Je dédiais le reste de la journée, à tenter d’expliquer à Jennifer que, oui j’allais dormir chez Vanessa toute la semaine, mais que Vanessa ne serait pas là, elle pourrait si elle l’insistait venir passer quelques nuits afin d’en avoir le cœur net (on ne demande pas à une fille de passer à la maison, on lui donne une raison de le faire 😉 ). Le devoir remplis je passais à la deuxième phase des préparatifs, remplir le frigo de ma mère, je n’avais pas à appeler toutes les pharmacies de la ville pour vérifier l’état des stocks de somnifères, il y a longtemps que le psy de l’ambassade française (qui était un généraliste dont le rêve était de devenir psy… chacun ses fantasmes) avait pausé un moratoire depuis la dernière fois (oui parce qu’il était ami avec le médecin de la famille royale… bon en fait je simplifie mais on va pas chipoter pour si peu), ça et le fait que je lui ai traduit somnifère par “EPO” (ben oui, ma mère n’a jamais été très doué pour les langues) ont fait que je devrais pouvoir passer la semaine à peu près tranquille (bien que les voisins ne me l’ai jamais pardonné).
Une fois ma besogne achevée, et mon dernier cour “du soir” terminé, je me préparais donc à rentrer vers mes quartiers “d’été”. Un appart 1 pièce et demi avec salles de bain, dans une ruelle en décomposition avancée, adjacente à la rue de l’université, elle même guère reluisante. Je déambulais donc, mon walkman sur les oreilles (dernières victimes des tendances destructrices maternelle, je venais de passer une semaine à démonter le machin entièrement et trouver les pièces dans un vieux transistor piqué à l’université pour le réparer, j’étais assez fier de moi pour le coup), je descendais la rue. Au croisement je trouvais l’homme au sifflet. Un homme d’une vingtaine d’années, obese, toujours habillé des mêmes t-shirt et short blanc, suant comme coule le Rhône, un sifflet à la bouche tentant de remettre de l’ordre dans la circulation chaotique de Bangkok. Comme chaque jour je m’arrêtais un peu, regardant évoluer le personnage et me demandant ce qui pouvait lui passer par la tête, gesticulant, sifflant dans tous les sens. Nous nous étions cotisés avec Vanessa et Alexia (plus sur elle plus tard) un jour pour lui acheter un vrai sifflet (toujours mieux que le machin en plastique qu’il utilisait), je ne pense pas avoir un jour fait plus plaisir à un être humain, il s’était remis de suite à la tache, sans relâche, infatigable, un héro des temps moderne à l’assaut des forces de metal et de plastique, démons puants incarnation d’un siècle en putréfaction. La seule différence étant qu’il bloquait toute circulation à chaque fois que l’un de nous trois se présentait, même si nous n’avions pas réellement besoin de traverser la route. La chose étrange était que ce garçon avait plus d’autorité que la plupart des policiers chargés de faire le même travail, de fait non seulement son croisement n’était jamais victime des bouchons récurrent dans la ville mais les policiers étaient plus qu’heureux de le laisser faire. Je me contentais d’un signe de la main comme chaque jour, sachant qu’il ne répondrait pas, toujours fidele à sa tache, il ne s’arrêtait que pour aller aux toilettes qu’un restaurateur à coté le laisser utiliser, pour boire un peu d’eau qu’une vieille femme se faisait un honneur de lui laisser au même endroit tous les jours, ou pour se nourrir, le repas offert par le restaurateur était d’ailleurs souvent payé par les clients, qui tout autant fascinés que nous, se pressaient pour entrapercevoir le personnage (on avait un jour essayé de lui demander son prénom… essayé…). Etrange comme un comportement aberrant peut être universellement accepté, pour moi, l’un des points les plus attachants de ce pays. Ailleurs ce garçon aurait fini dans un asile à pourrir gavé de pilules inutiles, ici il vivait une passion, il était entouré et surtout accepté. Il n’y avait qu’à voir son visage éclairé, pour voir qu’il y prenait du plaisir, il était finalement bien plus heureux que bien des cadres d’entreprises et autres gens “normaux”. Un homme qui a trouvé sa place dans ce monde, et malgré son aspect peu “ragoutant”, il restait pour moi quelqu’un de fascinant. Bien sur il ne répondit pas à mon salut, mais rentra immédiatement dans une frénésie sonore et gestuelle, qui eu pour effet d’arrêter la circulation, jusqu’à ce que je finisse de passer. Et comme tous les jours, la même remarque, “Peu importe ce que tu fais, tant que tu as une utilité, on te fout la paix”. Plutôt que de le prendre en pitié ou de me moquer je trouvais que ce garçon m’inspirait. On ne remarque que trop peu les petites choses.
A Bangkok, les ruelles se nomment “Soi”. Loin des coins touristiques, il y a dans ces endroits quelque chose d’à la fois terrifiant et excitant. Les films d’horreurs ont besoin de meurtres sanguinolents, ou de monstres terrifiants (voir l’inverse) pour faire effet. Pourtant, même le meilleur d’entre eux ne peut se comparer a l’effet d’un de ces sois (la possibilité qu’une créature difforme vous saute à la gorge même en plein jour n’était d’ailleurs jamais éloignée des esprits…). Les fils électriques qui pendent des poteaux, les flaques d’eaux permanentes, territoires de bien des espèces exotiques (et j’en suis certain, pas toutes encore identifiées), la couleur grise des sols et des murs qui contraste avec le ciel quelque que soit la couleur de celui ci, les odeurs, qui bonnes ou mauvaises renforcent cette idée d’oppression, on a l’impression qu’elles sont toujours à la fois bondées et désertes, comme si elles n’arrivaient pas elles mêmes à se déterminer. Un moto saï solitaire filait au loin, le bruit de mes pas faisait échos dans la ruelle, sans effacer les sons alentours… alors que je ne voyais rien d’autre que l’un de ses machins sur pattes qu’ici ils appellent chiens. Il y aurait des encyclopédies entières à écrire sur ces canidés, vaguement dérivés d’un croisement entre un rat cancéreux et un chien lépreux, que l’on trouve pratiquement partout dans les rues de Bangkok. A peine la taille d’un caniche, glabres, des couleurs allant du vaguement grisâtre au vaguement verdâtres (j’en ai même vu des vaguement mauvatre), un animal parfaitement repoussant sous tous aspects, en fait tellement qu’ils en devenaient fascinant. On pouvait facilement passer des heures à regarder ces horreurs sur pattes, terrifié à l’idée qu’ils puissent se rapprocher, mais incapable de les quitter du regard. Quand aux créatures, bien que très craintives, elles semblaient nous rendre notre fascination, nous espionnant tout comme nous le faisions. J’avais déjà remarqué que les thaï n’y faisaient plus vraiment attention, en dehors de la nourriture qu’ils leur donnaient (culture bouddhiste oblige), la plupart des étrangers et autres touristes se contentaient de les ignorer ou de presser le pas a leur vue. Peut être était ce la vague ressemblance familiale avec mon totem qui me les rendaient sympathique… je ne sais pas. Ce que j’ai remarqué avec le temps, c’est que l’on peut trouver ces créatures à peu près partout dans Bangkok…. sauf aux abords des fast foods. Vous en tirerez les conclusions que vous voudrez, mais si ces endroits réveillent les traces d’instinct de survie de ces machins à pattes, vous pouvez être sur que ça ne peut pas être un endroit sain (en plus aller dans un fast food en Thaïlande… enfin chacun son truc), ils étaient devenu les garants de la qualité relative des endroits où je me nourrissais (la Thaïlande étant un pays où il est souvent moins cher de manger dehors qu’à la maison). La forte odeur d’ozone m’indiquait que j’avais encore une heure avant l’orage, je décidais de ralentir mon pas et d’apprécier un peu les alentours. J’étais dans un état d’esprit vacancier, réalisant seulement à ce moment combien j’avais besoin de changements dans ma vie, ne serait ce qu’aussi minimes que celui là. Je décidais d’aller voir Alexia, au passage. Elle vivait deux étages en dessous de ma nouvelle résidence temporaire, nous nous connaissions depuis le lycée français où nous faisions partie du club des 4… les seules 4 élèves dont aucun des parents ne travaillaient chez une entreprise pétrolière française assez connue. Cela se ressentait dans les conversations (un peu moins nombrilistes) et dans les notes (nettement moins élevées)… mais c’est une autre histoire. En résumé, nous avions vite trouvé des avantages à partager notre “lourd fardeau”. Vanessa était la meilleure amie d’Alexia, je n’ai jamais pu avoir de détails clairs et cohérent sur leur rencontre, je sais juste qu’une créature souvent référencée comme un “cheval” nommé Wallace et une difficulté à s’assoir le lendemain y étaient impliquées (c’est en général à ce niveau que je réalise que je ne veux pas vraiment en savoir d’avantage). C’est aussi grâce à une amie d’Alexia que j’avais rencontré Jennifer. Pour vivre, elle était professeur d’anglais dans un institut linguistique. Les gens à qui j’enseignais étaient ceux dont les horaires ne permettaient pas de suivre les cours normaux au dit institut, je me rendais donc “chez eux (elles)” le soir (ou tôt le matin, à voir), afin de leur apprendre le minimum pour leur travail (je ne m’étendrai pas la dessus). Alexia avait une double vie, prof d’Anglais le jour, vampire, une fois le soleil couché. Poudre blanche sur la peau, sombre à lèvres, vêtement de couleur à filer le cafard à un croque mort, mais suffisamment court pour que se pose la question de leur existence, transformation Nosferatu. Je me suis fait quelques frayeurs en la croisant certains matins, alors qu’elle rentrait de l’une de ses excursions nocturnes seule ou accompagnée d’un des membres de son culte. Le truc avec Alexia s’était de savoir la choper avant le couché du soleil, dans les quelques minutes entre la fin de son travail et les premiers signes de transformation. Vu qu’il allait pleuvoir j’imaginais qu’elle ferait plutôt quelque chose chez elle (ce qui avait tendance à retarder la transformation), ce qui représentait toujours un événement dans le quartier (mais nous y reviendrons). Je m’approchais du bâtiment, une bâtisse qui eut été rouge, mais que le temps avait transformé en quelque chose d’ocre/sang séché. Rapport qualité prix parmi les meilleurs appartements du coin, avec même une piscine placée judicieusement au centre du rez de chaussé, de façon à ce que même au dernier étage, on pouvait voir qui se bronzait. Jusqu’à venir ici, je n’avais jamais vraiment trouvé de définition à “glauque”. Je décidais de grimper les escaliers (une habitude que bien des gens trouvent irritantes… pourquoi prendre les escaliers quand il y a un ascenseur? Pour monter deux ou trois étages n’a strictement rien à voir, si je dois monter et qu’il y a un ascenseur il faut utiliser l’ascenseur, sinon il le prend mal, c’est susceptible un ascenseur…), et m’assurer qu’effectivement Alexia avait une soirée de prévu. Elle était déjà au courant (comme j’imagine la moitie des boites de nuits de Bangkok) que j’allais passer la semaine dans l’appartement de Vanessa et que ça serait une bonne idée de fêter ça, tant que je laissais “l’autre” chez elle. “L’autre” c’était le petit nom qu’elle avait trouvé pour Jennifer, il n’y avait strictement rien entre Alexia et moi mais il y a une règle dans ma vie qui fait que toutes les femmes que je rencontre doivent ABSOLUEMENT être maladivement possessives et nécessitent une attention quasi absolue. C’est comme le chant du coq le matin (assez prévalent dans un pays ou les combats de coq sont un complément salariale courant)… on finit par s’habituer, voir même à trouver ça normal (peut être un poil plus dérangeant). Un autre détail avec Alexia est que bien souvent les actes suivent les paroles. Ceci est en général quelque chose que j’apprécie chez les gens, chez elle cela peut devenir entre simplement inquiétant à carrément terrifiant. Quand Alexia parle de faire la fête, les actes suivent la parole immédiatement. Et quand elle dit “une petite soirée” entre ami, les voisins savent depuis longtemps qu’il vaut mieux partir en week end. Au menu de ce soir machin américain vague cousin batard eloigné d’une pizza, malbouffe du magasin du coin, et suffisamment de bière thaïlandaise pour saouler une baleine (voir un banc). On aurait pu faire le tour du monde rien qu’avec le nom des invités, ils venaient d’à peu près partout, de toutes les couleurs, une publicité Benethon pour alcooliques. Un nombre conséquent de gens dans un appartement qui était à peine suffisant pour une personne. Il faut aimer les gens… vraiment ou être complètement bourré. Deux heures plus tard, je n’avais toujours pas quitté ma chaise… surtout dû au manque de place pour me lever et devant l’amas de corps enchevêtrés (pense à prendre des photos, y’a de la tune à se faire) je renonçais aussi a tenter de rentrer dans mes quartiers et passait la nuit sur ma chaise, adossé contre le mur (juste au cas où).

137