Cela faisait presque deux mois que nous étions parti et tout l’équipage semblait regretter cette aventure qui, ils le craignaient, ne mènerait à rien sauf à la perte d’une personne. A vrai dire, plus personne sur la frégate ne plaçait une once d’espoir quand à l’issue de cette expédition. Seul peut-être André De Plochait y mettait encore un peu de conviction, même s’il frisait la dépression nerveuse et qu’il était à deux doigts de tout abandonner. Ce qui le tenait encore, c’était de se dire qu’il le devait au moins à sa femme, sinon elle serait morte pour rien. Et puis c’était une question de fierté aussi. Il avait entraîné son fils dans cette aventure, pour une raison de dignité, il ne pouvait abdiquer maintenant.
Et c’était là un bien grand problème pour Mr Dristueux. S’en prendre à sa famille avait fait l’effet inverse de celui recherché: il était maintenant extrêmement décidé à aller au bout du voyage, la cause de Mr Dristueux semblait perdue. Sans l’intervention de S.E, il ne pourrait jamais les empêcher de continuer.

La Cap’taine pilotait comme toujours le trois-mâts, d’une manière un peu las et rébarbative cependant. Le ciel était parfaitement bleu. Néanmoins, le navire commença à ralentir doucement, le vent s’atténuait et les voiles se dégonflaient dangereusement. Pire, les vagues elles-même paraissaient s’affaisser. Synchroniquement et sans crier gare, le vent s’arrêta de souffler et les vagues s’écroulèrent dans l’eau, ne laissant plus qu’un triste océan plat et totalement inerte. Autour de nous plus rien ne bougeait, et la flûte hollandaise finissait de dévier avec le peu d’inertie qu’il lui restait. Méfiants, tout le monde regagna en vitesse le ponton, adressant moult interrogatives à la Cap’taine qui ne sut quoi leur répondre :

« Le vent a cessé de souffler instantanément. Pareil pour les vagues, je n’ai même pas eut le temps de comprendre qu’elles ont complètement disparu.
-On est coincé… entama le charpentier, on est coincé ! On ne peut plus bouger ! On va tous mourir de faim sur cette saloperie de frégate ! Je le savais qu’on aurait dû faire demi-tour ! Je le savais, et on va mourir par votre faute André !
-Du calme nom d’un chien ! C’est probablement passager ! Le vent ne reste pas inactif bien longtemps, n’est-ce-pas la Cap’taine ?
-En théorie non. Mais en théorie les vagues ne disparaissent pas comme par enchantement et la figure de proue n’est pas vivante non plus.
-Gabier là-haut ! Cria André en direction de la hune. Voyez-vous une quelconque terre dans les encablures ?
-Rien! Non il n’y a rien !
-C’est impensable ! Comment la mer peut-elle cesser d’osciller au beau milieu de nulle part ? Enchaîna le chirurgien qui faisait le tour du bateau pour vérifier si la mer s’était vraiment arrêter de se mouvoir.
-C’est la malédiction qui frappe encore une fois. Sauf que cette fois-ci, elle ne va pas juste s’en prendre à une personne, elle va tous nous tuer ! Tous !
-Taisez-vous bon sang, vous n’en savez strictement rien, alors stoppez vos élucubrations burlesques !
-C’est vous qui dites ça alors qu’on a tué votre femme ! Je n’en reviens pas !
-Ne parlez pas de Louise comme ça sinon c’est moi qui vais vous jeter par-dessus bord ! Lucie, qu’est-ce que vous regardez ainsi ?! »

Cette dernière, habillée d’une majestueuse robe, se trouvait au-devant de la proue et examinait avec attention la mer devant elle.

« Je crois bien qu’une paroi nous fait face beau-père.
-Pardon ? Une paroi ? Je ne vois absolument rien moi !
-Si regardez, ordonna le moussaillon, on distingue des lumières étranges là-bas! »

C’est vrai qu’en concentrant son regard, il était indubitable qu’une gigantesque barrière était postée là, en plein milieu de l’océan, infiniment haute, et infiniment longue.

« C’est une sorte de mur transparent, affirma le chirurgien qui les rejoignit après avoir inspecté chaque contour du navire.
-Non, le reprit Lucie, c’est un miroir, certifia-t-elle, comme obnubilée par le spectacle fascinant.
-Un, un miroir ?
-Oui, regardez, c’est nous juste droit devant ! »

Le trompe-l’œil reflétait dans un premier temps la mer, et il était impossible de savoir s’il s’agit de son reflet ou d’une continuité de l’océan. Mais leur double symétrique à pas moins de cinquante mètres devant eux trahissait ce jeu visuel. Ils étaient sans aucun doute face à un miroir géant planté au beau milieu de l’océan.

« Stupéfiant, déclara André dont le moral venait tout à coup de faire un bond dans l’optimisme.
-Inimaginable, ajouta le moussaillon.
-Problématique, continua la Cap’taine.
-Trop bizarre, conclut le charpentier.
-Il faut briser ce miroir ! Proclama soudain André De Plochait dont la fureur semblait complètement déraisonnée. Il nous faut voir ce qui se trouve derrière cette gigantesque paroi !
-Vous êtes sûr que c’est une bonne idée ? Demanda paniqué le chirurgien.
-Sûr et certain ! Nous n’avons tout de même pas fait tout ce chemin pour abdiquer face à notre propre reflet, non ?!
-Et nous attiré encore une fois les foudres de la mort ?! Il n’en est pas question ! Aboya le charpentier courant derrière André De Plochait qui s’approchait d’un canon.
-Mon pauvre, vous n’avez décidément rien compris, rétorqua-t-il en empoignant un boulet qu’il inséra dans le canon. Tout ce que l’on a traversé jusqu’ici sont de simples épreuves, une sorte de sélection pour voir si l’on mérite de découvrir ce secret.
-C’est vous qui êtes stupide. Pourquoi l’océan se donnerait-il tant de mal pour nous empêcher de découvrir ce qui se cache derrière ?! C’est qu’il y a bien une raison ! Vous êtes sur le point de détruire un équilibre universel, vous allez apporter le chaos et tous nous plonger droit vers les enfers ! Vous êtes un fou monsieur !
-Oui. Je suis un fou. Et la vérité appartient aux fous, déclara-t-il alors qu’il embrasait la longue mèche. »
Une atmosphère glaciale se jeta alors à bord et on entendit quelqu’un prononcer ces mots :
«Coupez cette mèche André. Tout de suite. »
Ce dernier surgit de derrière la foule, pistolet levé et chargé en direction de la tête d’André De Plochait.
« Haha. Mr Dristueux! Il ne manquait plus que vous pour assister au feu d’artifice !
-Coupez cette mèche André ou je vous exécuterai sans discuter.
-Qu’est-ce qu’il vous arrive mon gars ? Vous avez peur de savoir c’est cela ?
-Non. Je veux simplement vous aider. Vous ne voyez donc pas que la mort de votre femme vous a complètement bouleversé. Vous ne savez plus ce que vous faites.
-M’aider ? Vous avez une drôle de façon d’aider dites moi !
-Vous comprendrez plus tard. Mais maintenant, coupez cette mèche André !
-Certainement pas, rétorqua-t-il lentement et solennellement tandis que la flamme qui consumait la mèche continuait inlassablement de crépiter. De toute façon c’est ce que vous vouliez depuis le début n’est-ce pas ? Nous empêcher d’atteindre cette frontière ! Et pourquoi vous faites ça, hein ? Pourquoi ?
« Je vous le demande une dernière fois, André De Plochait, somma Mr Dristueux qui pressa la crête du chien de son pistolet. Coupez la mèche.
-Jamais ! »

Il ne restait plus que dix centimètres de ficelle. Mr Dristueux attendit, encore, encore, encore. Il attendit suffisamment.
Il se jeta en furie contre André De Plochait qui lui fit barrage tandis qu’au même instant un boum assourdissant retentit. Tous se figèrent alors et observèrent le boulet venir lentement se fracasser contre l’incommensurable miroir. Le temps sembla s’arrêter. Jusqu’au moment où le projectile vînt briser la paroi. C’est un mur infiniment long et haut qui se disloqua en mille morceaux sous l’effet de l’impact. Les morceaux de verre chutèrent dans un fracas tonitruant, certains vinrent d’ailleurs fendre les voiles du bateau. L’équipage n’eut pas le temps de voir ce qui se trouvait derrière le miroir, l’océan tout entier fut comme aspiré par le vide qui succédait à la paroi. Le bateau, entraîné par le courant, dériva jusqu’à la frontière avant de se perdre dans une immense cascade, dont les proportions dépassaient l’entendement. Ils rejoignaient un autre monde.

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