Je terminai mon verre seule, en méditant sur la proposition d’Igor. Jasper était parti l’amadouer et j’étais certaine qu’il parviendrait à arrondir les angles pour m’offrir d’intéressantes opportunités de négociation. Il avait beaucoup trop envie de faire cette quête et son enthousiasme innocent pouvait soulever des montagnes. C’était tellement rafraîchissant d’assister à ses arguments raisonnés plutôt qu’à ceux d’Ugroza, nettement plus représentatifs de mes interlocuteurs habituels.

Et puis, nous étions revenus à Feldrinville depuis deux mois et il s’ennuyait de plus en plus, même si la capitale était de loin la plus grande ville de l’Empire. Les remous politico-diplomatiques de sa Sororité concernant son éventuelle promotion ne sauraient le captiver encore longtemps. Il lui fallait des chemins poussiéreux, des dangers imprévisibles, un itinéraire introuvable et des merveilles inconnues. On était bien pareils sur ce plan-là.

Je hélai Lina et m’enquis d’une réservation de la même table pour le lendemain soir. Elle m’apprit qu’il y aurait un spectacle inédit, un groupe de musiciens magiciens appelé les Mamertins, particulièrement originaux et incroyables à voir. La taverne doublait les tarifs à cette occasion, en particulier pour une table si bien placée que la mienne. Je n’avais pas besoin de mettre la main dans mes poches pour en connaître le contenu. Et savoir que ma bourse était désespérément plate.
— Payable d’avance, précisa Lina qui m’avait bien cernée.
— Même pour des consommateurs sympas comme nous ? tentai-je.
— J’en ai bien peur.
— On ne pourrait pas s’arranger ? Vous réservez la table discrètement pour nous, sans rien dire au patron ?
— Je n’y gagnerai que des ennuis, assura la serveuse.
— Vous pourriez y gagner un rendez-vous avec Jasper, susurrai-je.
— À quoi bon ? Il aime les hommes, m’avez-vous dit.

Je lui fis signe de s’approcher et murmurai à son oreille :
— Il n’aime pas QUE les hommes. Je le connais bien, je suis certaine de pouvoir vous arranger ça. Là, vous avez lancé un hameçon en public, avec un employeur potentiel, c’était pas vraiment subtil et il était ultra mal à l’aise. Mais, en privé, là…

Je contemplai l’idée faire son chemin dans son esprit et je laissai échapper malencontreusement que Jasper n’avait pas été avec une femme depuis bien longtemps. Ma confiance absolue dans le charisme de mon coéquipier s’avéra toujours aussi fondée et je voyais le désir luire dans les prunelles de la serveuse.
— Un tête à tête avec lui alors. Et pas dans trois semaines, le soir même ! négocia-t-elle.
— Vendu. Et ressers-moi pour fêter ça, profitai-je.

Pendant que Lina fantasmait à mort, je fis le tour de mes options. J’avais enfin décidé de poser mes valises quelque part et j’avais tout misé sur la construction de cette maison. Elle avait cramé à trois jours de la fin des travaux. Par accident…

J’étais certaine que la Reine Noire en était l’instigatrice, les menaces dénuées de subtilité d’Ugroza me l’avaient confirmé, m’obligeant ainsi à contracter un prêt à un taux démentiel auprès d’un de ses requins pour tout réparer. J’engloutis le reste de mon verre et titubai jusqu’à la porte. Une petite visite de chantier s’imposait, afin de m’assurer qu’il n’y aurait pas un nouvel incident.

Je me dirigeai vers le quartier de la Ruche, le seul et unique cœur de cette ville, bien avant qu’elle ne devienne la capitale et que ne soient construits le Palais et tous les manoirs des rupins. J’y étais née, parmi les mendiants, les vauriens et tous les brisés de la vie. Le Biberon de la Sorcière était proche du quartier marchand et les rues étaient encore pavées, même si leur entretien ne se faisait que tous les cent sept ans. Ma route me menait vers des chemins de terre battue, de plus en plus étroits à mesure que je me rapprochais.

Les murs des masures environnantes étaient décrépis, des morceaux s’étaient détachés et traînaient au sol depuis des mois, des années parfois. Je ne pouvais faire autrement que frôler les autres passants tellement la place manquait, mais je ne m’en formalisais plus depuis longtemps. Je dévoilai la poignée de Khajara et la dégainai de quelques centimètres, à l’attention d’un petit con qui voulait me faire les poches à la faveur de cette promiscuité imposée. La menace fut efficace et il évita de se servir de ses doigts.

Je me dirigeai aisément dans ces dédales que je connaissais par cœur, prenant le pouls du quartier à tous ces infimes détails qui échappaient aux étrangers. Quel clochard avait changé de place et jouait nonchalamment les indics, quels nouveaux tatouages apparaissaient et dénotaient l’existence d’une nouvelle bande. J’arrivai ainsi à mon chez-moi.

L’odeur acre de fumée avait persisté pendant plusieurs semaines, mais elle s’était enfin dissipée. Les murs avoisinants portaient encore les traces noires de l’incendie, me rappelant ma promesse de procéder à des réparations chez des voisins n’ayant pas le moindre sou disponible pour autre chose que la survie immédiate.

Les trois artisans que j’avais embauchés étaient en pleine pose de fenêtres, sous l’œil attentif de ma chef de chantier qui les supervisait avec attention, les bras croisés, une petite moue boudeuse et sceptique aux lèvres. Elle avait ôté sa sempiternelle coiffe, un assemblage indéfinissable d’un foulard de laine retenu par un bandana de tissu d’où pendouillaient deux longues lanières de cuir. Ce qui laissait libre sa tignasse rousse.
— Hey, Sherona, tu viens jouer les inspectrices des travaux finis ? lança-t-elle.
— Parce qu’ils ont tout terminé ? contrai-je.
— Presque. Tu pourras ensuite mettre ta petite touche personnelle sur toutes les serrures et loquets de la maison. J’ai pensé à un truc, d’ailleurs. On pourrait laisser une fenêtre volontairement mal fermée, avec un scorpion attaché à la poignée. Le gars, il voit l’ouverture, il essaye d’entrer et, paf !
— Et c’est toi qui te chargeras de nourrir le scorpion en évitant les paf, comme tu dis ? m’amusai-je.
— Mouais, pas faux, reconnut-elle à contrecœur. Dommage, j’aimais bien l’idée.
— Dis-moi, le gars là-bas, au premier étage, il marche pas un peu en canard ? Il a une façon bizarre de se déplacer.
— Ah, lui ? Il a voulu me peloter ce matin. J’ai, comment il dit ça Jasper déjà, exprimé mon désaccord de manière ferme et sans équivoque.
— Un coup de genou dans les boules ?
— Un coup de genou dans les boules.
— Mais tu as douze ans… soupirai-je.
— Et demi, précisa-t-elle. Et puis, j’ai déjà plus de poitrine que toi, alors normal que je commence à avoir ce genre d’emmerdements et pas toi.
— Dis donc, gamine, qui t’a appris à être impertinente comme ça ?
— C’est toi, non ? Et tu es trop une super prof, Sherona, tu assures grave.
— Mouais, maugréai-je. On vient de me proposer un job qui sent pas super bon, mais pourrait rapporter gros. L’Archonte Metarnas, ça te dit quelque chose ?
— Le sang bleu qui a débarqué avec sa clique d’éclopés la semaine dernière ?
— Sûrement, oui. J’imaginais bien qu’il ne passerait pas inaperçu avec une trentaine de personnes à sa solde.
— Une dizaine, tu veux dire ? corrigea-t-elle.
— On m’a parlé d’une trentaine, lui confirmai-je.
— Ils n’étaient pas si nombreux à l’entrée de la ville. Peut-être trente au début de leur voyage, mais certainement pas à l’arrivée.

Ce petit cachottier d’Igor commençait à me courir joyeusement sur le haricot. Il aurait sérieusement intérêt à cracher au bassinet pour me convaincre d’accepter sa mission moisie. Je demandai à mon acolyte de me dire tout ce qu’elle avait appris en laissant traîner les oreilles, comme je le lui avais enseigné.

Il y avait bien deux Archontes dans ce groupe, l’autre étant une femme dont l’inimitié avec Metarnas était flagrante. Plusieurs combattants les encadraient, des hommes qui avaient l’air compétents et particulièrement bien équipés, mais aussi sérieusement éprouvés. Le groupe donnait une impression de lassitude extrême, ce qui accréditait, pour une fois, les propos d’Igor sur la nécessité d’être convenablement accompagnés pour un nouveau voyage. Cependant, ces deux nobles avaient été accueillis à bras ouverts par la Garde Carmine et menés au Palais Impérial peu de temps après leur entrée dans la capitale. C’était d’autant plus surprenant que la garde personnelle de l’Empereur n’était pas réputée pour son hospitalité et son affabilité.
— Bon, ma petite Fouine, tu me trouves tout ce que tu peux sur eux. Il me le faut pour demain après-midi au plus tard. Et fais passer un message à Jasper, tant que tu y es. Il doit sûrement me chercher à l’heure qu’il est. Je vais chez Maitasuna, il peut m’y retrouver dès que possible.
— Tes tatouages sont cicatrisés, tu vas pouvoir les découvrir ? demanda-t-elle, les yeux brillants.
— Ça ne picote plus, c’était le signal pour que j’y retourne.
— Ou alors, c’est toute la bibine que tu t’es sifflée avant de venir qui t’anesthésie, persifla la Fouine. Tu pues l’alcool !
— Anesthésie ? C’est Jasper qui t’apprend des mots compliqués comme ça ? Tu comprendras l’intérêt de la picole quand tu seras plus grande.
— C’est ça, mamie, cause toujours.

Je laissai là ma petite effrontée et m’enfonçai plus encore vers le centre de la ville. Les masures étaient pratiquement mitoyennes, on ne pouvait quasiment pas se croiser dans le mince espace qui les séparait. Construites toutes en hauteur, elles masquaient la lumière et on était contraint d’évoluer dans les ombres pendant une bonne partie de la journée. Oh, que j’adorais cet endroit !

Je m’arrêtai devant une porte entièrement peinte de noir, à l’exception d’un M calligraphié d’une blancheur immaculée. Comment Maitasuna parvenait à le garder intact dans ce quartier de vandales faisait partie des mystères qui entretenaient sa légende. J’entrai sans même m’annoncer et pénétrai dans l’atelier des maîtres.

Je me souvins de ma surprise quand j’avais découvert que Maitasuna était le nom de deux personnes. D’un couple d’humains d’au moins quatre-vingts ans, portant des vêtements peu couvrants qui dévoilaient d’innombrables tatouages amoureusement élaborés par leur moitié. Ils refusaient de donner leur prénom, se présentant comme une seule et même entité indivisible. Maitasuna était le seul nom auquel ils acceptaient de répondre. La première des règles auxquelles il fallait se soumettre pour avoir l’honneur de passer entre leurs mains.

Sans piper mot, je m’installai dans le confortable fauteuil inclinable, que l’on racontait fabriqué de leurs propres mains, étendis les bras sur les accoudoirs et attendis. Elle vint se placer à ma gauche et lui à ma droite, exactement comme au premier jour. Je retins mon souffle. Le moment de vérité était arrivé.

La règle la plus importante de toutes était la plus simple et aussi la plus effrayante. On ne disait pas à Maitasuna ce que l’on voulait comme tatouage. On ne disait même pas où on le désirait. On venait en ces lieux pour découvrir qui on était et les laisser faire ce qui était bon pour vous. Ce qui deviendrait votre vérité. Comme chaque homme et chaque femme avant moi, j’avais gardé un bandeau noir sur les yeux pendant toute la durée du tatouage pour ne faire connaissance avec lui qu’au moment où il serait prêt et complet.

Par des gestes précis et parfaitement synchronisés, ils levèrent mes manches et dévoilèrent les bandages qui emprisonnaient leurs œuvres d’art. À l’aide d’un petit couteau à la lame gravée d’un M, ils découpèrent délicatement les pansements et amenèrent mes poignets à mon regard.

À gauche, je vis une cage blanche et un colibri aux ailes dorés butinant de son long bec une fleur rosée qui avait poussé à l’intérieur. On ressentait le mouvement excessivement rapide de ses ailes pour qu’il se maintienne en plein vol.

À droite, la même cage blanche, dans les mêmes proportions, y était merveilleusement représentée. Mais, contrairement à sa sœur, celle-ci était ouverte. Le corps du colibri était, cette fois, dans différents tons de vert. Ses ailes bleutées largement déployées restaient immobiles et lui permettaient de planer au-dessus de la cage.
— Deux tatouages, deux réalités, deux chemins pour votre vie, énonça Maitasuna.
— Quand l’un des deux deviendra le bon, l’autre tatouage changera pour le refléter, compléta sa femme.

Je restai muette, aucune parole ne pouvant exprimer la gratitude que je ressentais face à un tel cadeau. Et même si je devinais que l’inquiétude concernant l’avenir me gagnerait bien assez tôt, je gardai en moi ce sentiment de reconnaissance et admirai le soin qu’ils mettaient à nettoyer mes mains et mes bras pour ôter toute marque qui ne soit pas de leur fait.

Quelqu’un tapa à la porte, trois coups rythmés, d’une harmonie exquise, qui venaient s’immiscer dans notre discussion silencieuse presque en s’excusant. Il arrivait à être gentleman même dans un geste aussi banal, c’était proprement fascinant. Jasper entra et se mit sur le côté, les mains jointes comme une première communiante. Il attendit religieusement qu’ils en aient terminé, et que j’aie remercié ce couple du fond du cœur, puis sortit avec moi pour retourner dans la dure réalité.
— La Fouine m’a fait savoir que tu me cherchais, commença-t-il. Ça tombe bien, j’ai des nouvelles pour toi.
— J’en étais sûre. Je te connais comme si je t’avais faite.
— J’ai soixante-trois ans et tu en as dix-huit, commença mon ami.
— Alors, déjà, tu en fais vingt-cinq, espèce de fée chelou, et ensuite ne viens pas perturber ma répartie avec ta logique.
— D’accord, d’accord, abdiqua Jasper. J’ai parlé à Igor et je l’ai convaincu de nous retrouver demain soir, au même endroit. Je sais que ce n’est pas ce que tu voulais, mais je sens du potentiel dans ce voyage.

Je laissai fourbement un blanc dans la conversation et affichai une mine dépitée. Le front impeccable de Jasper se plissa tandis qu’il cherchait un moyen de se racheter. Avant de remarquer le sourire que je ne parvenais plus à contenir.
— Tu as déjà réservé pour demain, c’est ça ? devina-t-il.
— Mais oui, mon Jasp. Je te connais comme si je t’avais faite !
— Hum, y a de l’écho, on dirait. Ça veut dire que tu y crois à son projet, alors !
— Ah non, toujours pas, répliquai-je. Il nous pipeaute, nous cache plein de choses et je suis certaine qu’on va avoir des ennuis à n’en plus finir. En plus de tous les dangers qu’on rencontrera sur leur foutu pèlerinage.
— Peux-tu me citer un seul boulot où on nous a présenté loyalement la mission au préalable ? contra Jasper.
— Il existe de nombreuses nuances et subtilités dans le mensonge, expliquai-je. Et là, je suis convaincue qu’il nous en a mis plusieurs couches.

Je racontai ce que la Fouine avait déjà remarqué et ce qu’elle avait pour mission de découvrir. Je lui rappelai aussi les critères stricts que requérait mon acceptation.

D’abord, survivre. Est-ce qu’on peut fuir ? Est-ce qu’on est suffisamment armés ? Bien entourés ? Ne va-t-on pas être poursuivis si on abandonne tout pour prendre nos jambes à nos cous ? Cette toute première condition était déjà douteuse, au vu des informations recueillies…

Ensuite, est-ce que ça paye ? Et, encore plus important en ce moment, est-ce que ça paye vite ?

Enfin, est-ce que c’est sympa, enrichissant, nous apprend des tas de trucs sur la vie, la mort et tout le bazar ? Condition que Jasper avait la fâcheuse tendance à faire passer avant les deux autres.

Mais, je me rendis toutefois à l’évidence et admis qu’il valait bien le coup d’être revu le vieux débris.
— De toute manière, Jasp, tu noteras que j’avais dit dès le début que c’était une mauvaise idée. Bon sang, on se fera enterrer côte à côte et on le fera graver en épitaphes :
Nous étions jeunes et larges d’épaules,
Bandits joyeux, insolents et drôles.
On attendait que la mort nous frôle,
On the road again, again…

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