Voilà bientôt une heure que nous sommes parti et le Soleil frôle son zénith. La présentation avec le reste de l’équipage fut brève et rapide. Ils sont douze à bord. Il y a M Dristueux, André De Plochait et sa femme, Louise, ainsi que leur fils, Wiltord et sa femme Lucie. Tout deux semblent partager le même rêve que cette expédition folle. A croire que dans la famille De Plochait, voyager est une tradition. Le trois-mâts est piloté par une sacré demoiselle, on l’appelle la Cap’taine. Cette fille à la peau mat et aux cheveux noirs est un peu effrontée, mais néanmoins elle apparaît à M Dristueux comme étant honnête et juste. Deux autres matelots l’accompagnent, l’un plutôt grand et costaud, l’autre plus petit et plus fin, ainsi qu’un jeune moussaillon pas très sûr de lui. Enfin on retrouve le chirurgien, présent au cas où quelqu’un aurait besoin d’une assistance médicale, le tonnelier qui gère les pas moins de 150 tonneaux et le charpentier qui s’occupe de l’entretien des entreponts et de la cale. Justement, ce dernier fait signe à M Dristueux de le rejoindre près de l’écoutille :
« Eh le nouveau ! Reste pas les bras croisés et viens m’aider en bas! Tonne-t-il par-dessus le fracas des grosses vagues et le vent fort.
-J’arrive ! »

Alors qu’il lui passe des planches de bois, sa chemise blanche imbibée de sueur, le garçon en profite pour entamer une discussion :
« C’est la première fois que vous travaillez pour André De Plochait ?
-Ouais ! Par contre ça fait plus de vingt ans que je bosse sur ce rafiot !
-Vingt ans ? Très impressionnant ! Et il vous est déjà arrivé de partir aussi longtemps ?
-Non, jamais, lui répond-il alors qu’il prend des mesures tout en remuant sa grosse moustache noire.
-Ça ne vous fait pas peur ? »
Il s’arrête et le regarde alors avec des yeux suspicieux.
« Bien sûr que non, pourquoi je devrais avoir peur ?
-J’ai un ami navigateur qui m’a raconté un jour avoir dû aller assez loin en mer pour éviter la flotte d’une compagnie concurrente. Il m’a dit qu’il n’y remettrait plus jamais les pieds, qu’il préférait encore mourir avait-il juré.
-Vraiment ? Questionne le charpentier maintenant plus intrigué par mes propos.
-Oh oui, et pourtant c’est un vrai gaillard. Le casse-cou qu’on le surnommait à l’école. Mais le jour où il m’a raconté ça, il ne faisait pas le fier.
-Mais qu’est-ce qu’il a vu exactement ?
-Il ne se souvenait plus très bien, vous savez sur le moment il était tellement traumatisé que ses paroles perdaient tout leur sens. Mais je crois qu’il était question de gigantesques ombres qui glissaient sous l’eau, puis des grondements sourds. A croire qu’il y avait une bête là-dessous.
-Oh mon dieu.
-Comme vous le dites oui. Cela ne me surprendrait guère que dans les semaines qui viennent, des choses de plus en plus étrange surviennent.»
L’homme garda cette fois-ci le silence. Il se remit à la tâche, désormais moins dynamique et plus pensif qu’avant.

Le soir venu il alla à la rencontre, d’abord de M De Plochait, puis de la Cap’taine, qui lui assurèrent successivement que tout ça n’était que des mythes. Lui n’était pas très convaincu et avait l’impression qu’on lui cachait la vérité pour ne pas le paniquer.

Quand à M Dristueux, il se posa quelques minutes sur la proue de la frégate, s’appuyant sur une des rambardes en bois. La lumière rougeâtre rebondissait encore un peu sur les flots tumultueux de l’océan, comme un baiser ensanglanté éphémère. Il alluma difficilement sa cigarette à cause du vent. Son regard rassuré – traversé un instant par un filet de fumée qui sortait de ses narines – fixait l’horizon. Puis il jeta un coup d’œil derrière lui. Il vit la Cap’taine au loin. Il lui sourit. Parce qu’il était bien partit.

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