Il faisait bon à l’intérieur de l’estaminet et Elora avait laissé tomber la veste et le gilet qu’elle portait en ce début de printemps.
Le bar était peu éclairé, il y avait un vieux poêle au milieu de la pièce et les murs étaient lambrissés à mi-hauteur, ce qui donnait une ambiance sombre mais chaleureuse. En début de soirée, on passait du jazz pour accentuer le côté cosy des lieux. Passé 22 heures, Markus, le gérant, baisserait l’intensité lumineuse, parce que selon lui, lorsque la lumière était plus basse, les gens parlaient moins fort !

Elle s’était installée à une petite table en bois foncé et usé, le long du mur opposé au comptoir, juste devant l’aquarium. Elle regardait les poissons en avalant à petites gorgées une bière. Luze n’était pas en retard, c’était Elora qui avait de l’avance. Elle n’en pouvait plus de faire le tour de son appartement comme ces guppies verts et jaunes dans leur bocal.

Elle repensa à leur rencontre.
En deuxième année, Elora était déjà à la tête d’un réseau d’étudiants pour la prise de notes en cours, les exercices à rendre, les recherches à la bibliothèque, les déjeuners à la cantine, et bien sûr, les soirées. Très jeune, elle avait été formée à la géologie et la géomancie. En revanche, elle ne comprenait rien à l’économie et s’ennuyait fermement en cours d’histoire. Elle échangeait donc son savoir avec les autres étudiants. Cela lui avait permis en quelques mois d’assurer sa popularité et son succès à ses premiers examens.
Pourtant, sur un coup de tête, elle avait tout arrêté. Plus de soirées, finis les déjeuners où l’on parlait mode et célébrités en donnant de temps en temps son avis sur la marche du monde pour se donner l’air plus mature. Plus non plus de petites mains pour préparer les devoirs !

Elle avait d’abord été grisée par sa décision, elle l’avait fêtée en séchant allégrement certains cours qui la barbaient. Et puis arriva ce qui devait arriver : les examens n’étaient plus qu’à trois semaines, ses cours ressemblaient à des gruyères et ses notes de la fin de l’année n’étaient pas bonnes du tout. Si elle échouait alors qu’elle pensait avoir enfin pris sa vie en mains, s’en était fini de cette liberté toute neuve ! Elle allait devoir faire un truc inimaginable : elle alla compléter ses cours avec les livres de la bibliothèque.

En deux ans, Elora n’avait quasiment pas mis les pieds dans cette partie de l’Université. Elle en était à longer tous les rayonnages à la recherche d’un ouvrage généraliste en histoire. Il devait bien y avoir des outils de recherches, mais hors de question de demander à qui que ce fut de l’aide ! Mademoiselle Trematerra ne pouvait pas reconnaître ses lacunes à cause de son énorme égo, et parce que pour elle, c’était une seconde nature de tout faire pour avoir l’air dans son élément où qu’elle se trouva. L’éducation bourgeoise n’est pas toujours facile à vivre, pensa-t-elle lorsqu’elle marcha sur quelque chose.

— Aïe ! Tu peux pas regarder où tu vas ?
Elora sursauta et bégaya une sorte d’excuse au sujet des pieds qui dépassent et de tous ces livres mal rangés.
— Mes pieds ne dépassent sûrement pas et ici on est dans une bibliothèque universitaire, ces livres ne sont certainement pas mal rangés. Tu cherches quoi ?
— Rien, mentit Elora à l’inconnue qu’elle regarda pour la première fois.
Brune, plus petite qu’elle, de l’acné juvénile, maigrichonne, pas très bien fagotée, et ces cheveux … en forme de grosse ficelle de son dos, ni coiffés ni décoiffés et qui auraient bien mérités un bon soin hydratant !
— Dis donc la grande duchesse, je me retrouve pas à lire tous les titres des livres de la bibliothèque parce que je suis pas foutue de taper des mots dans un moteur de recherche, moi ! Alors tes remarques sur mes cheveux et mes boutons, tu te les mets où je pense !
— Mais je n’ai rien dit du tout ! s’exclama Elora rougissante de honte.
— Moins fort où on va se faire virer de la bibliothèque ! Chuchota l’adolescente. Viens, les points de recherche sont par là-bas. T’es en quelle année ?
— Euh, deuxième, pourquoi ? Et c’est quoi cette histoire de grande duchesse ?
La petite brune l’avait entrainée rapidement vers une pièce ouverte sur des postes d’ordinateurs où s’affairaient les étudiants, allant et venant, ne laissant derrière eux que le bruits des touches des vieux claviers clapotant doucement.
— Écoute, ne dis rien à personne ! Ces bornes anti-noétiques ne sont pas efficaces tout le temps et partout … j’aurais quelques problèmes si ça se savait !
— T’es télépathe ! C’est de la triche ton Aptitude ! Et c’est mal poli d’écouter les pensées des gens ! Elora était fâchée comme une guêpe, mais le chuchotement rendait sa tirade grotesque. Aucune chance d’être prise au sérieux dans ces conditions, et après tout, pourquoi devrait-elle être gênée d’avoir constaté, à part elle-même, que cette jeune fille ne prenait pas soin d’elle du tout !
— Ok, tu marques un point, mais c’était vexant ! Tu t’appelles comment ? Moi c’est Luze, je suis en deuxième année aussi.
La petite brune ne semblait pas décontenancée par la situation. Elora pourrait lui faire payer son affront, ou profiter de ce coup de main. Son air déterminé et blasé lui plaisait.
— Elora. T’as l’air jeune pour avoir déjà 18 ans.
— J’ai sauté deux classes. Bon, tu cherches quoi dans les rayons ? Parce que la méthode de tous les faire est ultra-longue !
— Histoire.

Luze arriva, pile à l’heure, comme toujours.
— Pourquoi tu te marres ?
— Je me souviens de ton allure quand on s’est rencontrées. Tu te souviens de ta tignasse ? Heureusement que je t’ai prise en mains !
— Aah là là ! Tu m’as fait découvrir les instituts de beauté et moi je t’ai fait aimer les livres !
— Ouais, j’ai eu mes diplômes et toi t’as pécho les intellos de la fac ! gloussa Elora
— C’était le bon temps. Bon, alors, raconte ! Le pôle Nord, la base de recherche privée de l’Université de Strondsheim, c’était comment ?

Elora commença son récit par la confrontation avec la présence de gardes armés à la station polaire, puis décrivit la grotte, la motoneige, l’accent bizarre du responsable de la station, et enfin les statuettes.
Elle raconta tout à Luze, y compris qu’elle n’avait mentionné dans aucun rapport la sensation de décharge électrique ressentie dans la grotte ni celle du lien émis par la statuette alors qu’elle la sondait avec son Aptitude.

Luze était manifestement troublée.
Elle lui expliqua ce qu’ils avaient découverts au sujet des ossements : les individus enterrés-là étaient des géants avec des morceaux d’ADN en plus ! L’équipe en charge de l’étude médico-légale était convaincue qu’il y avait supercherie.

Mais la présence d’objets noétiques dans la grotte, trois statuettes de femmes et deux d’hommes, comme les squelettes, remettait en doute cette idée simpliste que l’aberrance des résultats relevait d’une mise en scène. Et les demandes de confinement des équipes en charge de ces recherches rendait franchement suspecte toute cette histoire : si ce n’était qu’un grossier canular, pourquoi en faire autant, mobiliser autant de monde et limiter la communication de leurs résultats entre les groupes ? Luze et Elora étaient partie dans un réseau d’élucubrations complotistes toutes plus farfelues les unes que les autres, mêlant à tous ces éléments la Cour Mondiale et son Agence Intègre. L’alcool ingurgité ne les aidant pas à garder leur sérieux.

Durant les deux jours précédents, Elora avait pu déterminer quelles étaient les carrières d’où les marbres des statuettes étaient issus. La première identifiée était celle du marbre vert de Clipnos. Venait ensuite un marbre noir peu connu provenant d’un gisement situé exactement là où l’ossuaire avait été trouvé, encore en zone blanche. Les trois autres en revanche se trouvaient dans trois zones noires. La liste des coïncidences s’allongeaient …

Luze la convainquit d’enfin rendre compte du caractère noétique des statuettes et de demander à visiter les carrières, en avançant ses compétences de géologues et de géomancienne. Elle avait obtenu du Directeur de l’Université sa mission au pôle Nord, sa persévérance et son nom de famille pourrait bien faire encore une fois pencher la balance pour accéder à ces zones sensibles.

L’existence de zones blanches et noires avait été mise en évidence dès l’Antiquité. Sur quelques dizaines de kilomètres carrés, les Aptitudes s’y manifestaient plus fortement au sein de la population locale, ou au contraire étaient réduites. La plupart des conflits tournaient autour de la possession des zones blanches et le monde avait été façonné autour de cette quête. On avait par ailleurs vite trouvé un usage aux zones noires, où des bagnes et des prisons s’étaient développés.

À la fin des guerres du Moyen-Âge, les royaumes d’autrefois s’étaient partagé ces zones blanches et avaient fini par trouver un équilibre. Le temps de la paix était arrivé vers la fin du XIVème siècle. Puis la démocratie sous diverses formes avait fait son apparition.
De manière récurrente, des émissaires de chaque pays se réunissaient pour prendre des décisions communes concernant les zones blanches et noires, mais aussi pour le commerce, voire régler des conflits naissants. La diplomatie moderne s’était assortie d’un organe supra-étatique permanent, la Cour Mondiale, où chaque État était représenté, et chargée de trancher toutes les questions internationales sensibles.

La Cour Mondiale avait organisé l’accès aux zones blanches par des systèmes de protectorat, comme celui dont bénéficiait le Danemark sur la zone blanche du pôle Nord, où l’ossuaire avait été découvert. Censés être gérées en toute transparence et dans le cadre d’accords internationaux, la plupart des zones blanches étaient pourtant protégées par l’armée : il subsistait une crainte de voir un jour un conflit. Sans compter les intrusions d’anarchistes ou autres farfelus qui exigeaient régulièrement un accès totalement libre à ces zones.

Le dimanche après-midi, Luze aida son amie à rédiger un compte-rendu complémentaire sur l’aspect noétique des statuettes. Il faudrait ensuite qu’Elora parvienne à obtenir un entretien privé avec le Directeur de l’Université au prétexte de lui remettre ce document. En vis-à-vis, elle savait qu’elle aurait plus de chance d’obtenir les autorisations nécessaires.

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