Elora rampait dans un boyau étroit d’une galerie rocheuse, à quelques dizaines de mètres dans le sol. Un signalement était parvenu au Ministère des Inaptes au sujet de la découverte d’une grotte en pleine zone polaire, où un ossuaire avait été trouvé.

Des hommes s’étaient donc installés à cet endroit plusieurs millénaires auparavant. Compte tenu de la situation du lieu, ce n’était manifestement pas pour les facilités offertes. Les zones polaires n’évoluent pas suffisamment au fil des ères pour que cet endroit ait été accueillant un jour. Par ailleurs, les os trouvés présentaient des traces de sacrements particuliers. Il était donc possible qu’il pût s’agir d’un lieu de culte et donc qu’il pût y avoir des artéfacts, ou au moins des informations concernant la civilisation qui détenait des savoirs ancestraux. Sans compter que l’ossuaire était situé dans une zone blanche, sous protectorat du Danemark et protégée par l’armée.

Fonctionnaire auprès du Ministère des Inaptes, raccourci pour parler du Ministère de la Recherche Noétique et des Inaptes, Elora avait été envoyée sur cette mission légèrement calamiteuse après deux ans dans le service du référencement. Les pièces retrouvées aux quatre coins du monde étaient étudiées, analysées sous toutes les coutures, puis envoyées au référencement. L’université de Strondsheim était chargée de tout ce qui était ancien.

Après l’obtention de ses diplômes à Strondsheim, Elora avait été recrutée directement par le Ministère, là où seuls les meilleurs diplômés se voyaient proposer leur premier poste. Elle était certes sortie avec de bons résultats, mais la situation de la famille Trematerra, elle le savait, intéressait fortement la classe dirigeante de la Cour mondiale.

Les Trematerra étaient une très ancienne famille, devenue puissante grâce à son don particulièrement clair en géomancie. Depuis des temps immémoriaux, selon l’expression favorite d’Elora, sa famille avait su tirer profit de son don pour en faire un commerce lucratif. La maison Trematerra avait fondé une société familiale de gestion et d’exploitation des ressources géologiques. Tout ce qui pouvait faire l’objet d’une exploitation humaine pouvait être trouvé par les Trematerra : minerai, gaz, huiles, …

Sortie enfin de ses rayonnages de vieilleries sans nom et sans âge, Elora était satisfaite de cette mission qui lui était confiée. Le référencement auquel elle était affectée, consistait en un travail fastidieux de prise de notes descriptives et de ballades dans des allées empoussiérées au fin fond d’un sous-sol, sans fin et sans fond.

Elora parvenait difficilement à avancer dans la grotte. L’espace était étroit, même une fois passé le boyau qui lui avait servi d’entrée, et elle était empêtrée dans sa combinaison polaire, bien conçue pour l’extérieur, mais pas du tout adaptée à la spéléologie, sans compter son sac à dos qu’elle avait dû pousser devant elle sur près de six mètres pour passer l’entrée, un trou de ver de terre d’une cinquantaine de centimètres de diamètre.
L’air de la grotte était doux, mais humide, et sentait franchement le renfermé. Et il y faisait terriblement noir, sans ses lampes elle aurait tâtonné longtemps le long de la grotte pour en retrouver la sortie.

L’espace dans lequel elle avait d’abord débouché avait les proportions d’un petit vestibule qui donnait, par un passage arrondi, sur une zone plus grande, mais guère plus haute. De stature moyenne, Elora ne pouvait pas se tenir debout et devait se déplacer presque pliée en deux.
Au centre de la pièce principale se trouvait l’ossuaire. Le sol semblait être renfoncé exactement en son milieu et dessinait un pentagone dans lequel étaient fichés des os. Elora n’y connaissait rien en médecine, mais on l’avait envoyée là en raison de ces ossements, dont un avait été rapporté à l’Université pour étude et analyse quelques semaines auparavant.

Même depuis son service sous-terrain, elle en avait entendu parler et la découverte avait été relayée par plusieurs services, faisant tous des demandes innombrables au référencement pour effectuer des comparaisons de tous poils.
Son amie Luze faisait partie de l’équipe médico-légale du professeur Youssef Tangen. D’après les analyses pratiquées par les différentes équipes scientifiques et noétiques, il s’agissait d’un os très probablement humain, vieux de plus de cinq cent mille ans, et c’était ce qui avait généré toute cette effervescence autour d’une phalange médiane, de ce petit bout de doigt de pied perdu au pôle Nord en pleine zone blanche.
L’Homme moderne n’était en effet apparu, selon les connaissances actuelles de la paléontologie, « que » depuis environ deux cent mille ans. Cette découverte était donc soit un canular qui n’avait pas encore été démonté, soit une erreur d’analyse.

Elora avait sorti son calepin et ses appareils de mesure pour entamer l’étude in situ de cette minuscule grotte : un appareil stéréoscopique, un mètre laser, des points de marquage, un appareil photo et plusieurs objectifs, et surtout des lampes.
Elle avait pour mission de participer à l’étude de la grotte, en la rendant disponible pour les éminents professeurs saisis par le Ministère et restés bien au chaud dans leur cabinet.
Elora était diplômée en paléonoétique et en géologie, en sus de son Aptitude en géomancie classe III. Elle avait littéralement tanné le directeur de l’Université de Strondsheim pour participer à cette recherche, « quelle que soit la mission qu’on pourrait lui confier. » Ami de longue date avec un oncle de la jeune femme, le Directeur avait accepté de l’envoyer sur site pour collecter des mesures et quelques objets.
Sans attendre de connaître les modalités de sa mission, elle avait d’emblée proposé tout un protocole photogrammétrique qui devait permettre de reconstituer les lieux dans leurs moindres détails dans une base en trois dimensions.

Une fois les clichés pris avec les différents appareils, elle nota toutes les mesures de la grotte sur son croquis. Considérant l’importance de l’ossuaire, et oubliant totalement le temps qui s’écoulait pour l’équipe qui l’attendait au dehors, elle décida d’en réaliser un modelage. Elora regretta de ne pas pouvoir sonder les roches autour de la grotte avec son Aptitude : les caractéristiques des lieux ne présentaient aucun risque, mais la qualité de la découverte avait rendu le Ministère très tatillon et personne ne voulait qu’il arriva quoi que ce fût à ce qui pourrait être la plus grande découverte de ce siècle, ou son plus grand canular. La jeune femme était pourtant sûre qu’elle aurait pu en tirer des informations importantes.

Prête à repartir, Elora rangeait son matériel. Lorsqu’elle replia une des lampes toujours allumée, elle vit un reflet vert sur la partie est de la grotte.
C’était dans le mur, à mi-hauteur, un petit renfoncement, où se tenait un petit bout de pierre verte. Bah ! Elle l’aurait vu ensuite dans sa reconstitution de la grotte. Mais pourtant, à y regarder de plus près, elle reconnut la silhouette d’une femme. Une toute petite statuette, de la longueur d’une paume de main, se tenait dans un aussi petit renfoncement de la roche, qui semblait taillé spécialement pour elle, suivant ses contours précisément.
Alors qu’elle avait la main dessus pour sentir le grain de la statuette, un picotement lui parcouru le bras et remonta jusqu’à sa nuque, comme un très léger coup de jus dans une vieille guirlande de Noël chez tante Renée. Sans même s’en apercevoir, Elora avait délogé la statuette de son réceptacle et la tenait dans sa main.

Tant qu’à faire, autant jeter un nouveau coup d’œil dans la grotte ! Avec la lampe à pieds dans sa main gauche, Elora fit doucement le tour du propriétaire en éclairant sous différents angles les murs. Et bingo ! Une autre statuette, rouge celle-ci. Le même type de roche, mais aucun picotement dans le bras. Cette fois-ci c’était un homme qui était représenté. Elora prit des mesures et constata que la deuxième encoche dans le mur se trouvait à la perpendiculaire d’un des cinq côtés du pentagone, comme la statuette verte. Cinq côtés, donc il pouvait rester trois statuettes à retrouver. À la perpendiculaire des trois autres faces du pentagone, à même hauteur du sol Elora trouva trois autres statuettes : deux autres femmes et un homme.

Elle ressortit aussi difficilement de la grotte qu’elle y était entrée. Le soleil avait déjà dû dépasser midi, difficile à dire au pôle, et l’air froid sur son visage la surprit. L’équipe des trois hommes armés qui l’avait amenée à l’entrée de la grotte semblait maussade. L’attente ne leur avait apparemment pas trop plu, ou alors c’était le froid vif qui leur bloquait les mâchoires. Peu importait, Elora avait réalisé sa mission et était ressortie avec quelques objets, qu’elle ramena au centre de recherche polaire.

Le responsable du centre polaire, Jim Quelque chose, était un homme de taille moyenne, corpulent et au type Inuit. Avec sa chemise à carreaux boutonnée jusqu’au col et sa casquette qu’il portait à l’intérieur, il ressemblait à un contremaître.
— Mademoiselle Trematerra, vous êtes du référencement, n’est-ce pas ?
— Oui
— Alors ça ne vous ferait rien de vous charger de vos trouvailles ?
— Mmmph. Je suppose que le prochain départ pour les terres chaudes n’aura pas lieux avant quelques heures de toutes façons ?
— En effet, le prochain départ en motoneige aura lieu demain à la première heure Et je ne crains qu’il n’y ait pas beaucoup de lieux d’amusement pour les jeunes gens ici.
Le contremaître n’avait pas tort, et Elora se mit au travail.

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