Je jetai un regard en arrière vers Sherona, qui me salua ironiquement de la main, et tentai de rattraper Igor. Je connaissais très bien ce petit sourire, celui qui disait « J’ai un plan, Jasp, tu n’as pas encore compris, mais fais-moi confiance ». L’expérience m’avait montré que cela se traduisait le plus souvent par des ennuis.

Igor sembla surpris de me voir l’aborder ainsi dès sa sortie de la taverne.
— L’affaire est entendue, n’est-ce pas ? s’étonna-t-il. Que me voulez-vous ?
— Je ne cautionne pas le refus de Sherona, qui n’est pas aussi définitif que vous le croyez, expliquai-je. Admettez, cependant, que vous dissimulez certaines informations susceptibles d’instiller le doute dans nos esprits.

Igor hésita longuement avant de répondre.
— Je ne suis pas venu vous voir par hasard. Vos talents nous ont été chaudement recommandés par une personne qui a toute la confiance de mon seigneur. Vous êtes un explorateur renommé, qui a cartographié plus de territoires que tous vos confrères réunis. On dit également que vous pourriez bien devenir le prochain membre de votre Conclave.
— Vous m’avez l’air très bien renseigné, dus-je reconnaître. Serait-il déplacé de vous demander d’où vous viennent ces informations, ma foi, fort précises ?
— Nous savons aussi que Sherona est votre fidèle comparse depuis plus de deux ans, qu’elle fait preuve d’une grande créativité et d’un esprit d’initiative qui lui permettent de toujours se sortir des mauvais pas, continua Igor sans répondre. Un talent appréciable pour notre Quête.
— Dans ces conditions, il serait dommage d’interrompre les négociations aussi tôt.
— Cependant, aussi informés soyons-nous, il y a quelques éléments qui n’avaient pas été portés à notre connaissance et qui seront problématiques.

Je n’avais pas le talent de Sherona pour la négociation et le baratin, mais je m’estimais tout à fait compétent pour déceler les intentions de mes contemporains et comprendre leur comportement. Et là, je voyais qu’Igor masquait difficilement sa gêne.
— Ne restons pas devant la porte, marchons vers les Jardins de la Fontaine, proposai-je, et vous me raconterez tout cela.

Ces Jardins se tenaient dans une zone d’accès restreint de part sa proximité avec le palais impérial. J’y avais mes entrées et j’avais dénoué plus d’une situation compliquée en m’appuyant sur l’ambiance apaisante de ces lieux. Un luxe rare dans cette ville. Avec Igor, je remontais l’avenue de la Liberté et ses lignes sans fin de gibets, signes du sens de l’humour très particulier de notre Empereur. Nous pouvions entendre les gémissements des condamnés qui n’étaient là que pour un jour ou deux et priaient pour une pluie salvatrice. Ainsi que les murmures de ceux dont la vie ne tenait plus qu’à un fil.

À mesure que nous approchions du Palais, la foule diminuait et le nombre de gardes allait croissant. Les armures d’écailles noires cédaient la place à d’épaisses cottes de mailles striées de bandes écarlates, témoignant du grade de son porteur et de son niveau de cruauté. Bientôt, les gardes seraient vêtus de plaques rouge sang. Mais heureusement, notre chemin ne nous mènerait pas jusque-là.

Je pris l’allée du Couronnement et parvins à un portail de fer ouvragé. Le garde à l’entrée me laissa passer sans un mot. Je menai Igor à travers les chemins sinueux et sauvages où l’on avait peine à imaginer que la main de l’homme était intervenue. Les rares fois où j’avais amené un de mes contacts en ces lieux, il avait toujours eu ce moment de recueillement devant la sérénité qu’apportaient les fleurs rares de ces Jardins.

Igor ne fit pas exception. Malgré la nervosité qu’il avait montrée au moment de passer devant le garde impérial et son hallebarde, il se détendit et je lui accordai un peu de temps pour s’imprégner de la poésie du lieu avant de le questionner sur ses difficultés.
— Votre amie est… inhabituelle, essaya-t-il d’expliquer. Dans… euh… son apparence.
— Ah ! Je comprends, répondis-je. C’est vrai qu’elle est très jeune, elle n’a que dix-huit ans, mais elle est née et a grandi dans la rue. Les années comptent double.
— Je ne parlais pas de cela. Elle est… enfin, vous voyez ! s’agaça-t-il en faisant mine de s’essuyer le visage.
— Sale ?
— Non ! Vous savez de quoi je parle, ne jouez pas les ignorants, s’emporta-t-il à mesure que sa gêne croissait.
— Sa coiffure ? Les tresses violettes et noires ? Les piercings ? énumérai-je sans comprendre où il voulait en venir.
— Elle est NOIRE !

Je restai coi, ne sachant que répondre. Mon air désapprobateur transparaissait de toute évidence malgré moi quand je vis Igor rougir de sa confession.
— Cela ne me pose aucun problème personnel, avoua-t-il, je n’accorde que peu de crédit aux légendes attribuant une ascendance démoniaque aux personnes de couleur.
— Mais ce n’est pas le cas de tous dans votre communauté, complétai-je en réalisant enfin où était le problème. Ils accorderont plus d’importance à la couleur de sa peau qu’au fait que je ne sois pas complètement humain, n’est-ce pas ? J’ai du mal à comprendre les priorités de certains, parfois…
— Comme je vous le disais, vous avez un fan qui n’a pas tari d’éloges sur vous. Et, après vous avoir rencontrés, je crois que vous êtes ceux qu’il nous faut. Je parlerai au Seigneur Metarnas, si vous pensez que Sherona est prête à accepter ces… contraintes.
— Prévoyez un dédommagement en espèces sonnantes et trébuchantes, pronostiquai-je. Et aussi, attendez-vous à ce qu’elle ne laisse passer aucune remarque sur ce sujet. Mais c’est gérable, j’en fais mon affaire.

Igor sembla rassuré et accepta un second rendez-vous pour le lendemain soir, toujours au Biberon de la Sorcière. Je lui proposai de rester aussi longtemps qu’il le souhaitait dans ces Jardins et je partis déambuler dans les rues au hasard. J’aimais par-dessus tout laisser mes pas me guider sans but pendant que mon esprit imaginait une solution à mes problèmes.

Sherona avait trop besoin d’argent pour laisser passer une telle opportunité, il valait mieux prendre les devants et commencer à organiser l’expédition. Une trentaine de personnes à encadrer, sur un trajet qui pourrait prendre des mois, dans une des zones les plus dangereuses d’un pays déjà très périlleux. Il faudrait que l’on soit quatre. Non, même cinq pour assurer une protection efficace, tout en s’appuyant sur leur garde rapprochée dont je ne connaissais pas les compétences.

Le premier à recruter serait un guerrier. Un pro, aguerri, un exemple que tous suivraient et qui saurait prendre des décisions rapides en pleine action. Entre autres, la décision de partir en courant si l’opposition s’avérait insurmontable. J’avais encore en tête le souvenir de Kiragh, le combattant de notre précédent voyage, qui avait chargé un groupe d’ogres à la dague. Le bruit de son crâne éclaté par les lourdes massues de ses adversaires avait hanté mes nuits pendant des semaines. Mais je n’avais aucune idée de l’endroit où je pourrai trouver un tel profil.

Une porte en bois familière se dressa devant moi et interrompit mes réflexions. Je levai le nez et vis une enseigne de fer forgé représentant un marteau, une enclume et deux cimeterres croisés. Encore une fois, mes pieds avaient réfléchi à ma place et j’entrai dans l’armurerie de mon ami Lofwyr.

Le forgeron était en plein conciliabules avec un client et me salua de la main, me faisant signe qu’il n’en avait pas pour très longtemps. Il réajustait les sangles d’une armure absolument somptueuse. Le plastron était finement gravé de motifs élégants qui descendaient jusqu’aux jambières. L’épaule droite se prolongeait en une tête de griffon qui laissait des plumes sur le brassard et les articulations des doigts.

Une vraie merveille dont l’heureux propriétaire était parfaitement conscient, si j’en jugeais par les yeux brillants de son visage juvénile. Il attendit sagement que Lofwyr ait terminé avant de faire quelques mouvements pour éprouver la souplesse de son attirail.
— En vérité mon ami, cette armure est, pour moi, comme une seconde peau. À chaque instant je la porterai, tandis que j’errerai par monts et par vaux.

Lofwyr lui offrit un bref hochement de tête et s’alluma le cigare du travail bien fait. Un rond de fumée envoyé avec satisfaction au plafond plus tard, il vint à ma rencontre et prit délicatement ma chemise entre deux doigts d’une main si épaisse qu’on l’imaginait capable de battre l’enclume.
— Tu en prends soin, c’est bien, approuva-t-il.
— Comment ne pas le faire quand on a la chance de porter un tel chef-d’œuvre.
— Bien dit l’ami, proclama le jeune guerrier entre deux pompes. Un homme capable de travailler le métal et de tisser si finement, j’en suis tout esbaudi.

Il se releva d’un bond et me tendit une main amicale.
— Que la honte me foudroie, mon nom ai gardé par-devers moi. Telaoun, chevalier du griffon et aventurier. Amoureux de la vie et poète patenté.
— Jasper, explorateur. Venu ici trouver mon bonheur, déclamai-je involontairement.
— C’est contagieux, hein ? s’amusa Lofwyr.

Ce moment de légèreté fut perturbé par le fracas d’une porte ouverte d’un coup de pied déterminé. Quatre hommes à l’air patibulaire entrèrent en roulant des mécaniques. Des pourpoints de cuir aux manches courtes pour mieux mettre en valeur leurs biceps, des gourdins tâchés de sang… un autre style de poètes.
— Elle est sympa c’te p’tite échoppe, pas vrai Clyde ? railla l’un d’eux.
— Tu l’as dit, Parker.
— J’ai bien envie de m’y installer. Et le patron pourrait pt’etre nous fabriquer deux-trois armes, pour des pauvres travailleurs sans le sou.

Lofwyr ne parut pas bien impressionné par les nouveaux arrivants. Il croisa ses bras musculeux et attendit. Il les contempla sans mot dire étudier les quelques pièces disséminées par-ci par-là comme exemples de son travail. J’adoptai la même stratégie et restai coi devant ces hommes qui ne cherchaient qu’un prétexte pour déclencher les hostilités. Cela fonctionnait plutôt bien jusqu’à ce que…
— Ceci est mien. Et je dois confesser que j’y tiens.

Telaoun intervenait ainsi au moment où l’un de ces énergumènes s’approchait d’une arme étrange, une longue lance dont le pommeau était remplacé par la pointe métallique caractéristique d’une masse d’armes. La hampe était épaisse, les deux extrémités de l’arme étaient cerclées de métal et ne paraissaient nullement être décoratives.
— Si c’est posé là, c’est que c’est à vendre, rétorqua le dénommé Clyde.
— Ah, je conçois que la voir ainsi délaissée peut prêter à confusion, reconnut Telaoun, mais je puis vous assurer que son appartenance ne souffre d’aucune contestation.
— Qu’est-ce que tu causes, toi ?
— Certes, la qualité de mon langage je dois dégrader. Arme à moi, toi pas toucher.
— Tu te fous de ma gueule ?
— C’est, en effet, une possibilité.

Clyde agrippa la double lance et grogna.
— Elle pèse une blinde, c’est pas une arme ce truc, c’est de la camelote.

Il la jeta aux pieds de Telaoun qui la ramassa sans effort apparent.
— Je m’en voudrai de détériorer le noble établissement de mon sauveur. Que diriez-vous d’aller dehors pour en discuter ailleurs ?
— Hey Clyde, j’ai compris. Il veut aller se battre dehors, le bellâtre.
— Ta gueule, Parker, j’avais compris aussi.

Ils sortirent tous les cinq pour continuer leur discussion et Lofwyr m’entraîna par le bras à leur suite.
— Viens voir, ça vaut le coup d’œil, promit-il.

Clyde et sa bande dispersèrent les passants à grands moulinets de gourdin et dégagèrent un espace sur la terre battue qui tapissait les rues du quartier des artisans. Telaoun se laissa encercler par ses adversaires sans broncher. Sa tactique ne m’inspirait guère confiance et je craignais le pire.
— Messieurs les offensés, dégainez les premiers.

L’homme qui se trouvait directement dans le dos de Telaoun se fendit en une attaque simple, mais qui avait fait ses preuves dans toutes les bonnes bagarres. Un grand coup de masse sur le crâne. Le guerrier poète fit tournoyer son arme et se retourna d’un mouvement vif. L’extrémité en forme de masse d’armes percuta le traître gourdin et le fit voler des mains de son porteur.

Aussitôt, les trois autres attaquèrent, chacun se bousculant pour se trouver dans un angle mort, mais Telaoun continua à danser et à parer leurs sournoises tentatives. Préparés par l’infortune de leur comparse, ils avaient raffermi leur prise et, cette fois, aucune massue ne vola dans les airs. La danse se poursuivit et Telaoun s’avança en disposant la pointe de lance vers les ruffians qui s’éparpillèrent comme une volée de moineaux pour éviter d’être transpercés.
— De coordination et d’entraînement, tout ceci manque cruellement, déplora-t-il.

Il s’amusait. Je n’en revenais pas. Était-ce du courage ou de l’inconscience ? Sherona aurait la réponse à cette question : « ça dépend du résultat, mon Jasp ». Le dénommé Clyde hurla sa rage, lâcha son arme et dégaina deux poignards dissimulés dans son pourpoint crasseux. L’intérêt de raccourcir sa portée face à une double lance me laissait perplexe. Telaoun le fut également, à tel point qu’il ne bloqua que de justesse les nouvelles charges. Se reprenant rapidement, il asséna un coup de masse dans les côtes de Parker, qui recula pour éviter le massacre.

Clyde attrapa un poignard par la pointe et arma son bras. La lumière se fit soudainement quant à sa stratégie, mais Telaoun ne lui opposa qu’un grand sourire. La lame fendit l’air et rebondit contre sa nouvelle armure pour retomber piteusement au sol. Clyde ramassa une amphore cassée qui gisait là, et s’en fit un nouveau projectile.
— À distance les gars, ordonna-t-il. Lancez-lui tout ce que vous trouverez.

Je vis avec consternation la merveilleuse protection fabriquée par Lofwyr repousser vaillamment toutes les ordures et autres déchets, fort nombreux, qui musardaient çà et là. Quand une salade toute défraîchie se fraya vicieusement un chemin jusqu’au visage poupin de Telaoun, ce dernier leva le bras pour s’en débarrasser. Parker vit l’ouverture et courut le plaquer au sol, s’assommant à moitié quand son crâne heurta le plastron ouvragé en un sonore bruit de cloches.

La lourde chute de Telaoun sonna comme un glas sur mes espoirs de le voir sortir victorieux. Jamais il ne pourrait se remettre sur ses pieds avec un tel poids sur les épaules. Je sortis ma rapière de son fourreau, bien décidé à ne pas le laisser se faire saigner devant moi, mais Lofwyr stoppa mon bras.
— Attends un peu, dit-il.

Telaoun flanqua un puissant coup de genou armuré dans l’estomac de Parker qui le lâcha illico presto pour partir rendre tripes et boyaux. Un autre attaquant se fit cueillir au menton par la masse d’armes et tomba à terre, les bras en croix. Un ample mouvement de la lance maintint à distance l’attaque suivante, et Telaoun, à ma grande surprise, se releva devant les yeux brillants de fierté du géniteur de son armure.

Un sifflement se fit entendre et un poignard vint se ficher entre deux plaques de l’épaule droite du guerrier poète. Clyde le regarda avec un air mauvais et chargea. Telaoun n’eut que le temps de présenter la hampe de sa lance en opposition avant d’avoir le crâne brisé. Le combat se mua en une épreuve de force pure, les deux adversaires grimaçant sous l’effort.

Telaoun commençait à pencher en arrière, le poids de son armure, même diminué par la maîtrise de son forgeron, l’handicapant face à la féroce poussée de Clyde. Il bascula à nouveau en arrière, faisant une chute que je craignais fatale cette fois-ci. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise quand je vis Clyde s’empaler sur un pied opportunément tendu. Le gredin effectua un gracieux vol plané quand le guerrier poète fit un savant usage de la force de son adversaire pour l’expédier au loin derrière lui.
— La planchette Kotanaise ! Une technique apprise récemment et dont je suis fort aise, se réjouit-il.

Le souffle coupé, Clyde ne parvenait pas à se relever. Le quatrième larron n’était nulle part en vue. Sans doute avait-il tourné les talons depuis longtemps en contemplant les talents de celui qu’ils avaient pris, à tort, pour une victime expiatoire. Telaoun écarta prudemment tout objet tranchant à portée de Clyde.
— Hé bien l’ami, ce combat m’a grandement diverti, le félicita le guerrier. Va donc et ne me hais point. Ta chance tournera un jour prochain.

Il vint vers nous pour saluer comme il se doit le travail du brillant artisan et s’excuser d’avoir causé tant de troubles. Lofwyr nous fit signe de retourner en sa forge pour reprendre les affaires là où nous les avions laissées. Un mouvement à la limite de mon champ de vision attira mon attention et je poussai un cri d’alerte. Telaoun recula d’un pas et mit genou à terre, sa lance pointée droit devant lui, comme pour arrêter une charge de cavalerie.

S’il ne pouvait briguer le qualificatif de cavalier, Clyde se trouva embroché par son élan désespéré et mourut debout sous le regard triste de Telaoun, qui le repoussa une ultime fois et lui croisa les bras sur la poitrine.
— Même si je reconnais qu’il l’avait cherché, jamais je ne pourrai me résoudre à aimer tuer, déclara-t-il.

Les gardes impériaux ne tardèrent pas à arriver, dispersant la foule comme une volée de moineaux. Avant de partir raconter son histoire, Telaoun tint à rendre un dernier hommage à sa victime.
— Moi lorsque j’ai connu Clyde autrefois, c’était un gars loyal, honnête et droit. Il faut croire que c’est la société qui l’a définitivement abîmé.

Son oraison funèbre terminée, il se laissa encadrer sans protester par les autorités et disparut.
— Bon, bon, intervint Lofwyr. Revenons à nos affaires. Jasper, tu n’as même pas eu le temps de me dire ce que tu étais venu chercher.
— Pas la peine. Je crois bien que je l’ai trouvé.

106