouvrages de toutes les époques, et le bureau était à peine visible, perdu sous un feuillage de papiers griffonnés. Il était presque impossible d’avancer dans la pièce sans marcher sur quelque chose !
Dareios pria Elora de ne pas faire attention à l’état de cette pièce, et restée sur le seuil, elle le vit déplacer des cartons et farfouiller dedans. Il lui rappelait sa grand-tante Anna lorsqu’elle partait à la recherche d’une vieille photo ou d’une lettre encore plus vieille qu’elle.
Après quelques minutes, Dareios leva à bout de bras un petit objet vert qu’il agitait, heureux comme un enfant qui vient d’attraper le pompon dans un manège !
Il lui tendit. Il s’agissait d’une petite sculpture en forme de salamandre. Elora reconnut aussitôt le marbre.

Restée sur le seuil, elle commença la lecture de cette roche. À peine son Aptitude eût-elle effloré la petite salamandre que l’objet se mit à chauffer et à irradier : comme lors du test sur la statuette trouvée dans l’ossuaire polaire, le marbre de cette petite sculpture se mit à scintiller comme une aurore boréale. Mais cette légère chaleur, ça n’était pas arrivée avec la statuette de femme, et surtout Elora sentit qu’elle était comme happée par la salamandre : elle n’était plus à l’origine de l’onde de géomancie qu’elle avait initiée, mais se trouvait objet d’une onde provenant de la sculpture ! Elle ne pouvait même pas bouger les yeux ni émettre le moindre son, tout son corps était figé. Puis un grand éclair blanc lui brouilla la vue et le néant l’envahit.

Elle battit des paupières quelques secondes avant de pouvoir faire la mise au point. Elle était dans la chambre d’amis de Dareios. Une intense douleur lui tomba sur les tempes et elle gémit. Aussitôt on lui couvrit le front avec quelque chose de froid. Dareios souleva son oreiller et lui fit boire un liquide médicamenteux.
Dehors il faisait toujours nuit, Elora parvint à articuler quelques mots.

— Ne vous en faites pas Mademoiselle Trematerra, vous n’êtes restée inconsciente que quelques minutes. Et votre tête n’a pas heurté le sol, je me suis permis de vous maintenir sur un coussin d’air jusqu’ à votre lit.
Dareios était aéromancien, et il pouvait manifestement focaliser très vite et maintenir un corps en l’air, ce qui dénotait d’une Aptitude assez élevée.
— Lorsque je vous ai ôté la sculpture des mains, elle était anormalement chaude, poursuivit-il. Mais surtout, je l’ai vue scintiller alors que vous étiez totalement captée par son aura. Votre Aptitude semble avoir déclenché quelque chose ! Je n’avais jamais vu pareil phénomène auparavant. Cela vous était-il déjà arrivé ?

Elora était mal à l’aise. Le médicament faisait effet et la pression s’amenuisait. Que répondre sans se compromettre ?

— Je ne suis pas vraiment sûre que mon Aptitude ait un lien avec ma perte de connaissance. J’ai testé de très nombreux objets depuis que je suis au référencement vous savez. Je m’interroge sur cette petite statuette : d’où vient-elle exactement ? Quand a-t-elle été fabriquée ? Comment ? Par qui et pour quoi ? Et que fait-elle chez vous ?
Pensant contrer la curiosité de son interlocuteur en le mettant en cause, Elora fut décontenancée lorsqu’il lui répondit.

— Elle a été retrouvée par l’un de mes prédécesseurs sur l’île. Elle a été transmise ensuite de génération en génération, avec un manuscrit très ancien. Mademoiselle Trematerra, comprenez que ce que je vous explique n’est jamais divulgué aux étrangers de notre Ordre.
— Votre Ordre ?
— Avez-vous déjà entendu parler des Manuscrits d’Ysuldre ?
— Un peu, à la fac. C’est un conte pour enfant, une cosmogonie en quelques sortes. Il aurait fondé les premiers cultes et serait à l’origine de toutes nos religions. Mais personne ne l’a jamais retrouvé. Et selon vous, vous en détiendriez un exemplaire ?
Elora n’était pas dubitative : elle était en train de se demander si son humble hôte n’était pas simplement fêlé, avec cette histoire d’Ordre et de manuscrit fondateur.

— Et comment pensez-vous que ces cultes anciens aient pu générer des religions si proches ? Si vous avez étudiez un peu les religions modernes, vous avez dû apprendre également qu’elles reposent toutes sur les mêmes croyances, seuls les modes opératoires des cultes varient réellement : du plus orthodoxe au plus émancipé. Mais la même croyance fondamentale subsiste dans toutes nos religions : nous sommes des descendants du peuple Premier et nous pourrons rejoindre le monde divin lorsque nous aurons achevés notre ultime Illumination.

C’était un condensé des leçons de rhétoriques religieuses dispensées dès l’école, pour préparer les citoyens à choisir leur église. Au final, bon nombre accordait leur voix à la plus proche de leur maison.

Pas si farfelu que ça tout compte fait, se dit Elora. Mais tout de même, prétendre détenir les Manuscrits d’Ysuldre relevait de la fiction : si cela était vrai, ça se serait su, d’une manière ou d’une autre !

— Faites voir ce manuscrit. Je suis assez bonne en étude de pièces anciennes, je devrais pouvoir me faire une idée à vue de nez.
— Impossible.
— Tiens tiens ! C’est tellement plus facile !
— Ils ne sont pas ici. Comme je vous l’ai dit, ils appartiennent à l’Ordre et non pas à moi. Ils ne seraient pas en sécurité ici, surtout avec les espions de la Cour.
Elora secoua la tête.
— Écoutez Dareios, vous m’êtes sympathique et je suis sensible à votre hospitalité. Mais votre histoire ne tient pas debout et je pense qu’il vaut mieux en rester là.
— Vous ne me croyez pas ? Après ce qui vous est arrivé ?
— Il ne m’est rien arrivé du tout. Je voyage non-stop depuis plusieurs jours, je suis au bout du rouleau c’est tout !
— Et la salamandre ? Vous l’avez senti chauffée et elle a scintillé lorsque vous avez utilisé votre Aptitude dessus !
— Ce ne sont que des impressions Dareios. Celui qui veut croire finit toujours par voir ce qu’il attend. Demain matin, vous me conduirez au gisement de marbre vert, je réaliserai ma mission et je repartirai aussitôt. Ne vous inquiétez pas pour vos confidences, je suis une tombe.

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