Nonn apparu dans sa chambre. Autour de lui, d’autres apparaissaient ou s’affairaient déjà. Il les connaissait tous. Il les avait déjà vécu. Il n’y avait plus que des Anciens avec lui. Il se voyait pour la énième fois trébucher à cet endroit.

Un espèce de voile s’était tiré sur sa vision, sur sa conscience des choses même. Il ne bougeait plus, laissant tout se passer en sachant pertinnement qu’il le ferait. Une lassitude infinie.

Il finit par s’adosser à un mur, à côté de quelqu’un qui observait. Un instant s’écoula avant qu’il entende ses phrases :

« Est-ce que tout cela n’est pas vain ? Depuis que je viens ici, Unn continue de se faire tuer. Après tout, si je l’ai vu mourir, c’est que je ne l’ai jamais empêché, non ? »
« Est-ce qu’après tout ça j’aurai encore le courage de sauver d’autres gens ? Suis-je vraiment un héros ou juste un pauvre gars perdu qui a des pouvoirs ? »
« Si je me tue, dans la Troisième, je serai libre ? »

Sa bouche se tordit en rictus. C’était ses questionnements de jeune garçon. C’était seulement moi moi moi. Seulement maintenant, il n’était plus question de lui du tout. Il faillit les interpeller, leur répondre séchement que ces questions étaient idiotes. Mais il était las. Et puis c’était l’heure.

Il monta. Il s’assit dans un coin pendant que plusieurs lui enfonçaient la porte avec le bélier. Il vit une balle passer à travers un crâne tandis que son propriétaire disparaissait de justesse. Il vit cinq de ses incarnations affronter Last à côté de sa machine et réussir presque à le maîtriser avant de s’affaler chacun son tour, une balle dans la jambe. Il se leva alors. Il marcha tranquillement vers la pièce en entendant une sixième fois le discours de Last. Ses lui disparaissaient sous le choc de la nouvelle, et un vague souvenir lui revenait de comment il se sentait à cet instant-là. Mais il ne ressentait plus rien.

Il entra dans la pièce et frappa Last au visage. Celui-ci répliqua et ils se lançèrent dans le combat. Au début, Nonn y allait sans colère, sans aucun sentiment. Mais peu à peu, la rage grimpait et malgré ses blessures, il continuait jusqu’au bout. La balle qu’il reçu dans l’épaule l’aurait fait disparaitre à l’époque, mais il ne la sentit même pas sur le moment.

Il fonça sur Last, le plaquant à terre et l’énorme pistolet tomba violemment au sol, se brisant. Il n’était plus que rage. Il agrippa Last à la gorge et serra, ses mains glissant sur tout ce sang. Ils luttèrent ainsi quelques instants avant que le calme se fasse. Au loin, en bas de l’escalier, la foule continuait de se bousculer, mais Nonn ne l’entendait plus. Il était couché à côté du corps.

Il aurait pu mourir ici.

Mais alors il comprit. Si Last venait de mourir, alors qui allait tuer Unn en bas ? Qui restait, vu qu’il avait vécu tout le monde ? C’était lui. Il était le dernier. Il essaya de comprendre pourquoi il était obligé de le tuer et ça lui vint rapidement. Si Unn de la Quatrième temporalité continuait à vivre après tout ce qui s’était passé, il irait lui aussi s’amuser à voyager dans le temps et tout recommencerait. Alors que s’il le tuait, tout serait fini, la boucle serait bouclée d’une certaine manière.

Il ramassa le pistolet. Le silencieux était inutilisable, mais l’on pouvait encore tirer avec l’arme. Il descendit doucement les marches, presque par peur d’alerter qui que ce soit. Il traversa la foule qu’il connaissait tant et tira.

Tous disparaissaient peu à peu autour de lui. Et il se retrouva seul. Il ne restait que lui, le corps de Unn et celui de Last à l’étage. Son coeur battait la chamade. Il aurait pu sortir, s’enfuir de cette maison et tâcher de tout oublier. Il aurait pu. Mais il était paralysé. Il avait peur. Et il disparut.

**

Il était dans la Troisième temporalité, dans sa machine. Il devait… Il devait construire la machine de Last qui permettait de remonter dans les temporalités. Pour protéger Unn de la Première. Mais ça ne l’enchantait pas. Ça ne l’enchantait pas du tout. Il s’échappa de sa maison. Et ce furent d’abord des jours. Puis des mois.
Puis des années.

**

Il avait entendu quelque chose – un craquement, un bruissement, il n’aurait su le dire -, mais ce n’était définitivement pas le vent cette fois. A mesure que sa vue s’affinait, que les brûmes du sommeil se disloquaient et s’effaçaient pour laisser place à une autre réalité, il tentait de comprendre ce qu’était cette forme sombre qui s’élevait jusqu’au plafond et qui se trouvait vraiment trop près de lui. A son sommet, deux yeux le dévisageaient, le scrutant dans les moindres détails. Un souffle haletant et rauque perçait le silence nocturne. Nonn resta silencieux.

« Je t’ai enfin trouvé. »

Larry avait le visage creusé par les rides. Ses cheveux et sa barbe blanche avaient poussés au point qu’à travers les rides, on ne voyait plus que ses yeux et son nez. Sur ses épaules semblaient peser des centaines d’années et sa tristesse était palpable.

« Tu étais donc là. Je t’ai d’abord cherché dans la Quatrième avant de venir ici, enfin maintenant. »

« Quand tu es parti, je me sentais trop faible pour vivre. J’avais fait mon boulot et je… ce n’était pas mon temps. J’avais peur et j’ai décidé de ne plus être là à ton retour. J’ai griffoné une excuse sur un papier avant de sortir chercher un endroit où mourir. Mais j’ai eu un préssentiment. J’ai repensé à toute cette histoire et je me suis dit que tu n’allais jamais réussir à boucler la boucle. Que l’histoire allait se répeter encore et encore. Qu’aucun Unn ne serait libre et que d’autres Last allaient apparaître. Et je me suis dit du coup que beaucoup allaient essayer de tuer le premier Unn, celui qui a créé Last, pour que rien de ceci ne se passe jamais. »

« Car oui, je ne sais pas si tu sais, enfin si forcément tu le sais, mais on peut revenir dans les temporalités précédentes. J’ai trouvé la machine de Last dans la Quatrième après le carnage et c’est avec elle que je t’ai cherché. »

« Enfin du coup c’est pour ça que je t’ai cherché. Je me suis dit que si Last avait existé, m’avait rencontré et que je t’avais rencontré… enfin… tout ça c’est pas rien, ça a existé j’en suis sur. Ça veut dire que personne n’a réussi à tuer le premier Unn. Personne. Alors que lui n’était pas au courant, il ne pouvait pas se protéger contre tous ces ennemis potentiels… une infinité peut-être. Donc quelqu’un l’a protégé… et ce quelqu’un ça doit être toi. Il le faut. Il faut que ce soit tout de suite, avant que d’autres Last se répandent. »

« Car oui, à mesure que je te cherchais, je me suis dit que je reconnaissait cette attitude. Vous êtes les mêmes donc on peut dire que c’est normal, mais… Nonn, tu deviens Last. Tu es immortel tant que tu n’y vas pas, tant que tu ne remplis pas ton devoir, mais du coup, le rempliras-tu un jour ? Ça fait longtemps maintenant. Plus tu attends, moins tu auras envie d’y aller. »

« Mais d’abord je vais te dire la vraie raison qui me pousse à te parler aujourd’hui. Le temps passe et tu vas bientôt rencontrer Larry Three. Le Larry de ton temps. »

C’était vrai, Nonn allait bientôt être muté dans un nouveau laboratoire plus grand, mais il évitait de penser à son passé, et l’existence de Larry Three était légèrement tabou.

« Et… je ne veux pas que ça arrive. Je veux que tu laisses Larry en dehors de ça. J’ai vécu l’enfer, je ne te le caches pas, en te cherchant pendant des années, en réflechissant à quel endroit tu choisirais pour te cacher. Plusieurs fois je me suis dit que ce n’était pas à moi de faire ça. Que je n’étais pas responsable. Je me disais que tu n’avais qu’à te motiver tout seul, ou qu’un autre Unn d’une temporalité lointaine soit le porte parole d’un Conseil des Cents Nonn – je t’imaginais bien faire un truc comme ça avec tes délires de super-héros – et qu’il vienne te motiver. Mais non, c’est moi. Je ne veux vraiment pas que l’histoire se répète. »

« Alors bon, j’ai vu le résultat dans la Quatrième, avec le corps de Last et de Unn. Tu sais pourquoi je ne suis pas intervenu, parce que c’était sous mes yeux et que tu en avais déjà assez bavé pour que je complique les choses. Et non, je n’aurais pas pu te chercher avant que tu ne t’échappes parce qu’on ne peut pas revenir avant d’être parti dans une temporalité. »

« Donc Nonn. Je suis désolé de te demander ça, mais vas-y maintenant, avant de rencontrer mon troisième moi. C’est une demande, mais un peu un ordre je te l’avoue, car je te connais, enfin… Je connaissais Last et je n’ai pas été assez… Je ne l’ai pas convaincu. Mais je te connais toi – presque mieux que je ne le connaissais lui – et je sais qu’au fond de toi, tu as quelque chose que lui n’avait pas. Alors que vous partez de l’exact même point, tu es bien plus un héros que lui. Simplement parce que lui avait l’immortalité comme cadeau, et que toi tu l’as comme malédiction. »

Nonn était dans ses songes. Il se retenait de toutes ses forces. Larry Two venait lui remettre sous le nez ce qu’il avait refoulé toutes ces années. Son envie première était de le chasser de chez lui à coups de pied – et il se disait que ce serait facile vu l’état du vieillard. S’il faisait ça, il pourrait vivre. Oublier tout cela et vivre. Son immortalité n’était pas la question, il voulait simplement échapper à ce destin implacable.

Alors qu’il avait tenté toutes ces années de penser à autre chose et de relativiser, les larmes lui vinrent. La réalité lui éclatait violemment à la figure. Il était condamné, sa vie était fichue. A travers ses sanglots, deux mots se firent à peine audible :

« – Tues moi ! »

**

« Bon, ça devrait marcher. »

Une semaine s’était écoulée depuis la venue de Larry Two. Une semaine pendant laquelle ce dernier aida Nonn à se préparer pour son dernier voyage.

Le jour était donc arrivé. Larry Two toussait en expliquant :

« La machine est fonctionnelle. Tu sais ce que tu dois faire, tu as tous les outils pour y arriver… Je pense qu’on a tout. C’est maintenant Nonn…
– Oui.
– Nonn !
– Oui ?
– Prends bien soin de toi et bonne chance.
– Merci. »

Ils n’avaient pas besoin de beaucoup plus. Il fut étonné de se sentir aussi bien malgré sa terreur intérieure. Il prit une grande inspiration et pressa le seul bouton qui se trouvait devant lui.

56