Après son voyage dans le grand Nord, Elora était retournée chez elle mardi. Elle avait retrouvé son deux pièces vide, son frigo vide, sa garde-robe vide. Seul le panier de linge sale était plein !

Ça avait toujours été plus ou moins comme ça. Elle était partie de la maison familiale le plus tôt possible, rêvant de liberté et de fêtes ! Au début, elle avait été servie : elle mangeait n’importe quoi n’importe quand et alors qu’il y avait toujours du monde chez elle. Sa situation d’héritière aisée faisait apparaître une compagnie intéressée à ses côtés, comme une génération spontanée de microbes.

Mais petit à petit, tout ce passage chez elle, pour faire la fête, avait fini par la fatiguer. Elle ne connaissait pas vraiment ces gens, et un jour elle avait mis tout le monde dehors alors que la soirée battait son plein. D’un coup, comme ça ! Elora s’était aperçue qu’elle ne connaissait même pas le nom de ceux qui étaient là ! Elle en côtoyait certains sur les bancs de l’Université, mais ne savait même plus dans quels cours.
Tout ça n’avait vraiment aucun sens ! Et qu’allait-elle faire de sa vie ? À quoi bon d’ailleurs faire toutes ces années d’études ? La seule utilité qu’elle se trouvait la ramenait à la Maison Trematerra. On attendait d’elle qu’elle maîtrise la géologie et les affaires pour prendre sa place dans la succession des Trematerra qui avait permis à la société familiale de s’enrichir au fil des siècles. Pas très palpitant !

Le réveil sonna à sept heures, elle avait mal dormi, les traits tirés et l’estomac retourné. Décidemment, les voyages n’étaient pas faits pour elle.
On était mercredi. Tout son matériel avait été expédié directement à l’Université pour que les analyses commencent au plus vite. Les études allaient être compartimentées pour permettre une plus grande impartialité des chercheurs et également maintenir le plus longtemps possible le secret sur le fruit de ces investigations. Elle savait que Luze se mettrait à l’étude des squelettes dans la journée.

Après un café vite avalé entre la machine et son bureau, Elora entra dans une pièce, grande, haute de plafond et sans aucune fenêtre. Le service du référencement se tenait au troisième sous-sol, à côté des immenses salles des archives, ventilé et éclairé artificiellement. Même pour l’odeur, un diffuseur avait été installé pour tenter de feinter l’odorat humain avec une reconstitution chimique d’herbes fraîchement coupées.
Le bureau d’Elora était grand, très bien équipé et au troisième sous-sol, on évitait les ondes anti-noétiques Bismuth. En effet, dans toute l’Université, et dans les espaces publics en général, des relais émettaient des ondes bloquant l’usage des Aptitudes afin d’éviter tout accident.

Elora plaça les statuettes dans toutes les machines à sa disposition : calorimètre différentiel à balayage, spectromètres à infra-rouge et à rayons X, diffractomètre, microscope électronique à balayage à pression partielle, ….

Sur le plan de la physique-chimie, les mesures permettaient de confirmer qu’elles étaient toutes faites de marbres, issus de blocs distincts. Il y avait deux statuettes féminines en marbres vert et noir, celles des hommes en marbres rouge, blanc et gris.

Sur le plan de la noétique, en revanche les appareils de mesure n’étaient pas très précis mais le noétomètre était formel, de la magie se dégageait de ces statuettes. Le niveau d’émission était très faible, mais cela suffisait à alerter Elora : très peu d’objets présentaient cette caractéristique et il s’agissait toujours d’artéfacts anciens dont on ne savait que peu de choses.

C’était un des thèmes préférés des paléo-noétologues dont faisait partie la jeune femme. Elora avait assisté le Professeur Strezzi sur sa thèse qui visait à confronter les théories favorables à l’existence de la noétofacture, la fabrication d’objets noétiques par la noétique, à ses détracteurs qui considéraient le déterminisme géologique comme source de toute présence d’objets dotés de magie.

Aucun objet moderne ne présentait de caractéristiques noétiques. Il était plus largement admis dans le petit milieu des scientifiques spécialisés en noétique que ces objets étaient issus de matériaux eux-mêmes pourvus de magie, puis taillés en diverses formes selon les goûts artistiques de leur époque.
Ils étaient suffisamment rares pour que personne ne puisse formellement remettre en cause cette conclusion, bien qu’aucune explication n’ait jamais permis de découvrir comment le matériau s’était trouvé doté de magie. D’ailleurs, de mémoire d’homme, personne n’était jamais parvenu à fabriquer quoi que ce fût par la magie.
Alors, d’avis général, l’existence d’individus capable de noétofacture était pure spéculation, au même titre que les extra-terrestres, les licornes ou les sirènes.

Elora avait reçu les consignes de traitement des objets qui lui avaient été affectés : il n’était pas question d’appliquer la géomancie directement. Mais ça n’était pas non plus formellement interdit, puisqu’il était seulement mentionné de faire usage de tous les protocoles classiques d’analyse. L’étude d’un élément minéral pour Elora passait de manière classique par la géomancie. Et puis après tout, que pourrait-il bien se passer, il ne s’agissait que de statuettes, et pour l’instant elle était la seule à avoir découvert qu’elles étaient noétiques.

Projetant sa magie sur la statuette verte, Elora se prépara à sonder le marbre pour établir ses caractéristiques et tenter de comprendre comment il contenait de la magie. Elle envoya sa magie pour créer un lien. En principe, ce mécanisme était unilatéral : c’est le géomancien qui est l’auteur du lien, qui envoie les ondes et « lit » la réponse de l’objet.
Cependant, elle reçut une légère décharge de magie, presque furtivement, comme la décharge d’électricité statique qu’elle avait ressentie dans la grotte quelques jours plus tôt.

Et bien sûr, aucun appareil n’avait enregistré quoi que ce soit dans le bureau ! Elora pesta encore sur le manque de sensibilité des outils à sa disposition : son Aptitude était bien plus aiguisée que ces machines lorsqu’il s’agissait de caillou !
Tenant dans sa paume la petite statuette verte, elle ne comprenait pas ce qui venait de se passer : une sorte d’iridescence parcourait la roche polie, comme les vagues d’une aurore boréale.
Son Aptitude lui indiquait que quelque chose se passait, elle ressentait un lien provenant de la statuette, ténu mais sensible. Intriguée, elle maintint le contact à l’aide de son Aptitude, mais le phénomène disparut aussi subitement qu’il était apparu. Bien qu’elle tenta de recommencer la manœuvre, plus rien ne se produisit. Elle replaça même la statuette verte dans le noétomètre, le résultat était strictement identique.
Elle pouvait être soulagée, au moins personne ne saurait qu’elle avait peut-être endommagé un artéfact ! Pour la bonne tenue de ses recherches scientifiques, elle entreprit la même manœuvre avec les quatre autres statuettes. À son plus grand désarroi, rien ne se passa.

Fallait-il donc mentionner le phénomène observé sur la statuette verte ?
Pas la peine si je n’arrive pas à le reproduire ! Se dit la jeune femme.

Il restait à noter ces découvertes géologiques et pétrographiques. Les statuettes étaient composées de cinq types de marbres différents. Le marbre vert était issu d’une carrière aujourd’hui inutilisée à Clipnos, une île grecque en zone blanche. Les quatre autres ne correspondaient à aucune donnée connue d’Elora.
Elora se perdit un instant dans ses pensées : elle venait de découvrir que les statuettes étaient noétiques et que l’une d’elle, qui lui avait donné une impulsion noétique, provenait d’une zone blanche, alors que les statuettes avaient été trouvées dans une autre zone blanche.

Elle leva les yeux vers l’horloge. Déjà 20 heures 15 ! Elora éteignit toutes les machines, replaça les statuettes dans leur mallette de protection, et attrapa ses affaires. Passage au dépôt des artefacts pour restituer les pièces étudiées, signatures des registres et lecture du badge biométrique pour confirmer son identité. Elle lança un « ciao » rapide à la gardienne qui lui rendit son salut.
— Encore en retard pour faire la fête ?
Un bras dans sa veste, l’autre farfouillant dans son sac à main pour tenter d’attraper son téléphone, le badge entre les dents pour entrer dans l’ascenseur, elle ne put lui répondre.
Décidemment, cette réputation lui collait à la peau où qu’elle aille !

Arrivée à l’air libre, sa veste enfin sur le dos et son badge rangé, elle put enfin appeler Luze. On était mercredi soir, et le mercredi c’était bières au Noma, un petit bistrot à deux pas de chez elle et donc de l’Université.
Depuis qu’elle avait rencontré Luze, c’était devenu leur lieu de prédilection pour passer du temps et discuter de tout et de rien. Même fatiguée par son voyage, Elora était bien décidée à sortir plutôt que de se retrouver à nouveau seule dans son appartement.

Une voix atone lui répondit. Son amie était fatiguée et avait vraisemblablement besoin d’une bonne nuit de sommeil si l’on considérait l’échec total de sa tentative d’humour. Elle avait essayait de comparer Elora à Indiana Jones ! Bref, au lieu des tapas et bières, ce soir ça allait être haricots en boite et fromage devant un soap opera.

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