Il avait entendu quelque chose – un craquement, un bruissement, il n’aurait su le dire -, mais ce n’était définitivement pas le vent cette fois. C’était pourtant sa spécialité que de se réveiller en pleine nuit persuadé qu’un voleur se cachait sous son lit ou derrière son placard. A mesure que sa vue s’affinait, que les brûmes du sommeil se disloquaient et s’effaçaient pour laisser place à une autre réalité, il tentait de comprendre ce qu’était cette forme sombre qui s’élevait jusqu’au plafond et qui se trouvait vraiment trop près de lui. A son sommet, deux yeux le dévisageaient, le scrutant dans les moindres détails. Un souffle haletant et rauque perçait le silence nocturne. Unn aurait voulu crier, mais l’inconnu prit la parole.

« Bonjour Unn. Ou bonsoir en fait. »
L’homme avait une voix forte, mais hésitante. Il peinait à reprendre son souffle comme s’il avait couru.
« Tu ne me connais pas encore, mais moi je te connais bien. »
Tous les plans d’action qu’Unn avait réfléchi dans les moindres détails en prévision de la présence d’intrus chez lui s’éffilochèrent dans sa mémoire. Il avait été bien naïf de croire que personne ne pourrait atteindre son chevet sans qu’il ne soit réveillé et équipé pour le recevoir. Mais quel meurtrier, quel voleur viendrait discuter avec lui au beau milieu de la nuit ? La curiosité l’emportant sur la peur, Unn écouta la suite.

« J’ai à te parler et ça risque d’être un peu long, aussi devrions-nous marcher un peu.
– Mais que… Comment êtes-vous entré ici ?
– C’est ce que je dis, ça va être long à expliquer. Maintenant viens. »
La silhouette géante se retourna et quitta la pièce, laissant la porte ouverte. Pendant un instant, Unn fut tenté de se remonter ses couvertures et faire comme s’il n’avait rien vu, rien entendu. Il finit par se dire que s’il contrariait son colosse d’interlocuteur, il ne passerait certainement pas la nuit. Avec méfiance, il se tira de son lit et quitta à son tour sa chambre. L’homme l’attendait dans le salon où il guettait par la fenêtre.

« Ah, te voilà. Non, n’allume pas, il vaut mieux éviter d’attirer l’attention. Et j’ai changé d’avis, marcher est peut-être trop dangereux. Nous resterons ici. Asseyons-nous. »
Ils tirèrent tous deux une chaise de sous la table à manger et s’assirent à une distance sécurisante pour Unn. Il savait très bien que si le colosse se levait pour l’étrangler, il n’avait aucune échappatoire, mais il avait un drôle de sentiment à propos de l’homme. Il commençait à le craindre un peu moins. L’homme finit tout de même par se lever en grognant avant de s’assoir sur le canapé faisant face à la télévision. C’était vrai qu’on était vraiment mal assis sur ces chaises.

« Je me présente. Je m’appelle Larry King, mais tu peux m’appeller Larry… Larry Two en fait.
– Larry Two ?
– Oui, on y reviendra. Alors comment te dire ça ? Bon, commençons par le plus simple : Je viens du futur.
– Du… Du futur ?
– Oui et non en fait. Je ne viens pas vraiment de ton futur. Bon, ça va sembler compliqué, mais en réalité c’est assez simple. Je te demanderais juste d’avoir un peu d’imagination. »

« Alors… Tout d’abord, sache qu’il y a plusieurs lignes temporelles. Dans ces différentes lignes, tu existes aussi et tu fais plus ou moins les mêmes choses. Il y en a d’autres où toi et moi n’existons pas, mais elles ne nous intéressent pas ici. Commençons par la première ou du moins celle par laquelle tout a commencé. Dans cette première ligne temporelle, toi, Unn, a grandi en faisant des recherches sur le temps. Un jour, nous nous sommes rencontré…
– Je vous ai rencontré ?
– Oui moi…, mais non pas moi là, mais attends. Laisse-moi finir. »

Unn changea de position sur sa chaise et se tût. Il était maintenant parfaitement eveillé. Cette histoire, bien qu’il ne comprenait encore rien, l’intéressait vraiment et quelque chose dans l’attitude du géant avait sappé tout sentiment de crainte en lui. Peut-être son soucis d’exactitude et sa manière de se reprendre sans cesse sur ses propres paroles. Cela commençait à l’amuser.

« Donc, nous nous sommes rencontré dans cette première ligne et ensemble, nous avons créé une machine capable de faire voyager dans le temps ce qui se trouve à l’intérieur. Enfin, c’est ce que nous pensions, mais c’est plutôt entre les lignes de temporalité qu’elle permettait de voyager. Quand bien même, nous avions une théorie : Si quelqu’un allait rendre visite à son propre passé, son propre passé serait immortel… Enfin, il saurait qu’il est immortel.
– Euh… J’ai pas compris ça.
– Oui, eh bien… L’idée, c’est que si tu te vois, si tu vois ton propre toi futur, ça veut dire que tu peux être sur que tu vas vivre jusqu’au jour où tu retourneras toi-même dans le passé pour te rencontrer.
– Qu… Quoi ?
– Ben… Si tu te rencontres, toi qui es dans le présent qui rencontres toi du futur, ça veut forcément dire que tu vas toi-même retourner un jour rencontrer ton toi du futur… du passé je veux dire. Sinon, jamais tu ne te serais rencontré, c’est plus clair ?
– Non.
– Hmm, j’ai toujours du mal à expliquer mes idées. Tiens, donne-moi un papier et un stylo. »

Unn se leva, légérement désorienté. Il avait l’impression que c’était important ce que cet homme racontait, mais il avait aussi l’impression de rêver. Tandis qu’il ouvrait le premier tiroir de la commode devant lui il se pinça le bras discrètement. Evidemment, la douleur était bien présente, mais il ne savait si c’était pour le mieux. Fouillant à travers les feuilles déjà usées, les livres et les catalogues qui stagnaient dans ce tiroir depuis bien longtemps, il finit par dénicher une feuille à carreaux vierge et un stylo qui marchait. Il les apporta à ce « Larry Two » et se rassit, cette fois-ci à côté de lui dans le canapé.

Larry traça trois flèches pas très droites en grommelant quelque chose à propos de ses talents en dessin. Après reflexion, il retourna la feuille et recommença pour un résultat quasi similaire. Il montra le début de la première flèche.

« Là, c’est ta naissance. Pas exactement la tienne, mais celle de Unn de la première ligne. On avance, on avance… Là, c’est le moment où Unn décide d’étudier le temps. On avance encore, là c’est le moment où Unn rencontre Larry, baptisé Larry One parce qu’ils se considéraient tous deux comme les premiers, les pionniers du voyage temporel. Ils travaillent ensemble et créent leur machine et ici… » Il désigna la fin de la première flèche. « … Ici, Unn part dans le passé pour se rencontrer lui-même. On passe à la deuxième flèche, car la machine ne permet pas un vrai voyage temporel, mais un changement de ligne de temps. »

« Accroches-toi, c’est la que tu vas comprendre. Ou peut-être un peu plus tard en fait. Au début de la deuxième ligne, il y a encore une fois la naissance de Unn…
– C’est moi cette fois ?
– Non, pas encore. C’est le deuxième Unn qui s’est baptisé Last. Il grandit exactement comme le premier avant de se rencontrer lui-même en plus vieux. Unn a donc expliqué à Last que ce dernier était immortel jusqu’à ce qu’il revienne lui-même dans le passé pour boucler la boucle. Ça aurait très bien fonctionné si ça s’était passé comme ça, mais Last n’est pas revenu. Ou plutôt, reprenons le shéma. Donc ici, Last rencontre Unn et profite de son immortalité. On avance et ici, Last me rencontre. Cette fois, c’est bien moi. Et je me baptise Larry Two après tout ce qu’il me raconte. Je le suis dans ses aventures, mais quand approche le moment de revenir dans le passé, Last se fait plus distant, avant de disparaître. J’avais peur qu’il crée un paradoxe, ainsi ai-je fini par venir à sa place – et ce n’était pas faute de le chercher. Et nous voici donc enfin à toi (il pointa la troisième flèche). Là c’est ta naissance, tu grandis jusqu’à aujourd’hui où je te rend visite. C’est plus clair cette fois ? »

Unn ne répondit pas. Il essayait d’appréhender ce qu’il avait entendu. Il était donc le troisième Unn, le successeur de Last, lui-même successeur du premier Unn. Et Last n’était pas revenu pour lui. Il ne savait qu’en penser. Est-ce qu’il devait s’en vouloir de ne pas avoir bouclé la boucle ? Après tout, il n’avait rien fait, lui, dans sa troisième ligne temporelle. Il fut amusé de prendre cette histoire autant au sérieux alors qu’elle était aussi étrange. Il finit par répondre par un « Oui » timide.

« Maintenant, la question que tu dois te poser, c’est : Si Last est immortel, l’es-tu aussi ? Malheureusemet, là est tout le paradoxe. Last restera immortel tant qu’il ne t’a pas rendu visite cette nuit, mais c’est moi qui suis là et lui ne sera donc jamais venu. J’ai envie de dire que si Unn de la première ligne a offert l’immortalité à Last, celui-ci t’a offert l’incertitude. »

Il y eu un silence que Unn brisa finalement :
« Nonn. » Un sourir venait de germer sur son visage.
« – Quoi ?
– Je m’appelerai Nonn. Comme None en anglais, mais avec deux « n » à la fin.
– Tu t’es pris pour un super-héros ? Décidemment, c’est ton truc les surnoms.
– Oui. Oui, je suis un super-héros, dit Nonn avec une pointe de défi dans le regard. »

« D’ailleurs, j’ai un plan. Vous m’amenez à votre machine et je vais boucler la boucle.
– Je n’ai pas la machine. Enfin je ne l’ai plus… Enfin je ne l’ai pas encore. Notre machine à Last et moi – qui j’imagine était la même que celle de Unn et Larry One -, elle transportait ce qui se trouvait dans la cabine. On aurait pu en faire une deuxième plus grosse encore pour transporter la première, mais c’était trop coûteux. Et de toute façon, ça aurait été inutile puisque, comme je te l’ai dit, la machine ne voyage pas vraiment dans le temps, mais circule entre les lignes de temporalité, donc impossible de retourner en arrière. Si tu te fabriques une machine, tu iras dans la ligne suivante, la quatrième, et en plus de compliquer le paradoxe, tu ne ferais que sauver la quatrième ligne. Ni la tienne, ni celle de Last. Et puis le risque est trop grand de créer un deuxième… Un deuxième Last, je veux dire. En tout cas, c’est surprenant à quel point tu prends ça bien, même venant du Unn que je connais. »

« – Montrez-moi quand même comment fabriquer la machine, sinon ce serait condamner mes moi suivants à l’incertitude eux aussi. Et puis, je trouve que boucler la boucle est un bon début, sauf si vous avez un meilleur plan.
– Eh bien, pas vraiment. Jusqu’au dernier moment, je pensais que c’était Last qui viendrait te voir et je ne pensais pas essayer moi-même une machine. Et je dois dire que mon départ était un peu secoué. J’ai l’impression que c’était il y a vingt minutes, mais ce ne sera que dans plusieurs années, dans la temporalité d’au-dessus. Du coup, je dois dire que je ne sais pas du tout ce que tu dois faire, mais je sais ce que je dois faire moi. Etant coincé ici pour toujours, je dois t’aider autant que possible. »

**

« Bon, ça devrait marcher. »

Cinq ans s’étaient écoulés depuis la venue de Larry Two. Cinq ans pendant lesquels ce dernier s’était penché plus sérieusement sur les voyages entre lignes temporelles pour tenter d’améliorer la machine et la permettre de retourner dans les lignes précedentes pendant que Nonn étudiait le temps comme ses prédecesseurs et rassemblait les pièces pour la construction. Larry Two prétendait que Nonn travaillait plus vite que Last, mais ça devait être parce que Last doûtait de vouloir vraiment boucler la boucle, tandis que Nonn vouait sa vie à cela.

Grâce aux connaissances de Larry Two, et puisqu’il l’avait déjà fait, la machine fut construite en très peu de temps et le colosse pu y ajouter ses modifications. Nonn considérait qu’aller voir le quatrième Unn en faisant bien attention de le mettre en garde contre l’attitude de Last était une priorité. Quitte à sacrifier les deuxième et troisième temporalités, celle de Last et la sienne, il pouvait au moins sauver la quatrième et toutes les suivantes s’il était suffisamment convaincant avec lui-même pour que chacun des lui futurs boucle la boucle.

Il s’était préparé un petit texte qu’il récitait souvent avant de s’endormir et quelques plans pour la machine pour aider ses lui futurs à la construire. Il se sentait prêt à ne jamais revenir, à vivre dans la quatrième ligne de temps plutôt que dans la sienne. Il nourissait toujours ses rêves d’héroïsme, ou de super-héroïsme. Larry, quant à lui, semblait vieillir plus vite et s’affaiblir. Il resterai jusqu’au bout, jusqu’à ce que Nonn parte, mais il ne faisait aucun doute qu’il ne tiendrai pas très longtemps après cela. Il avait rempli son but et semblait peu emballé à l’idée de reprendre sa vie ici. En théorie, il n’avait que quarante-trois ans, mais ses cheveux avaient déjà viré au gris. Nonn, en s’aperçevant du phénomène, s’était promis de ne pas réagir de la même manière. Quitte à se cacher toute sa vie, il vivrait dans la quatrième temporalité.

Le jour était donc arrivé. Larry Two toussait en expliquant :
« La machine est fonctionnelle, mais en théorie, il est impossible de revenir en arrière. Tiens, cette montre est connectée à la machine. Quand tu arriveras là-bas, elle fonctionnera toujours et dans le coin là, elle t’indiquera l’heure exacte à laquelle tu es parti. De cette manière, si dans la quatrième temporalité tu trouves un moyen de revenir ici, tu sauras à quel moment revenir.
– Merci Larry. Avant que je parte, est-ce que j’ai bien tout ce qu’il me faut ? J’ai mon texte, les plans de la machine, la montre que tu m’as donné… Qu’est-ce qu’il me manque ?
– Tu as mangé déjà ? C’était peut-être le trac, mais je me souviens avoir eu très faim quand je t’ai rendu visite il y a cinq ans.
– Oui, c’est bon, j’ai mangé. Je crois que j’ai tout. Eh bien, merci pour ton aide Larry.
– Nonn !
– Oui ?
– Prends bien soin de toi et bonne chance.
– Merci. »

Ils n’avaient pas besoin de beaucoup plus. Cela faisait longtemps qu’ils se préparaient pour ce jour et Nonn partait sans regret. La seule chose qui le tracassait, c’était la santé de Larry, mais il pouvait comprendre. Ne sachant plus trop quoi dire, ils se saluèrent une dernière fois avant que Nonn entre dans la cabine. On y était un peu à l’étroit, mais il ne servait à rien de perdre du temps dans cette temporalité à construire une machine plus grande. Il fut étonné de sentir son estomac se contracter malgré sa sérénité intérieure. Il prit une grande inspiration et pressa le seul bouton qui se trouvait devant lui.

**

Il n’y eut aucun fracas, aucune secousse, simplement un changement de décor. Il se trouvait dans la même pièce cinq ans en arrière dans un autre temps. Mais quelque chose se passait. Il reconnaissait son sol, son plafond, son lit et dedans son double temporel, le Unn de la quatrième temporalité, mais le reste bougeait trop. Il finit par comprendre que c’était des gens, des centaines de personnes qui allaient et venaient, certains courant, d’autres hurlant. Il faisait si sombre dans la chambre et le chaos était si grand que Nonn ne comprenait rien et, se faisant bousculer, il perdit ses plans de machine temporelle.

La chambre était une fournaise. La puanteur donnait la nausée à Nonn. Il faillit tourner de l’oeil, mais un genou percutant son front lui remit les idées en place. Il ne lui restait plus qu’une feuille en main tandis que le reste demeurait introuvable parmi la forêt de jambes de la foule. Quelque chose retint son attention. Parmi les cris et l’agitation se détacha un « NON » puissant. Un homme s’était jeté sur le lit de son double et l’avait saisi comme pour l’étrangler. Et tout à coup il crut recevoir un coup de marteau sur la tête. Ses oreilles brûlaient et un bruit strident lui transperçait le crâne. L’énorme pistolet était juste à côté de son oreille. L’homme qui aggripait Unn dans son lit se vidait de son sang sur les draps. Mais il n’était pas le seul. La balle avait traversé le corps de l’homme et s’était fichée dans l’oeil de l’Unn de ce temps.

Nonn n’en croyait pas ses yeux. Il était toujours là, agenouillé parmi la cohute. Bientôt, le rideau se baissa sur cette scène sanglante quand la foule se massa vers le lit, bousculant Nonn avec force. Juste avant de perdre connaissance, il regarda qui tenait l’énorme pistolet.

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