Nonn ouvrit les yeux. Combien de fois avait-il vu l’intérieur de cette machine en se réveillant ? Il devait en être à son soixantième voyage… Ou son centième ? Il avait abandonné l’idée de se fabriquer un costume. Il y allait nu désormais. Il avait finit par pousser jusqu’aux autres pièces, allant jusqu’au salon et au couloir qui menait à l’escalier pour accèder à l’étage. Ses incarnations allaient jusque là et plus loin encore dans l’escalier. Il revenait aussi plus tôt à chaque fois dans le temps pour voir et tenter plus de choses. Mais il était fatigué. Fatigué de refaire le même chemin à chaque fois, de revivre une expérience traumatisante à chaque fois et de n’y rien comprendre à chaque fois. Ce n’était pas une fatigue physique, car de toute manière, il revenait à chaque fois dans la Troisième reposé et frais comme s’il n’était jamais parti. Mais son moral était épuisé.

Pour revenir à la Troisième, il lui fallait un choc, il l’avait comprit. N’importe quel émotions forte le propulsait hors de ce temps et le renvoyait au point de départ. Il en avait donc vu, dans la maison de son alter ego de la Quatrième. Il séparait la foule en deux groupes à présent. Les Anciens, tous les Nonn qu’il avait déjà vécu et qu’il voyait encore et encore reproduire les erreurs de débutant qu’il avait fait. Et les Nouveaux, les Nonn qu’il n’avait pas encore incarné, qui continuaient de le surprendre en faisant des choses incompréhensibles. Mais cela ne lui plaisait pas du tout. Les Anciens, il reconnaissait les avoir vécu, mais c’était du passé, c’est tout il l’acceptait. Mais les Nouveaux… Il détestait l’idée d’être obligé de les vivre.

Maintenant, il savait qu’il retournerait encore de nombreuses fois dans la Quatrième. Il n’avait pas le choix. Ça arriverait qu’il le veuille ou non. Sinon il ne valait pas mieux que Last qui avait peur de perdre son immortalité. A mesure que les Anciens augmentaient, les Nouveaux auraient pu diminuer, mais ils ne le faisaient pas. Il en voyait plus à chaque fois. A quoi ça rimait tout ça ? Est-ce qu’au moins à la toute fin il réussirait ? Parce que plus son temps s’écoulait, plus il pensait à certaines phrases qu’il avait confié à un autre Nonn qui regardait sans un mot dans la Quatrième.

« Est-ce que tout cela n’est pas vain ? Depuis que je viens ici, Unn continue de se faire tuer. Après tout, si je l’ai vu mourir, c’est que je ne l’ai jamais empêché, non ? »

« Est-ce qu’après tout ça j’aurai encore le courage de sauver d’autres gens ? Suis-je vraiment un héros ou juste un pauvre gars perdu qui a des pouvoirs ? »

« Si je me tue, dans la Troisième, je serai libre ? »

Il était piégé, il le savait. Il s’était vu tellement de fois lors de son deuxième voyage se prendre un coup de poing avant de disparaître qu’il avait finit par le faire lui-même lors d’un des siens. Cela prouvait bien que tout ce qu’il voyait et avait vu dans la Quatrième, il serait obligé de le faire une fois.

Il éclata alors en sanglots. Il avait cru qu’il tiendrait plus longtemps. Il avait cru qu’il était un héros sans peur et au courage éternel. Il avait cru qu’il irait jusqu’au bout. Mais il était épuisé. Sans même sortir de la machine pour manger ou se reposer, il appuya de nouveau sur le bouton.

**

Il apparut de nouveau au même endroit, un peu plus tôt que ses derniers voyages. Il y avait déjà de nombreux lui qui s’affairaient. Certains couraient vers l’étage, d’autres réveillaient Unn, d’autres fouillaient les meubles pour s’équiper d’outils pour on ne savait quelle raison, d’autres cassaient ces mêmes meubles pour en démanteler le bois et récupérer les clous. D’autres encore s’asseillaient dans un coin pour sangloter doucement. Il s’écarta immédiatement pour laisser aux autres Nonn de la place pour apparaître (il s’était déjà reveillé tout de suite après avoir enfoncé le bouton sans avoir l’impression d’être parti et avait fini par penser que c’était parce qu’il avait choisi un moment du temps de la Quatrième où il serait apparu dans un autre lui et aurait donc subi un choc suffisant pour ne pas même apparaître et retourner directement dans la Troisième).

Il observa les autres lui apparaître, des Nouveaux comme des Anciens. Cela ne produisait aucun son et le lieu était toujours le même. La réaction était toujours similaire de se pousser et de chercher quelque chose à faire en évitant de déranger les autres. Cela faisait longtemps qu’il avait arrêté d’observer comme ça. Il connaissait presque par coeur les mouvements de tout le monde. Mais ré-observer comme au début le calmait peu à peu. Il lui faudrait du courage, mais il pouvait y arriver. Au moins à finir de venir ici. S’il ne sauvait pas Unn, il n’avait qu’à se concentrer sur reproduire tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il était obligé de faire pour en finir et connaître le fin mot de l’histoire.

C’est ce qu’il disait jusqu’à qu’un autre Nonn vienne s’adosser à côté de lui. Il vit sur son visage une détresse invincible. Il était le Nonn en capuchon qu’il avait déjà vu se déplacer avec une telle aisance dans le chaos de la chambre. Il s’apprêta à lui parler quand une voix retentit de l’autre côté.

« Est-ce que tout cela n’est pas vain ? Depuis que je viens ici, Unn continue de se faire tuer. Après tout, si je l’ai vu mourir, c’est que je ne l’ai jamais empêché, non ? »

C’était encore un autre Nonn, venu s’adosser à côté d’eux. La peine sur son visage était très marquée, mais pas autant que le premier qui était venu. Nonn considéra la question. Effectivement, aucun de ses voyages n’avait empêché le meurtre, et aucun de ses voyages ne le feraient. Il aurait beau revenir des milliers de fois, il n’y arriverait jamais. Et il savait qu’il n’était pas venu mille fois. Ça voulait dire qu’il avait abandonné. Qu’il abandonnerait un jour, qu’il ne viendrait plus.

« Est-ce qu’après tout ça j’aurai encore le courage de sauver d’autres gens ? Suis-je vraiment un héros ou juste un pauvre gars perdu qui a des pouvoirs ? »

Voilà. Il était à présent ce Nonn à qui il s’était confié par le passé. Il était donc cette personne silencieuse qui l’avait écouté se plaindre en continuant de regarder. Plus tôt, il aurait brisé la fatalité dont il était victime en répondant, pour ne pas suivre ce destin implacable dont il était la marionette. Mais à cet instant, il n’en avait pas l’envie. Pas envie d’être un héros. Juste un pauvre gars avec des pouvoirs. Qui pourrait l’en empêcher ? A qui devait-il des comptes ? Toute cette histoire pour quoi, pour qui au juste ? S’il mourrait, qu’est-ce qui changerait ?

« Si je me tue, dans la Troisième, je serai libre ? »

C’était la goutte de trop. Nonn ne dit rien car il n’avait rien à dire. Mais intérieurement, il pensait que oui. S’il mourrait, il serai libre. Il n’en pouvait plus de ce destin. Il n’en pouvait plus de ce parcours obligatoire qu’il s’imposait. Plus jamais… Plus jamais il ne se laisserait entraîné sans faire ses propres choix. Plus jamais il ne suivrait cette route toute tracée. Son interlocuteur à gauche s’en alla, dépité. Celui de droite aussi, la détresse visible dans ses yeux, mais un rictus lui tordant le visage. Nonn ne voulait pas être lui. Il ne voulait jamais être lui. La colère s’empara de lui et il s’élança vers le lit. Là il vit un énorme pistolet se dresser, pointer vers Unn. En criant, il bondit sur Unn pour le protéger et sentit son coeur se déchirer… litérallement. Le sang, tant de sang. Il ne sentait pas réellement la douleur. Il ne le voulait pas de toute manière. Tout ce qu’il voulait c’était partir. Sans revenir. Il ne voulait plus penser au sang qu’il ne voyait même plus. Ni au gargouillement de Unn qu’il n’entendait plus. Il voulait s’en aller en paix, échapper à ce destin imposé. Sa tête était vide de pensées et il ne cherchait plus à la remplir. Il ne voulait plus rien.

**

A son réveil dans la Troisième, il resta immobile les yeux fermé. Il savait qu’il était encore en vie, il savait qu’il était retourné dans son temps. Mais il ne le voulait pas. Il ne voulait pas voir le cockpit de la machine. Il ne voulait pas voir cet unique bouton rouge. Mais quelque part en lui, il savait qu’il était vivant.

Il était donc immortel dans la Quatrième. Il était comme Last en fin de compte. Il sentait un liquide chaud lui couler du torse mais savait que ce ne serait pas mortel. Il était revenu dans son temps sans la balle fichée en lui. Et puis quand bien même. Il était en fait immortel partout. Il y avait encore des Nouveaux Nonn dans la Quatrième qu’il n’avait pas vécu. Ainsi il aurait beau essayer de se suicider s’il le désirait, il n’y arriverait pas et ré-appuierait quand même sur ce bouton rouge de nombreuses fois. Il était bel et bien piégé.

49