Errer au hasard dans le quartier des Temples ne me plaisait pas vraiment. Jasper avait dû le sentir et il m’avait laissé choisir les cultes qui me convenaient le mieux – ou me dérangeraient le moins pour être honnête. Parmi les quatre que je m’étais attribués, je me décidai pour Yomi, puisque nous ambitionnions d’entrer dans son Domaine.

Je me retrouvais devant une impressionnante double porte de bois cerclée de fer, encadrée par deux colonnes de pierre constellées de visages gravés finement. Chacun exprimait une profonde sérénité qui tranchait avec la solennité qui irradiait de ce temple. Je pris une grande inspiration et poussai les battants qui, évidemment, grincèrent de concert pour annoncer ma venue à tout le pâté de maisons. Tout ce que je détestais !

L’intérieur du temple était très sombre. Une grande pièce dépouillée m’accueillit, sans aucune présence humaine. Une table de bois noire, une chaise sans occupant, voilà tout ce que je trouvais devant moi. Il n’y avait pas le moindre passage pour progresser dans le temple ! Je me retournai vers l’entrée, en me demandant si je n’avais pas été transportée dans un autre lieu, par sorcellerie, ou je ne savais quoi, mais, non. Revenir sur mes pas de quelques mètres me ramenait dans la rue, sans aucune difficulté.

Avec un soupir d’agacement, j’entrai une deuxième fois dans l’édifice et eus la désagréable surprise de voir un homme assis sur la chaise qui était vide auparavant. Il devait avoir la vingtaine, ses tempes rasées, ses cheveux en bataille et son unique boucle d’oreille rouge lui donnaient l’air juvénile de n’importe quel nobliau habitué à s’encanailler le soir venu. Pas du tout ce que j’imaginais pour un religieux dévoué au Père des Défunts.
— Pas mal, le coup de l’apparition mystique mystérieuse, ça doit plaire aux filles ! dis-je pour briser la glace.
— Que puis-je pour vous ? demanda-t-il sans même hausser un sourcil.
— Rien de très compliqué, mon mignon, il suffit que tu me mettes en contact avec un de vos faiseurs de miracle. Je veux le meilleur ! affirmai-je en pointant un index déterminé vers lui.
— Nous n’avons aucun faiseur de miracle ici, gente damoiselle, répondit-il sans se départir d’une impassibilité qui commençait déjà à me courir sur le haricot.
— On m’a donné plein de surnoms, mais « gente damoiselle », c’est une première. Quand tu dis qu’il n’y en a pas ici, tu veux dire pas encore ? Pas dans cet endroit ?
— Il n’y en a pas.
— Hum, tu pourrais développer un peu ? Ne fais pas ton mec de base, parle, exprime tes sentiments !

Un silence éloquent accompagna ma dernière tentative pour dérider cet emmerdeur à barbichette. Je n’arrivai pas à déceler la moindre émotion chez lui et cela ne m’aidait pas vraiment à deviner quelle ficelle tirer pour le faire craquer. Je lâchai alors quelques bribes d’informations sur notre aventure, qui passionnerait n’importe lequel de ses estimés coreligionnaires, mais en vain.
— Une cérémonie est en cours, me dit-il subitement.
— Eh ben, fallait le dire plus tôt ! Pour combien de temps y en a-t-il ?
— Aussi longtemps qu’il le faudra.
— D’accord… si tu devais mettre une piécette sur un nombre de minutes, quel chiffre choisirais-tu ? tentai-je.
— …
— Bon, sur un nombre d’heures alors, je suis pas bégueule.
— …
— Tu sais que ça devient presque offensant de parler dans le vide ? lançai-je en haussant le ton.
— Patientez jusqu’à la fin de la cérémonie, je vous prie, répéta le prêtre.

Je me mis à faire les cent pas en attendant la fin de sa foutue sauterie. Quand j’en eus marre, je me lançai dans des acrobaties pour passer le temps, je lançai des pièces en l’air, jonglai avec, et chantonnai avec ma plus belle voix de fausset. Pendant tout ce temps, Junior resta de marbre, sans même ciller quand je tentai un la en voix de tête qui avait certainement fait hurler de douleur tous les chiens du quartier.
— Oh, ça me saoule ! Allez, à la revoyure, mon mignon, abdiquai-je.

Je partis en claquant la porte pour le seul plaisir de faire du bruit en espérant le faire au moins grimacer une petite fois. En vain. Je traversai la rue et fondis sur le temple de Sorkuntza à la Flamme Ardente. Au moins, j’aurai de la vie chez elle.

Un immense rideau de flammes éternelles constituait l’entrée du temple. Même s’il était de notoriété commune qu’elles ne brûlaient pas, nombreux étaient ceux qui n’osaient y entrer par peur primaire ou superstition. En réprimant un frisson d’inquiétude, je le passai d’un bond et me retrouvai dans le sanctuaire des arts et de la passion créative.

D’imposants vitraux diffusaient une lumière colorée qui changeait à chaque fois qu’un nuage bougeait dans le ciel. Autant dire tout le temps. Cette immense salle ne comportait aucun autel ostentatoire, aucune statue devant laquelle il fallait s’agenouiller. Les prêtres de Sorkuntza se reconnaissaient aux flammes de couleur qui ornaient leurs vêtements et à l’empressement qu’ils mettaient à écouter les dernières rimes d’un poète, à discourir de la couleur d’un tableau ou encore à peser avec minutie les ingrédients de la potion d’un alchimiste surexcité par sa dernière idée.

J’entendis un crissement sur les pierres et remarquai que quelqu’un venait vers moi. Je baissai la tête pour découvrir un petit bonhomme d’à peine un mètre vingt, qui ne payait pas de mine. En guise de cheveux, il avait de longues plumes brunes et or qui lui arrivaient au milieu du dos. Une tunique courte au motif de salamandre dévoilait les bras et le ventre plat d’un homme actif en excellente condition physique. Un pantalon couvrait ses cuisses et s’arrêtait aux genoux pour révéler de fines gambettes terminées par des serres d’aigles.
— Bienvenue au temple de la Flamme Éternelle, que puis-je pour vous, jeune fille ? s’enquit le prêtre avec une jovialité rafraîchissante.
— Eh bien, mon père…
— Stefano, interrompit-il d’un ton laissant entendre une grande habitude. Je n’ai pas l’honneur d’être votre géniteur.
— Eh bien, Stefano, je venais faire la connaissance des religieux de ce noble édifice afin de découvrir comment en dévoyer un pour partir à l’aventure avec moi, racontai-je sans détour.
— Gente damoiselle, peut-être trouveriez-vous plus facilement votre bonheur dans les innombrables tavernes de notre bonne cité, que dans cet humble temple, aussi passionné et passionnant fût-il.
— Et d’une, c’est Sherona et pas gente damoiselle, vous vous êtes donnés le mot ou quoi ?! Et de deux, je ne cherche pas un mec. Il me faut un faiseur de miracles, assez malin pour se rendre compte que notre quête est impossible, assez cinglé pour y aller quand même, et re-assez malin pour en revenir vivant.
— Voilà un profil intéressant ! s’enthousiasma Stefano. Puis-je vous suggérer Rodrigo ? C’est un ancien fermier qui s’est pris de passion pour la peinture, il a tout légué à ses enfants pour venir s’installer ici. Il est très créatif dans le choix de ses matériaux, il ne prenait que ce qu’il trouvait autour de lui et cela lui a permis d’inventer des compositions fort originales. Et odorantes, ajouta-t-il après un bref instant de réflexion.
— Son miracle est de peindre avec de la bouse de vache ? m’exclamai-je.
— Il peut la colorer à loisir sans y ajouter quoi que ce soit ! C’est stupéfiant, non ? Je ne vous sens pas très convaincue, peut-être quelque chose de plus terre à terre ?
— De plus utile, oui, s’il vous plaît.
— Youri est totalement insensible aux flammes, raconta le prêtre. C’est un don remarquable qui offre des applications d’un intérêt certain.
— C’est tout ? Je ne suis toujours pas convaincue.
— Dans ce cas, pourriez-vous m’en dire plus sur votre quête, afin que je vous conseille au mieux ?

J’expliquai alors en quoi consistait notre voyage fantastique, le rôle de nounou pour dévots suicidaires, la recherche d’un endroit mythique inconnu et légendairement inaccessible, etc. Il écouta mon récit avec attention et m’interrompit, toutefois, pour me présenter une personne susceptible de m’intéresser.

C’était une jeune alchimiste vêtue de soieries couleur cuisse de nymphe émue qui arborait une pensée à la boutonnière, certainement porteuse d’une grande symbolique ésotérique. Le reste de sa tenue était certainement très étudié aussi, mais je m’en désintéressais pour observer sa préparation. Une demi-douzaine de fioles de verre contenait des liquides fumants, bouillonnants, à l’air menaçant, qu’elle manipulait avec un luxe de précautions peu rassurant.
— Cette femme peut créer les mélanges les plus surprenants que j’ai jamais vus, murmura Stefano. Ils peuvent exploser, tourner vos sens ou vous protéger des éléments.
— Voilà qui devient intéressant, susurrai-je à mon tour.
— Là, elle est en pleine recherche sur son chef-d’œuvre.
— Son quoi ?
— Tous les dévots de Sorkuntza à la Flamme Ardente ont un projet particulier, le projet de leur vie, que l’on nomme chef-d’œuvre. Le sien est d’apprendre à mettre la gloire en bouteille et à en distiller la grandeur.
— Vraiment ? Et pourquoi pas enfermer la mort dans un flacon, tant qu’elle y est !
— Ne le lui suggérez pas, elle risquerait d’être intéressée, s’amusa mon guide. Ses liens avec la Guilde des Magiciens font que…
— Next !
— Pardon ?
— Je ne veux rien qui vienne de ce groupe de vendus. Montrez-moi quelqu’un d’autre, exigeai-je d’un ton qui ne souffrait d’aucune contestation.

Un grand boum ponctua ma phrase et m’envoya rouler les quatre fers en l’air. Miss Ultraviolet se releva d’un bond, barbouillée de suie, les cheveux en pétard et vint m’accuser d’avoir brisé sa précieuse concentration, causant ainsi une explosion qui aurait pu mettre des vies en danger.
— Oh, ça va ! grognai-je. Il vous faut un silence de cathédrale pour travailler ?

Sans même relever mon trait d’esprit, dont j’étais plutôt fière pourtant, elle continua à m’injurier et Stefano m’entraîna plus loin pour me présenter un autre prêtre.
— Pas. De. Magicien, répétai-je dès que je vis son candidat concentré sur une boule de cristal, un ancien grimoire à la main.
— Mais, ce n’en est pas un ! protesta Stefano.
— Pas grave. Il lit un grimoire, c’est pareil. Et puis, il est chauve. J’aime pas les chauves. Next !

Stefano me regarda d’un air surpris, conscient que quelque chose lui échappait dans mon brusque changement d’humeur. Je concoctai ma plus belle gueule de femme indignée et l’exhortai, le plus outrageusement possible, à améliorer ses suggestions.

Toujours très calme, malgré mes provocations, il m’amena près d’une violoniste en pleine concentration. Les spectateurs s’amassaient progressivement et se tenaient religieusement coi, dans l’attente de sa performance. Elle poussa un long soupir et murmura quelques paroles incompréhensibles. Son archet s’enflamma et elle commença à jouer.

Tout disparut autour de moi, le temple, les spectateurs, les vitupérations de l’alchimiste. Tout. La mélodie remuait jusqu’au plus profond de mon être, faisant surgir des émotions si puissantes que je n’avais aucun mot pour les qualifier. Des flashs de mon enfance apparurent devant mes yeux, ma première rencontre avec Jasper et mon étonnement devant son absence totale de jugement à mon égard, la prime octroyée par Yazda quand j’avais déjoué le projet d’assassinat de son concurrent le plus redoutable, et d’autres encore qui firent monter des larmes de joie.

L’archet changea soudain d’orientation, la musique se fit plus triste, plus mélancolique et mes larmes se tarirent. D’autres souvenirs prirent la place, plus violents, plus sombres. Ils étaient terriblement vivaces, mon estomac gronda quand je me remémorai les journées où, petite fille, je fouillais parmi les ordures afin de trouver de quoi me nourrir.

La mélodie se transforma encore et encore, jouant avec mon esprit, l’amenant là où la musicienne le voulait, sans que je puisse, ou même veuille, l’en empêcher. Quand la jeune femme cessa de jouer, je tombai à genoux, exténuée. Le petit Stefano était en larmes et commença à applaudir lentement, bientôt suivi par toute l’assemblée.
— Ana Maria, c’était absolument divin, complimenta mon guide, au comble de l’extase.
— Divin ? Divin ?!! Tu oses qualifier ma musique de divine ? Toi ! C’était nul, totalement minable !

Ana Maria jeta son violon au sol, le piétina, poussa de hauts cris sur trois octaves et quitta le temple, drapée dans sa dignité bafouée.
— La frontière entre le génie et la folie est mince, soupira Stefano.
— Sa folie avait l’air très personnelle, insinuai-je, à l’affût de certains reproches dans le regard de la tragédienne.
— Divin. Je n’aurais pas dû utiliser ce mot précis. Il revêt un sens très particulier pour moi, elle le sait et elle l’a sur-interprété.
— Mais encore ?
— À cause de ma propre quête insensée. Avez-vous entendu parler de la Symphonie du Diable ? J’imagine que non, continua-t-il sans écouter ma réponse. C’est une légende ancienne qui raconte que Mukuro, un des Princes Démons du Rift, sortit un jour de la plaie béante qui ouvre sur son monde pour venir pervertir le nôtre. Il prit apparence humaine, rechercha le plus grand aède des sept royaumes, qui n’étaient pas encore unifiés à l’époque, et lui inspira une symphonie pour huit instruments. Ils l’écrivirent ensemble, constituèrent un orchestre et le jouèrent devant le roi du Kotan.
Dès que les premières notes retentirent, la foule commença à hurler. Les corps se contorsionnèrent, les articulations craquèrent et les cris redoublèrent d’intensité. Quand la symphonie fut terminée, chaque membre de l’assemblée n’avait plus rien d’humain. Leurs bras et leurs jambes étaient tordus dans des angles improbables, des excroissances avaient poussé sur leurs corps. Certains spectateurs, qui s’étaient pris dans les bras, avaient fusionné en un nouvel être difforme et à moitié fou.
Mukuro les nomma Kalibans et les lâcha sur le monde. Il prit avec lui les huit musiciens, désormais changés en démons, et regagna le Rift avec eux. Leurs huit partitions furent éparpillées par le vent et n’attendent plus qu’une chose : être jouées à nouveau.
— Quel rapport avec Ana Maria ? demandai-je, captivée par son récit.

Stefano eut un triste sourire. Deux ailes racornies et atrophiées, d’une couleur cendreuse maladive, sortirent timidement de son dos.
— Je possède la partition pour violon. J’ai voulu la jouer et voici le résultat. C’étaient des ailes d’aigle autrefois.
— Je suis désolée, bredouillai-je, sincèrement émue.
— Ne le soyez pas, c’est entièrement ma faute, estima Stefano. Mon ignorance est la cause de ma blessure. C’est pour cela que j’ai décidé de consacrer ma vie à Sorkuntza, ma muse flamboyante, pour écrire la Symphonie Divine. Je contrerai la malédiction des Kalibans, leur rendrai forme humaine et déferai l’influence maléfique de Mukuro !

Sa passion ne s’exprimait pas de manière aussi criante qu’Ana Maria, mais elle n’en était pas moins forte. Ses yeux brillaient de la même ferveur que Jasper quand il parlait de ses expéditions et de ses rêves démesurés de cartographier la totalité de cet empire de cinglés. Comment résister à ça ?
— C’est bon, vous êtes engagé !
— Hein, quoi ? Mais je… bredouilla le petit prêtre.
— Nous allons passer près du Rift et nous irons à Kotan également. Tout ce qu’il faut pour trouver l’inspiration, concevoir vos partitions, tout ça, tout ça. Et puis, vous allez bien vous entendre avec mon coéquipier, j’en mets ma main au feu ! lui assurai-je.
— Pas de blasphème, protesta faiblement Stefano.
— Bon, c’est oui ou c’est oui ?

Une ferme et honnête poignée de main scella notre accord et je quittai le temple avec le sentiment du devoir accompli pour retrouver Jasper qui sortait du temple de Yum Kaax, Mère de la Terre, les épaules basses. Je lui racontai ma rencontre et ma décision unilatérale de prendre Stefano dans l’équipe.
— Et tu ne sais même pas si c’est un faiseur de miracles ? s’étonna l’explorateur.
— Je suis certaine que c’en est un ! Crois-en mon intuition féminine infaillible.

Jasper gémit et leva les yeux au ciel, mais ne protesta pas plus. Il confessa ne pas avoir trouvé la perle rare de son côté. Comme je ne voyais pas l’intérêt de continuer à écumer le quartier au cas où nous trouverions encore mieux que Stefano, je proposai de repartir dans la Ruche, jusqu’à mon chez-moi.
— Tu connais ma devise ?
— Laquelle ? Elle change toutes les semaines, s’amusa Jasper.
— Mieux vaut être seule que mal accompagnée. Je ne me sens vraiment pas bien en ce moment…
— Oh. C’est bien dommage.
— Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que mon mal-être vient de derrière moi, un peu sur la droite, précisai-je.
— Depuis longtemps ? demanda Jasper, comprenant où je voulais en venir.
— Environ une heure.

Jasper me fit face et posa une main sur mon front.
— Je confirme. Il est vraiment vilain ton mal-être.
— C’est bien ce qu’il me semblait. Jasper, mon bon, m’amèneras-tu chez le rebouteux ?
— Celui qui se trouve comme par hasard juste devant nous ?
— Celui-là même !

Pendant que je feignais de me pâmer comme une dame de la haute, Jasper, tout en essayant de ne pas rire devant ma piteuse imitation, me conduisit dans la masure à demi délabrée où officiait le guérisseur. À peine entrée, je le saluai et me dirigeai vers la porte arrière qui menait à une intéressante allée que je connaissais particulièrement bien. Surtout pour son amoncellement de tonneaux qui offraient un accès rapide aux toits des habitations du quartier.

Comme je l’espérais, le petit filou qui me collait aux basques se rapprocha de l’entrée pour mieux voir ce que je fabriquais là-dedans. Sa surprise fut totale quand je sautai de mon perchoir pour atterrir sur son dos. Il en mouilla son pantalon dès qu’il sentit le froid de la lame de Khajara sur son cou.
— Salut, mon grand. Tu m’as l’air d’être un grand timide qui n’osait pas m’aborder.
— Euh… ben… euh… bredouilla la fripouille.
— Ferme la bouche, je t’en prie, ou alors prends un chewing-gum. Et un bain. Plusieurs, en fait, conseillai-je.

Je vis dans ses grands yeux inquiets toute la détresse de celui qui veut en même temps parler et en même temps garder la bouche fermée. Quelle piètre interrogatrice je faisais, avec mes ordres contradictoires.
— Tu peux desserrer les mâchoires, mais pas trop, pour me dire ce que tu me veux, précisai-je.
— Je dois te suivre et me souvenir de tout ce que tu vas faire, déballa le gredin. Tous les endroits que tu visites, tous les gens à qui que tu causes, tout.
— Et tu rapportes le résultat à qui, exactement ?
— Je peux pas le dire ! Même sous la torture, je dirai rien, s’exclama-t-il.

Jasper fit son entrée, ou plutôt sa sortie de chez le rebouteux, et examina ma prise d’un œil critique.
— Il bosse pour la Reine Noire ? devina-t-il.
— Évidemment, confirmai-je.
— Je l’ai pas dit, protesta mon filou souillé.
— T’en fais pas, je ne dirai à personne ce que tu ne m’as pas dit.

Il n’eut pas l’air très rassuré par ma promesse, mais je le soupçonnais fort d’être encore en train de décrypter si mon « t’en fais pas » était sérieux.
— Allez, fous le camp, ordonnai-je en le lâchant pour chercher quelque chose sur quoi m’essuyer les mains.
— Tu vas le laisser partir comme ça ? s’étonna Jasper.
— Bah, regarde-le. Il est pas bien méchant. Tout juste bon à égorger les chats.
— J’ai jamais tué de chat ! protesta la crapule. Ou alors y a longtemps. Ou bien, j’ai oublié. Ou ils sentaient pas bons…

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