Je regardai la porte du Biberon de la Sorcière, prête à en découdre. La Fouine avait fait un boulot de dingue et je cernais mieux la situation. Ce qui entraînait aussi une palanquée de questions à poser, dont j’avais déjà fait la répartition avec Jasper. À lui les interrogations mignonnettes et à moi les vraies, les perverses, celles qui donnaient envie de m’en coller une, comme le prétendait mon acolyte.

La taverne était méconnaissable. Des pentacles, cercles de protection et autres symboles cabalistiques avaient été tracés sur chaque centimètre carré des murs. J’en voyais même au plafond, sur le sol et sur les tables. Le fond de la salle avait été dégagé et aménagé en une scène où plusieurs instruments de musique attendaient sagement leurs propriétaires.

J’avais généralement assez peu de temps à consacrer à ce type de distractions, aussi connaissais-je à peine leurs noms. Je comprenais qu’il y avait un jeu complexe de percussions, de tailles diverses, deux cithares, une viole de gambe et une espèce de cithare sur table. Par contre, comment tout ceci allait former un ensemble harmonieux restait un mystère pour moi.

Les tables étaient toutes numérotées et disposées de manière à permettre à chaque convive d’assister au spectacle dans de bonnes conditions. L’une d’entre elles était plus grande et en première ligne pour une vue imprenable. Igor y était installé, accompagné par trois inconnus.
— Tu as mis les petits plats dans les grands, tu m’avais caché ça, me souffla Jasper.
— Ouaip, je me l’étais caché à moi-même, pour tout te dire…

Lina nous accueillit et nous mena à notre table sans faire de commentaire et retourna à ses préparatifs, d’un air afféré. Nos invités se levèrent à notre approche et Igor fit les présentations. Le premier d’entre eux, un trentenaire, était vêtu d’une luxueuse tunique vert et argent et armé d’une épée longue à la garde si chargée de pierres précieuses qu’elle pouvait acheter une dizaine de tavernes. Il se nommait Metarnas, enfin le Seigneur Sergyi Metarnas, Archonte de machin, etc, etc.

Son visage était des plus ordinaires, avec ses cheveux châtains soigneusement peignés à la dernière mode, sa petite moustache bravache et sa peau rasée de près. C’étaient ses yeux qui faisaient flipper, le regard d’un homme aux dents qui rayaient le parquet, prêt à toutes les bassesses. Il représentait l’antithèse des brutes que je côtoyais fréquemment, affectionnant le brisage de mâchoires à mains nues, mais qui, au moins, le faisaient eux-mêmes. Ce noble-là était celui qui les employait et les regardait commettre leurs horreurs en buvant son vin dans un verre de cristal, sans se salir.

La fameuse « autre Archonte » était une femme, d’environ vingt-cinq ans, dont la longue robe saumon, constellée de pierreries, était également d’excellente facture et affichait son statut social sans la moindre ambiguïté. Elle se nommait Yulia Koudrine. Son attitude prude et réservée contrastait fortement avec celle de son homologue, mais c’était une Archonte, donc hors de question que je me départe de la méfiance qui m’avait maintenue en vie jusqu’ici.

La dernière inconnue était une humaine, elle aussi, que j’estimais âgée de cinquante, cinquante-cinq ans, avec une robe assez simple aux mêmes couleurs que Koudrine, et une coiffe traditionnelle de Derevnya avec ses motifs à carreaux bleus-gris et saphirs. Ses sourcils épais se rejoignaient et formaient comme une barre noire donnant un air sévère de matrone à cette Ergie Poliakov.

Nous nous rassîmes et Metarnas prit la parole.
— Igor m’a présenté un récit détaillé de votre entrevue, il m’a paru nécessaire de vous rencontrer et entendre vos légitimes questions. Il n’était pas de son ressort d’y répondre.
— Merci de nous avoir fait l’honneur de vous déplacer, répondis-je. Cela ne vous pose aucun problème de travailler avec une fille de démon ?
— Vous entrez dans le vif du sujet dès le début, cela me sied, affirma Metarnas avec un sourire carnassier, ignorant les hoquets de surprise, voire de malaise, des autres convives. Notre périple nous mènera aux abords du Rift, la faille qui gangrène notre monde et crache jour après jour démons et morts-vivants. Vous avoir dans nos rangs nous sera fort bénéfique.
— Être noire me permet de comprendre les démons, d’après vous ? m’enquis-je.
— Cela est de notoriété publique, assura l’Archonte. Vous avez été frappée par leur malédiction et elle a laissé sa marque sur vous.
— C’est une superstition stupide, rétorquai-je. C’est une couleur. Ma couleur de peau. Et. C’est. Tout.
— Galimatias typique des personnes dans votre genre.

On l’avait préparée avec Jasper, cette intro. J’étais certaine que Metarnas serait mal à l’aise d’être apostrophé ainsi en public. Jasper aussi en était convaincu. Je n’avais pas imaginé que ce taré assumerait…
— Me permettez-vous une question à mon tour ? reprit l’Archonte.
— Maintenant qu’on a brisé la glace et qu’on est super potes, faites-vous plaisir, grinçai-je.
— Igor m’a rapporté votre conversation de la veille. Vous avez appelé l’honorable Jasper ici présent, ma Sœur. À de multiples reprises et avec une jubilation non dissimulée, me semble-t-il. Je confesse une certaine curiosité à ce propos.
— Permettez-moi de répondre, intervint l’intéressé. La Guilde des Explorateurs, nom usuel que l’on entend parfois, a été fondée par Bidalketa, la première personne à avoir osé rassembler et organiser les initiatives individuelles pour créer des routes et les cartographier. L’altruisme de cette femme, dénuée de l’esprit de compétition que l’on rencontrait chez ses concurrents, a créé un élan unique et a abouti à la création de cette organisation.
En son honneur, l’Empereur de l’époque lui a accordé le privilège de nommer elle-même sa Guilde. Elle a tenu à ce que ce soit une Sororité et que ses membres soient appelées « Sœurs ». Elle était intimement convaincue que ce serait la première brique de l’égalité hommes femmes. Elle était… comment dire…
— Totalement à la ramasse ? proposai-je perfidement.
— En avance sur son temps, corrigea Sœur Jasper avec un air de reproche. Aujourd’hui, la Sororité des Pionnières de Nuntius dispose des meilleurs cartographes, des plus grands voyageurs et son expertise est reconnue par l’Empereur Feldrin lui-même.

Pendant que Jasper dissertait avec passion sur son travail, j’observai discrètement les réactions de mes autres clients potentiels. Igor masquait difficilement sa gêne devant les déclarations outrancières de son Seigneur. Mais il était évident qu’il était habité par un puissant sentiment de loyauté et qu’il ne dirait rien publiquement. L’Archonte Koudrine gardait pudiquement la tête baissée et le visage de sa suivante restait impénétrable.

Pendant ce temps, les Mamertins étaient entrés sur scène et se préparaient. Un grand blond efflanqué s’était installé derrière la cithare sur table et fléchissait ses doigts pour les dégourdir. Il portait une tunique de cuir noire, dénudée aux épaules, des gants et un caleçon long de la même matière, accompagnés d’un long manteau et d’une paire de lunettes aux verres sombres. Avait-il perdu un pari ?

Une petite explosion interrompit les conversations et attira l’attention sur un des joueurs de cithare. Des flammèches mourraient sur ses doigts tandis que son incantation se terminait. Son compère derrière les percussions fit de même et resta bien droit, les yeux fermés, en pleine inspiration mystico-artistique.

Je n’eus même pas le temps de détailler son accoutrement que le quatrième membre du groupe y alla de sa pétarade. Bien plus massif, il se tenait les bras croisés avec sa cithare en bandoulière et nous regardait tous les uns après les autres, avec ses pupilles bleus éclairs qui luisaient dans la pénombre de la taverne. Le cinquième fit son entrée et se montra torse nu, tout maigrichon derrière son imposante viole de gambe, tout flippant avec le loup noir couvrant ses yeux et le collier de chien qui lui serrait le cou.

On n’entendait plus un bruit dans la salle. Je repérais rapidement la route la plus directe vers la porte de sortie, puis me préparai au pire quand cette bande de cinglés allait se mettre à jouer. Quelques notes guillerettes s’échappèrent du clavier de celui qui avait perdu son pantalon, rapidement suivies par le tambourinement sourd des percussions. Les trois autres instruments enchaînèrent alors et, à ma grande surprise, une vraie mélodie naquit de cet ensemble improbable.

Enfin, mélodie, c’était vite dit. J’avais l’impression d’être entourée par des forgerons qui frappaient leurs enclumes tous en cœur. Les instruments étaient parcourus de légers éclairs qui déformaient les sons et leur donnaient une tonalité métallique que je n’avais jamais entendue nulle part ailleurs.

Tout à coup, un rideau de flammes tomba du plafond entre eux, tous les pentacles de la pièce se mirent à rougeoyer et la salle résonna de cris d’effroi. Un homme torse nu – c’était vraiment une manie chez eux – était baigné par un feu dont on ressentait fortement la chaleur. Il se mit à chanter dans une langue gutturale qui m’était inconnue, sans doute un des patois régionaux qui étaient tombés en désuétude au moment de l’unification et de la naissance de l’Empire.

Metarnas tapa dans ses mains pour attirer notre attention et reprit la conversation sans se préoccuper de cette scène fantastique.
— Mes chers Jasper et Sherona, passons aux choses sérieuses. Cette offre est la chance de votre vie, croyez-moi. Je veux voir votre énergie à mes côtés, au sein de cette Quête qui changera le monde.
— Et si nous parlions d’argent, le nerf de la guerre ? suggérai-je avec agacement.
— Voyez plus grand, Sherona.
— Voir une plus grande bourse me conviendrait parfaitement.

Jasper ne nous écoutait pas, absorbé par le spectacle. Il marmonnait quelque chose, en hochant la tête en rythme.
— Est-ce que vous m’entendez ? s’exaspéra Metarnas. Je parle d’apporter la paix aux âmes de ceux qui sont tombés, victimes des engeances maléfiques qui corrompent notre beau pays. Et si je vous disais qu’il est possible de s’immuniser définitivement à leur influence ? De ne plus subir leurs malédictions ?
— Je m’intéresse surtout à la malédiction de mes poches percées, insistai-je.

Pendant que le nobliau pestait sur mon manque de vision et ma supposée avarice, la première chanson se termina sous les applaudissements d’un public conquis. Les musiciens enchaînèrent immédiatement avec le morceau suivant et une longue intro sans paroles.
— Écoutez-moi bien, déclarai-je. Je suis peut-être une fille du démon et une jeunette, mais j’ai de la bouteille. J’en ai vu des projets pour sauver le monde où, à l’arrivée, Jasper et moi nous retrouvions les seuls survivants. Sans avoir œuvré pour autre chose que la gloire et la douleur de voir nos compagnons de route massacrés. Avec de l’argent, je peux faire quelque chose de concret, ici. Votre projet est givré, encore pire que les précédents auxquels j’ai participé.
— Du… Du Hasst… Du Hasst Mich, chanta l’aède enflammé dans sa langue étrange.
— Que raconte-t-il celui-là, s’énerva Metarnas.
— C’est un début de phrase, ça ne veut rien dire pour le moment, expliqua le polyglotte Jasper.
— Sherona, voulez-vous rejoindre la plus grande, la plus insensée des Quêtes qui ait jamais été inventée, découvrir le Domaine Divin de l’un des Douze, être couverte d’or et de gloire, et entrer dans l’Histoire ? tonna Metarnas.
— Nein ! hurla le groupe à l’unisson.
— Je crois que je l’ai comprise, celle-là, indiquai-je à Jasper qui frétillait sur son siège comme s’il avait des fourmis dans le pantalon.

Je me mis à secouer la tête de haut en bas au rythme de cette musique finalement très entraînante et à hurler mon refus à mesure que le refrain revenait. Koudrine arborait un petit sourire de satisfaction qui tranchait avec l’inquiétude commune d’Igor et Ergie.

Jasper interrogea alors l’aristocrate, laissant Metarnas fulminer, lui posant de nombreuses questions sur les pèlerins qui l’accompagnaient, la manière dont elle avait vécu cette semaine dans la capitale, usant de son art de la conversation et de la diplomatie. Il connaissait déjà une partie des réponses, mais cela donnait un aperçu très instructif de la sincérité de notre employeuse potentielle.

Yulia Koudrine reconnut aisément qu’une partie de sa troupe avait été recrutée ici même, sous l’impulsion d’un des marchands les plus influents de la capitale qui avait très fortement soufflé nos noms pour la suite de leurs aventures. Jasper admit, à son tour, que nous étions effectivement très familiers avec Yazda, que nous avions travaillé pour lui à maintes reprises avec succès. Mais aussi que sous son allure sympathique, se cachait une âme d’airain, entièrement dédiée à l’accumulation de richesses, qui l’incitait, par moments, à quelques menues surprises.

Une fois que j’eus shooté dans le tibia de Jasper quand il osa prétendre qu’il partageait cet aspect de sa personnalité avec moi, même si c’était un tout petit peu vrai, je me pris à reconsidérer cette fameuse Offre du Siècle. Yazda était indubitablement plein aux as et parfaitement réglo quant au respect de la parole donnée. J’avais pu le constater en personne. Cela apportait un crédit nouveau à cette histoire.

Le silence tomba à nouveau dans la salle. Le groupe amena une cage métallique aux barreaux largement espacées, à demi masquée par un drap blanc qui laissait entrevoir qu’elle était vide. Quand ils commencèrent à jouer, le drap s’enflamma et une femme apparut à l’intérieur de la cage dans une gerbe de fumée digne d’un illusionniste montreur de lapin. J’allais rire de cet effet simpliste comparé au reste du spectacle, jusqu’au moment où je la reconnus.
— Jasp, traduis-moi tout ce qu’elle va dire, susurrai-je d’une voix plus crispée que je ne le souhaitais.

L’un des joueurs de cithare délaissa son instrument pour un sifflement mélodieux, très doux. Le chanteur entama ensuite une litanie interminablement longue, bien plus que lors de ses performances précédentes. Je n’en pouvais plus d’attendre quand, enfin, la femme entonna son refrain.
— Lorsque les nuages se couchent, on peut nous voir dans le ciel, traduisit Jasper. Nous avons peur et nous sommes seuls. Les dieux savent que je ne veux pas être un ange.

Elle avait une voix sublime. On avait l’impression qu’elle murmurait à peine, pourtant je l’entendais aussi distinctement que si elle était à mon bras. Sa robe blanche légère laissait peu de place à l’imagination, s’accordait à merveille avec ses cheveux acajou et ses yeux noisette aux pupilles fendues. Une vraie petite fleur fragile. Fragile… quelle bonne blague !

L’audience resta hypnotisée quand le sifflement se tut, marquant la fin de la chanson et du spectacle. Un tonnerre d’applaudissements salua les artistes qui remercièrent longuement. Ils quittèrent la scène en laissant tout leur matériel sur place, tandis qu’elle restait dans sa cage, fixant Metarnas qui la dévorait des yeux, suintant le désir par tous les pores de sa peau.

En un clignement de cils, elle se retrouva à l’extérieur de la cage. Je ne l’avais même pas vue incanter et ce n’était pas faute d’avoir surveillé le moindre de ses mouvements ! Elle se dirigea gracieusement vers notre table et n’eut pas à attendre cinq secondes avant qu’un de nos voisins ne saute sur ses pieds pour lui offrir galamment sa chaise.

Elle se tourna vers moi pour m’offrir le plus charmant des sourires.
— Sherona, salua-t-elle avec élégance.
— Ma Reine, bredouillai-je, embarrassée, en m’attirant des regards surpris.
Ce qui était exactement ce que cette salope voulait.
— Pas de ça ici, voyons. Appelle-moi Koroleva, corrigea-t-elle alors qu’elle m’aurait égorgée si j’avais omis de lui donner son titre.

Elle tendit la main à Metarnas qui la baisa avec un empressement stupide de mâle libidineux et énamouré.
— Votre performance était tout bonnement unique, flatta l’abruti. Comment est-il possible que votre nom me soit inconnu ?
— C’est la toute première fois que j’assure une telle représentation, répondit-elle. Et sans doute la dernière. Je voulais simplement savoir l’effet que cela produirait, je n’envisage pas de prolonger l’expérience outre mesure.
— C’est là une grande perte pour nous tous, assura le Seigneur « Je pense avec mon deuxième cerveau ». N’est-il donc point possible de vous faire changer d’avis ?
— Je dois vous confesser que je n’ai point le souvenir d’une personne qui aurait su assouplir ma résolution. N’est-il pas, Sherona ?

Je grognai vaguement un son qui pouvait être pris n’importe comment.
— Mais, je vous ai interrompus dans une discussion qui semblait intense et palpitante. Reprenez, je vous prie, ne vous préoccupez pas de moi, offrit la Reine Noire.
— Nous ne voudrions pas vous importuner avec notre conversation sans grand intérêt, tenta Jasper.
— J’insiste…
— Si tel est le souhait de Dame Koroleva, il serait grossier de nous y opposer, contra l’Archonte « Je vais soulever la table sans les mains ».
— Bien, abdiqua Jasper. Je me dois de reprendre certains arguments de Sherona et de remettre sur le tapis la question pécuniaire, aussi terre à terre qu’elle puisse être. Vingt mille pièces d’or pour Sherona, la même somme pour moi.

Les Archontes ne tiquèrent pas devant ce montant colossal, confirmant mon estimation de l’implication de Yazda dans leur petite entreprise.
— Qu’en est-il de vos futurs coéquipiers ? s’enquit Yulia. J’ai cru comprendre que vous serez amenés à vous adjoindre les services de plusieurs aventuriers.
— Absolument, confirma mon ami. Je pense qu’un groupe de six ou sept personnes me paraît tout indiqué.
— La protection rapprochée sera assurée par notre garde personnelle. Quatre combattants parmi les tous meilleurs de Derevnya, qui nous ont accompagné jusqu’ici en démontrant toute l’étendue de leurs compétences, affirma-t-elle.
— Il faudra tout de même penser à la sécurité des autres voyageurs, de plus basse extraction, si je puis dire, et je souhaite m’assurer la présence d’un guerrier supplémentaire, rétorqua Jasper.
— Votre intérêt pour notre bien-être est tout à votre honneur, mais nous ne pourrons allouer une somme aussi astronomique pour chacun de vos aventuriers. Je suis prête à accorder dix mille pièces d’or supplémentaires pour l’intégralité de la troupe que vous assemblerez.
— Mais, dans ce cas, je ne pourrai avoir les hommes et les femmes d’expérience que je souhaite pour un tel voyage.
— Faites au mieux, mon bon Jasper, se défaussa Koudrine.

Yulia était plus coriace que prévu. J’aurai bien voulu aider mon ami, mais j’étais contrainte de surveiller cette garce de Koroleva en priorité.
— Il me faut un acompte, négocia Jasper. Pour nous équiper avant le départ.
— Vous imaginez bien que nous ne transportons pas des malles d’or avec nous ! s’offusqua Koudrine.
— Pas notre problème, coupai-je, exaspérée par ces tractations. Acompte. Maintenant.

Yulia hésita, consulta Metarnas du regard et proposa mille pièces tout de suite. Ce n’était qu’un trentième de la somme totale, mais étant donné l’importance de cette dernière, cela faisait une bourse plus que généreuse. Sauf que c’était inférieur à ma propre dette…

Je tentai d’augmenter leur offre, mais je n’avais aucun argument rationnel et crédible à leur opposer sans dévoiler le pétrin dans lequel j’étais fourrée. Il était strictement hors de question qu’ils apprennent quoi que ce soit de compromettant sur moi !

Koroleva leva le doigt, comme une petite fille, pour requérir la parole. Je sentis un flot de bile me remonter de l’estomac.
— Pardonnez mon intrusion, comment se fait-il que mille magnifiques pièces d’or ne soient pas assez pour toi, Sherona ? Tu n’as pourtant pas l’air de rouler sur l’or, ces temps-ci. Tu as des ennuis ?

J’aurai donné chacune de ces pièces pour m’offrir le plaisir de lui arracher les yeux et de les lui faire gober à cette pétasse.
— La part de Sherona ajoutée à la mienne se monte à deux mille pièces d’or, coupa Jasper.
— Nous ne sommes pas des bouseux illettrés, s’offusqua Metarnas. Nous savons compter.
Moi aussi. Jasper, ne te mêle pas de ça !
— Oui, réfléchit Koroleva à haute voix. Un plus un égal deux. Quelle belle addition ! Cela me comble de joie.
— Sherona ? Ça te comble de joie aussi ? demanda Jasper.
— Mouais… C’est d’accord.
— Alors, nous acceptons votre offre.
— Parfait ! s’exclama Metarnas. Serveuse, donnez à chacun ce qu’il désire.
— Je dois vous laisser à présent, le devoir m’appelle, proclama Koroleva.

Le groupe était revenu sur scène sous les supplications de la foule, que j’avais totalement occultée, et reprenait ses instruments.
— Il s’agit d’une nouvelle stratégie qu’ils ont mise en place, expliqua la Reine Noire. Ils la nomment « le rappel ». Laisser penser que le spectacle peut reprendre et attendre d’être suppliés pour accorder une toute dernière chanson. Je trouve cette idée exquise, pas toi, Sherona ?

Sans attendre ma réponse, qu’elle aurait pu attendre longtemps, elle reprit place sur la scène. Lina amena notre commande et annonça avec une subtilité de pachyderme qu’elle terminerait son travail dans très peu de temps. Je l’avais oubliée, celle-là ! Je fis un signe de tête discret à Jasper qui comprit le message et me murmura, à la première occasion.
— Tu fais ch… chaque fois la même chose !

Je n’eus même pas le cœur à rire à son sens particulier du juron. Ma dette était réglée et je m’en étais créée une autre dans la foulée. Jasper s’en foutait royalement et patienterait aussi longtemps qu’il serait nécessaire pour recouvrer ses mille pièces d’or, ce qui était presque pire. Quelque part, on pouvait peut-être considérer que c’était une soirée réussie. Elle avait un bon goût merdique, la réussite !

Il ne me restait plus qu’à écouter la dernière chanson des Mamertins, interprétée exclusivement par Koroleva.
J’attends qu’il fasse noir et puis je touche ta peau mouillée.
Ne me trahis pas.
Oh, ne vois-tu pas que le pont brûle ?
Arrête de crier et ne résiste pas.
Parce que sinon ça te déchirera.

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