Quatre jours après notre rencontre avec Stefano, Jasper et moi devions nous rendre à l’évidence. Impossible de trouver un cinquième comparse pour notre compagnie et l’heure du départ avait sonné. Je donnai les derniers conseils à la Fouine, qui tenta de me convaincre une ultime fois de l’amener avec moi. Elle avait passé ces derniers jours à me tanner, je n’en pouvais plus de lui dire non sur tous les tons possibles et toutes les déclinaisons imaginables.

Je quittai ma demeure sur un dernier grommellement boudeur de ma petite protégée et partis vers la Porte de la Victoire, lieu de rendez-vous convenu avec le reste de l’expédition. Jasper m’attendait quelques mètres en amont, rapière au côté, avec son pourpoint de cuir renforcé, évidemment ajusté pile comme il fallait. Il m’informa avoir géré la partie logistique de notre voyage et désirait que nous nous présentions ensemble à nos ouailles.
— On montrera un front uni devant eux et ça pourra nous servir quand il y aura des décisions difficiles à prendre, m’expliqua-t-il. Ils sont nombreux, il vaut mieux s’y préparer dès le début.
— Ah, mon Jasper, j’aime ton éternelle foi en l’homme, mais tu te plantes complètement, critiquai-je. Il y a deux Archontes dans le lot, deux sangs bleu. N’imagine pas que les roturiers ont leur libre-arbitre. Il n’y en aura pas trente à convaincre à chaque fois, mais seulement deux. Je le déplore, hein, mais c’est la vie.
— Si jeune et déjà blasée, soupira papy Jasper.

Je pris fièrement les devants et m’approchai des épaisses murailles qui séparaient la ville de la vie sauvage. La lourde herse qui barrait le passage était levée et deux gardes impériaux, l’air patibulaires mais presque, me regardèrent passer en quête d’un prétexte pour me chercher des noises. Sans le regard moralisateur de Jasper que je sentais dans mon dos, j’aurais sûrement traînassé un chouia pour le plaisir de les contrarier, mais j’étais aussi très impatiente de quitter la ville. Même si Koroleva ne s’était plus manifestée depuis l’échec de la faible tentative de filature de son homme, je n’avais aucune envie de tenter la diablesse plus longtemps.

Je vis tout un attroupement à quelques mètres de la sortie de la ville, sagement rangé sur le côté. Une multitude de mules les accompagnait et faisait honneur à leur réputation de résistance à la charge. À vue de nez, il y en avait une pour chaque pèlerin dont certaines n’étaient présentes que pour transporter la nourriture de leurs congénères. Diriger tout cela n’allait pas être coton.

Stefano se tenait un peu à l’écart, en tenue de voyage, plumes et symbole sacré de Sorkuntza au vent. Je le soupçonnais de m’attendre pour être présenté officiellement. Telaoun n’avait pas les mêmes manières, ni le même accoutrement. Équipé de pied en cap, le guerrier poète tapait la discussion avec deux costauds en armure lourde et se comportait avec eux comme si c’étaient de vieux potes d’armée. Parmi les pèlerins, je remarquai une silhouette qui me sembla vaguement familière. Accroupie devant un homme dans la force de l’âge, elle bandait sa cheville avec des gestes précis et rassurants. Quand elle tourna la tête, j’aperçus son visage et je piquai un sprint dans sa direction.
— Qu’est-ce que tu fous là… euh… machine ? demandai-je.
— June. Celle que vous avez engagée, il y a quelques jours, mentit la prêtresse de Komoediny avec aplomb.

Devant la perplexité qui s’annonçait sur le visage du pèlerin blessé, j’entraînai June à part pour ne pas saper ma future autorité avant même d’avoir commencé.
— Tu avais retiré ta candidature, on n’était pas assez bien pour toi, si ma mémoire est bonne, rappelai-je. Et je vais te donner un indice, elle l’est !
— J’ai eu une vision sur votre quête, prétendit June. Vous avez besoin de moi, elle échouera si je ne suis pas présente avec vous.
— Encore les loups de la nuit qui ont murmuré ?
— Quelque chose comme ça, répondit-elle avec un sourire satisfait. Je comprends, toutefois, que ce ne soit pas assez pour vous. Je peux soigner. Guérir des blessures que nulle autre que moi ne saura traiter, par la grâce du Moissonneur d’Âmes. Dites-moi que vous n’avez aucun besoin de ces talents et je partirai.

Cette foutue grande perche prétentieuse me tenait par les boules que je n’avais pas. Je la priai de m’attendre quelques instants et me précipitai vers Stefano avec une seule et unique question. Pouvait-il nous apporter ce que June promettait ? Devant son air désolé, je dus me rendre à l’évidence et j’acceptai l’offre de la prêtresse de Komoediny, mais pas sans me battre sur un certain détail.
— Ta rétribution n’était pas prévue dans la répartition de l’or promis par notre commanditaire, mentis-je.
— Notre voyage ne sera pas sans encombres, je suis certaine que nous trouverons quelques menues richesses en chemin, négocia-t-elle. Je m’en contenterai.
— Oh, excellente idée. Nous partagerons en cinq parts tout ce qui sera récolté pendant notre expédition, ce qui sera ton salaire. Parfait.
— Ce n’est pas du tout ce que je disais, protesta June, les yeux étrécis par une colère naissante.
— C’est ce que je t’offre, répliquai-je d’un ton ferme. Deal ?

Je pouvais deviner les petits rouages de son esprit tourner à plein régime pour trouver une contre-proposition, mais ses talents de négociatrice n’étaient pas à la hauteur des miens. Elle avait montré son envie irrépressible de nous rejoindre, ce qui la mettait en position de faiblesse. Je pouvais, au moins, compter dessus pour ne pas me faire plumer. Au final, elle accepta et je rassemblai l’équipe autour de moi pour la présenter à tous.

Pendant mon discours, je scrutai attentivement la foule. Peu importait les noms qu’ils donneraient, le rôle qu’ils prétendraient avoir durant l’expédition, ou encore les qualités et défauts que d’autres leur attribueraient, je voulais me forger ma propre opinion sur nos compagnons de route.

Sergyi Metarnas, l’Archonte arrogant, était en première ligne avec son bras droit impassible, Igor. Son attitude trahissait son agacement de ne pas être sur le devant de la scène, il faudrait le convaincre avant tout autre pour chaque décision, importante ou non. Metarnas maintenait une distance très étudiée avec Yulia Koudrine, l’autre Archonte de la bande. Quelques fragments des notions d’étiquette que Jasper avait tenté de m’inculquer, me revenaient petit à petit. Je qualifierais l’écart entre eux de assez loin pour que cette pétasse n’envahisse pas mon espace vital, mais pas trop pour qu’on ne me reproche pas de négliger mes devoirs diplomatiques. Jasper avait certainement une formulation plus simple, je devrais la lui demander pour le plaisir de briller en société.

Koudrine écoutait poliment, accompagnée par Ergie, tout aussi patiente. Les quatre gardes du corps dont on m’avait déjà parlés se tenaient autour des nobles. Leurs armures de plaques élaborées témoignaient sans nul doute de la haute estime dans laquelle ils étaient tenus. Les marques d’usure que je repérais çà et là démontraient également que ce n’étaient nullement des ornements d’apparat. Cela me faisait, au moins, une bonne nouvelle dans tout ce bazar.

Jasper me rejoignit dès mon discours achevé et murmura à mon oreille :
— Tu as remarqué l’homme là-bas, celui qui est resté assis à l’écart ?
— Le type avec le visage peint en bleu avec des motifs noirs bizarres ? Ça vient de quel pays, déjà, Tiwanaku ?
— Oui, ce sont des motifs guerriers tribaux, mais ce n’est pas de ça dont je voulais parler. Tu ne le reconnais pas ?

L’homme en question repéra mon intérêt appuyé, mais ne parut pas déstabilisé pour autant. Il se dressa de toute sa hauteur pour engager une brève conversation avec une femme qui lui jetait des regards assassins. Je n’avais pas remarqué sa carrure avant qu’il ne se mette debout. Il atteignait les deux mètres, avait des bras comme mes cuisses, terminés par deux énormes paluches. Je l’imaginais tout à fait attraper un crâne dans chaque main et les cogner l’un contre l’autre sans forcer. Drôle de pénitent…
— Non, jamais vu, avouai-je. Je devrais ?
— J’imagine que tu ne l’as jamais vu autrement qu’avec un casque complet qui lui couvre le visage, supposa Jasper. Il s’appelle Toniatuh, c’est un des gardes du corps personnel de l’Empereur. Si ce n’est le garde du corps attitré…

Je mis quelques instants pour digérer l’information.
— Tu plaisantes ? Tu es sûr de ton coup, là ? m’inquiétai-je. Qu’est-ce qu’il foutrait avec nous ? Et incognito, qui plus est ?
— Je me suis posé la question pendant toute la durée de ton speech, confessa Jasper. Je suis certain que c’est lui, il est déjà venu au Conclave pour préparer une visite impériale et s’assurer de la sécurité du lieu. J’en ai gardé l’image d’un grand professionnel, étonnamment intègre vu le milieu dans lequel il évolue.

J’observai Toniatuh escorter la femme avec déférence, tout en subissant sans broncher ce qui semblait être de vives remontrances. Cette dernière portait la même robe grise terne que les autres pèlerins, une taille en dessous de ce qu’il lui faudrait. Elle avait une vingtaine d’années, de longs cheveux bruns frisés qui descendaient en boucles souples jusqu’au milieu du dos. Ses formes replètes étaient cruellement mises en avant par sa tenue, sans lui ôter, toutefois, une certaine présence. Sa peau cuivrée et ses yeux en amande d’un noir profond, caractéristiques du Tiwanaku, lui donnaient la même origine qu’à ce mystérieux garde du corps.
— Et la fille avec qui il cause, c’est quelqu’un de connu aussi ? demandai-je.
— Pas que je sache, répondit l’explorateur.
— Donc, on n’a pas commencé qu’on a déjà des surprises, hein ?
— Là, c’est une bonne surprise, objecta Jasper. On gagne un allié capable et compétent, ce n’est pas rien !
— Mouais, qui vient incognito ? J’admire ton optimisme, comme toujours, mais je n’y crois pas des masses.

Je préférais garder cette découverte pour moi plutôt que confronter le garde du corps à son petit secret. Ce serait un atout dans ma manche pour les jours sans et je sentais qu’il y en aurait dans les prochaines semaines. Sans plus attendre, je rassemblai toute ma marmaille et direction le Sud ! L’organisation était très simple. Jasper prenait la tête du convoi et indiquait le chemin à suivre. Pour le moment, nous allions bénéficier des routes impériales bien tracées, mais elles se dégraderaient rapidement à mesure que nous nous éloignerions. À ce moment-là, l’expertise de Jasp prendrait tout son sens.

Telaoun restait au milieu du convoi, sur le flanc gauche, prêt à se porter où viendrait le danger. June était chargée d’être son pendant sur le côté droit. Stefano fermait la marche, s’assurait que personne ne se retrouvait perdu ou mis à l’écart, tout en prenant garde à une fourbe embûche. Quant à moi, je naviguais où je voulais, passant de l’un à l’autre pour prendre la température, évaluer le danger, les emmerdeurs à calmer, et aussi voir si mes nouvelles recrues tenaient leurs promesses. Surtout June.

Les premiers jours passèrent sans encombres. Ma patrouille faisait son office sans rechigner. Les Archontes haranguaient leurs vassaux qui filaient droit sans moufter. Toniatuh restait toujours à moins d’un mètre de Metzli – j’avais eu le temps de me renseigner sur son prénom – qui n’appréciait franchement pas cette proximité constante.

Nous nous étions déjà bien éloignés de ma capitale bien aimée et cela se ressentait sur l’ambiance des petits patelins emplis de fermiers qui luttaient à chaque minute contre la sécheresse, la pluie, les insectes et autres choses bizarres de la campagne auxquelles je ne pigeais rien. Ils devaient aussi faire face à des menaces que, à l’inverse, je comprenais parfaitement. Les pillards et autres hors la loi qui préféraient tirer profit du labeur des autres plutôt que se bouger le cul.

Un après-midi tranquille comme les autres, j’entendis Jasper sonner l’arrêt de la troupe. Je le rejoignis à l’avant de l’expédition et il me montra ce qui lui posait souci. Quatre croix de deux mètres cinquante de haut étaient disposées de part et d’autre de la route. Un démon était crucifié sur chacune, il leur manquait à chacun un bras et au moins une jambe. De profondes blessures sillonnaient leurs corps. Leur visage ressemblait à celui d’une mante religieuse et restait figé dans une expression de douleur insondable.
— Ce n’était pas là, la dernière fois que je suis passé, précisa Jasper d’un air dubitatif. C’est sûrement l’armée qui les a mis ici pour dissuader les pillards ou les attaques de créatures du Rift.
— On est encore loin du Rift, je trouve, pour se la jouer intimidation, répondis-je encore plus sceptique que lui. J’aime pas trop beaucoup ça…

Je fis signe à Telaoun, Stefano et June de quitter leur poste pour venir avec nous.
— On va passer devant en éclaireurs pour évaluer la situation, ordonnai-je.
— Je reste en retrait pour protéger le groupe en cas de piège, répliqua June du tac au tac.
— Tu ne vas pas commencer à discuter mes ordres dès le départ, sifflai-je. On y va, j’ai dit, pas de place pour la lâcheté ici !
— Il n’est pas question de lâcheté ! protesta-t-elle avec des éclairs dans les yeux. Je protège mon troupeau, conformément aux préceptes du Moissonneur d’Âmes.
— C’est une putain de divinité de la vengeance, rappelai-je, je vois pas ce que la protection du clampin de base vient faire là-dedans.
— Tu n’y connais rien en théologie, je te l’ai déjà dit ! insista la prêtresse.
— Allons, il est inutile de se fâcher pour si peu, chères demoiselles, interrompit Telaoun. Mon rôle est d’aller au-delà du danger, laissez-moi observer ces croix si intimidantes et cessez votre querelle.

Sans attendre mon accord, le guerrier poète dégaina sa lance-massue, qu’il avait surnommée Fléau, et avança sur le chemin avec précautions. Il passa lentement entre la première paire de croix sans déclencher la moindre apocalypse. Il s’approcha du démon sur sa droite et l’aiguilla de la pointe de sa lance. Toujours pas de réaction.

Telaoun continua sa route et passa l’obstacle sans encombres.
— En vérité, je vous le dis. Ce petit contretemps ne méritait pas tous ces cris, déclama-t-il avec satisfaction.

Je demandai, malgré tout, à Stefano d’aller en observer un de plus près. Le visage de la créature crucifiée s’anima dès que le petit prêtre fut sur le point de la toucher. Ses mandibules d’insecte bougèrent et un hurlement strident déchira nos tympans. Le fidèle serviteur de Sorkuntza plaqua ses mains sur ses oreilles dans un geste qui trahissait la douleur qui lui vrillait le cerveau.

Même en étant à plusieurs mètres d’eux, je dus faire de même et l’expérience n’avait rien d’agréable. Stefano devait sérieusement déguster. La terre se craquela autour des démons et des pattes griffues sortirent du sol. Je voulais hurler au prêtre de revenir en quatrième vitesse vers nous, mais je ne parvenais pas à me détacher de cette souffrance. Les pèlerins étaient certainement en train de paniquer comme des poules face à l’intrusion d’un renard, mais je ne pouvais rien faire pour eux. Il n’y avait plus qu’à espérer que June allait montrer autre chose que sa grande gueule.

Trois démons émergèrent de leur cachette souterraine. Malgré leur corps maigrichon, limite squelettique, ils étaient immenses, pas loin de trois mètres de haut. Leurs longs membres dégingandés se terminaient par des griffes acérées. Une queue de scorpion assortie d’un dard d’une taille franchement inquiétante se balançait, menaçante. La peau de leur visage était sèche et tendue à l’extrême, leurs yeux fous nous prédisaient un sort funeste et dévoilaient leurs envies de meurtre.

Le cri de la créature crucifiée s’arrêta enfin, au moment où les démons scorpions étaient prêts au combat. Jasper dégaina sa rapière et se plaça à côté de moi, tandis que je sortais Scalpel et Khajara de leurs fourreaux. Il pointa le démon le plus proche de nous et nous nous déplaçâmes rapidement pour le prendre en tenaille. Je vis, du coin de l’œil, deux gardes des Archontes, Nayud et Severnaya, me dépasser et attaquer une deuxième créature. Telaoun se chargeait, en solo, de la dernière.

Rassurée par ce déploiement spontané, je pouvais me concentrer sur mon propre combat. Jasper porta la première estocade, mais le démon esquiva aisément avec une agilité inquiétante. Je me fendis pour toucher une patte et entraver ses mouvements en espérant que sa manœuvre l’avait laissé en déséquilibre. Il n’en était rien, il retira sa patte en raclant le sol, ce qui me causa immédiatement un bon début de migraine. Mes oreilles sifflaient encore des conséquences de ce cri strident.

Mon attaque parut si insignifiante à la créature qu’elle choisit de se porter sur Jasper. Une griffe fendit l’air dans sa direction, une seconde enchaîna en droite ligne sur sa poitrine. Mon ami ne l’esquiva qu’en partie et sa veste crissa sous l’impact. Je ne perdis pas une seconde à m’en inquiéter, sachant pertinemment que son apparence était trompeuse. Sa texture, faite de plusieurs écorces différentes renforcées par un enchantement, en faisait une armure légère idéale pour le combat.

Je raccourcis la distance en me jetant sur le scorpion pour lui planter rapière et dague dans le corps. Sans même se retourner, il lança son dard vers moi et me déchira violemment l’épaule sans m’arrêter. Je plantai ma dague avec une rage décuplée par la douleur, mais ne parvint pas à l’enfoncer d’un centimètre. Cette saloperie était beaucoup plus résistante qu’elle n’en avait l’air, on n’avait pas affaire à un démon mineur.
— On a besoin d’aide, hurlai-je à la cantonade.

Pas le temps de voir comment les autres se débrouillaient, le démon nous attaquait tous les deux simultanément, sans relâche. Mon épaule me brûlait, mes oreilles sifflaient, des tambours martelaient ma tête de plus en plus fort et je me fatiguais à vitesse grand V. Habituée aux mouvements de Jasper, je parvenais à rester en permanence dans le dos de mon adversaire, m’adaptant à ce que faisait mon ami. Même avec cet avantage, on était en galère.

Un cri de guerre, venu de ma gauche, retentit et Telaoun fit son apparition en chargeant droit devant lui, son démon aux trousses, l’extrémité contondante de Fléau en avant. Il cueillit la bestiole au menton et la fit décoller du sol avant de la percuter de plein fouet. Le grondement de douleur de la créature fit plaisir à entendre, mais Telaoun paya cher sa manœuvre audacieuse. Son démon le rattrapa et se jeta dessus, le griffant, mordant et piquant à qui mieux mieux.

Soudain, mes armes se mirent à s’enflammer et j’entendis Stefano hurler que la grâce de Sorkuntza était avec nous. Constatant que Jasper était dans la même situation, nous nous précipitâmes sur l’agresseur de Telaoun. Nos armes lui causèrent de profondes blessures. Quelle que soit la bénédiction qui nous avait été accordée, elle était d’une redoutable efficacité. Jasper finit par traverser le démon de part en part, son hurlement d’agonie résonna comme une douce musique à mes oreilles endolories.

Telaoun se releva d’un bond et cloua le deuxième démon au sol avec la pointe de sa lance. Je pus ainsi prendre quelques précieuses secondes pour évaluer la situation. Les deux gardes des Archontes étaient toujours en plein combat, aucune des deux parties n’avait pris l’avantage. Leurs deux collègues n’avaient pas lâché leurs seigneurs d’une semelle et restaient en retrait, avec Toniatuh, également collé à sa Metzli. La vision de ce colosse inactif, avec son immense épée à deux mains, me rendit folle de rage, mais pas autant que de voir June les bras croisés en observatrice. Ces deux-là ne perdaient rien pour attendre.
— On finit le dernier, ordonnai-je. Pas de quartier !

Les démons comprirent mon instruction et agirent en conséquence. Un autre hurlement perçant retentit depuis une des croix. Pendant que nous étions occupés à nous boucher les oreilles, le démon scorpion rompit le combat, non sans avoir planté son dard dans la jambe de Nayud, l’un des gardes de Metarnas. Je rassemblai les combattants sans chercher à le poursuivre et les éloignai du chemin de croix.
— Venez ici, je vais soigner les blessés, proclama June.

Pendant qu’elle auscultait Nayud et Severnaya, je m’enquis de l’état de Telaoun.
— Ton inquiétude me touche beaucoup, mais je n’ai subi aucune blessure grâce à cette armure, me rassura-t-il. Si tu avais rencontré son forgeron, tu serais confiante qu’il n’existe pas de protection plus sûre.
— Je ne sais pas si je dois te féliciter ou te pourrir pour ton intervention de tout à l’heure, avouai-je. C’était utile et efficace, sans aucun doute, mais aussi inconsidéré et dangereux.
— N’est-ce pas mon rôle dans cette équipe de protéger et servir ? Prendre quelques coups, griffures ou morsures ne suffira pas à me faire fuir.
— On va trouver mieux comme tactique, je te le promets.
— Sherona, connais-tu ce petit couplet ? Il pourra certainement t’inspirer.
Comme l’horloge a son tic tac, le guerrier a sa tactique.
C’est de bien observer sans se faire remarquer, d’avoir avant tout, les yeux en face des trous.
Allez, allez, Sherona, exécution !

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