Une heure avait passé. À présent, Lou et Nathan marchaient vers la galerie des Glaces en slalomant au milieu des roulottes stationnées. Le silence pesait sur les lieux, on n’entendait que les pas des deux visiteurs et leurs chaussures crisser sur les graviers. Savannah s’était montrée gentille et attentive. Vissée sur son tabouret devant le miroir encadré de lampions vifs, elle avait écouté les moindres détails de l’aventure des deux jeunes gens, ponctué leur récit tantôt d’un rire amusé, tantôt d’un cri étouffé comme si elle vivait les évènements dans l’instant présent. Nathan trouvait que le courant passait bien entre lui et la funambule. Elle avait souri de ses blagues idiotes, l’avait observé avec un intérêt grandissant. Captivée par ses propos, elle ne manquait pas de le montrer. Lou développait d’ailleurs une sorte de légère jalousie. Le jeune homme ne la croyait pas susceptible de s’y laisser berner, mais certaines remarques avaient vite donné le ton. Ainsi, elle semblait tenir à lui davantage que ce qu’il supposait. C’était gênant. Très gênant. Il avait déjà connu ça, et cela signifiait double risque : celui de prendre les mauvaises décisions par peur pour Lou, celui de limiter la casse pour lui-même. Mais sans danger, pas de nouvelle ère possible.
Nathan marchait en tête à un rythme rapide. Tant que ses talons s’enfonçaient dans le sol et le marquaient. Il n’existait pas de meilleur moyen pour le suivre à la trace ; la propriétaire du cirque devait néanmoins connaître sa position actuelle. Elle l’attendait sans doute, sinon elle serait venue jusqu’à la caravane de Savannah pour l’en déloger. Nat avait donc une bonne raison de souhaiter en finir au plus vite.
— Qu’est-ce qui vous a pris de tailler une bavette avec cette femme ? grommela Lou en le rattrapant. Vous ne vouliez pas du thé et des petits gâteaux pour agrémenter le tout ?
— Courte pause, même s’il est vrai que ça manquait d’une tasse de thé. Et puis, je vous trouve bien peu reconnaissante envers elle.
— Et vous un peu trop.
— Jalouse ?
Nathan adressa à Lou un regard interrogateur. Elle s’empourpra.
— Sûrement pas, répliqua-t-elle.
— Magnifique. Nous y voilà.
Le chapiteau se dessina derrière les volutes de brouillard. Le ciel était noir encre. Pas une étoile. Quant à la lune, elle se cachait au-delà d’énormes nuages. Aucun lampadaire dans le coin, mais la lumière vive qui se dégageait de l’intérieur s’avérait suffisante et éclairait une partie des roulottes. Il n’y avait pas cinq cents mètres entre celle de Savannah et l’entrée. Juxtaposé au cirque en lui-même se dressait un barnum fermé aux quatre côtés. Blanc spectral, il se détachait de la pénombre. Un rectangle noir découpait l’une des faces : l’accès de la galerie des Glaces.
— Mazette ! s’exclama Nathan en entrant.
Tout autour d’eux, des miroirs alignés brillaient sous la lueur du mini-chapiteau, renvoyaient des reflets tordus, bedonnants ou effilés. Devant l’un d’eux, la silhouette du faiseur de rêve prenait des allures de monstre fin et grotesque. Ses yeux énormes communiquaient une expression bestiale et son ventre se creusait jusqu’à ne presque plus rien en voir. Il y en avait des dizaines, organisés en allées.
— On dirait une sorte de labyrinthe, remarqua Lou.
— Un dédale de glaces. Et chacune d’elles peut devenir une porte vers les cauchemars.
Lou blêmit.
— Vous plaisantez ? articula-t-elle.
— Pas le moins du monde. Mais les miroirs sont surtout de merveilleux tremplins pour l’utopie. Regardez. Concentrez-vous.
La jeune femme s’approcha d’une psyché et plissa les yeux.
— Non, pas de cette façon, lui indiqua Nathan. Suscitez votre imagination et regardez. Notez comme la Terre est belle vue d’ici. Nous ne constituons qu’un minuscule point au milieu de l’univers. Une goutte d’eau dans cette mer étoilée.
Lou s’extasia alors sur le spectacle qui s’offrait à elle. Une fois de plus, elle contemplait les astres en toute simplicité : une vaste étendue bleu néant dans laquelle baignaient les étoiles. Dans son dos, bien ancré dans la réalité, Nathan souriait. Cependant, son sourire était amer. Il voulait arrêter. L’illusion ne guérirait pas Lou, elle ne lui rendrait pas la vie plus belle et chacun de ses tours la rapprochait de lui d’une manière qu’il n’expliquait pas.
— C’est… murmura-t-elle.
— Magnifique, oui, je sais.
— Je vous dérange, peut-être ? leur parvint alors une voix féminine.
À mi-chemin entre le rauque et le suraigu, son timbre était de ceux que l’on ne qualifie pas. Il se contenta de propager un frisson dans le dos de Nathan, qui se tourna le premier. Lou l’imita.
— Je me disais aussi, marmonna-t-il. Ce cirque ne pouvait être qu’une façade. Une fois encore. Comment se portent vos petits monstres, Lydia ?
— À merveille depuis que vous avez cessé de fouiner dans nos affaires.
Lydia souriait à pleines dents. Jaunies, rongées par les caries et branlantes. Elle restait fidèle aux souvenirs de Nathan et tenait d’ailleurs plus de la sorcière que de la femme. Ses cheveux rêches lui couvraient les épaules. Son vieux costume de Madame Loyale empestait la moisissure. Ses pommettes saillantes menaçaient de craquer sa peau tirée. Cela la rendait plus affreuse que ce qu’elle avait dû être par le passé. Même son regard lui conférait des airs de beauté dépossédée. Nathan la savait belle dans sa prime jeunesse. En y regardant de plus près, on voyait qu’elle portait des vestiges de cette époque : ses lèvres fines, ses doigts fins. Mais la vue de sa personne suscitait aujourd’hui un mélange d’angoisse et d’écœurement.
Elle se tenait à quelques centimètres de Nathan, qui pouvait sentir son haleine fétide digne des entrailles d’un cadavre.
— Je ne m’habituerai jamais, dit-il en agitant la main devant la bouche de Lydia.
Elle l’attrapa au poignet et serra si fort de ses ongles démesurés qu’il s’engourdit. Ils se toisèrent, puis elle le lâcha.
— Quelles affaires ? intervint Lou.
— À votre avis, d’où sortent les monstres de foires ? lui glissa son ami sans quitter Madame Loyale des yeux. Les gens d’ici n’ont que faire de vos bébés, cracha-t-il. Vous n’êtes là que pour vous emparer de Mécanique Asylum et l’ajouter à votre collection. Oubliez.
— Je ne comprends vraiment pas pourquoi vous vous acharnez à protéger cette abomination humaine. C’est insensé ! Et surtout, vous jeter dans la gueule du loup pour un motif qui m’échappe… Nous avons des comptes à régler, mon cher.
Lydia venait d’articuler chaque mot, chaque syllabe, signe que la colère affluait. Nathan aurait pu en rester là, s’excuser et rebrousser chemin. Sans façon. Mécanique Asylum n’appartenait à personne. Quelles que fussent ses raisons, il tiendrait sa promesse.
Des silhouettes difformes apparurent au coin de l’allée, derrière les miroirs. La tension monta d’un cran. À tâtons, la main du jeune homme battit l’air à la recherche de celle de sa compagne. Il la trouva enfin et soupira de soulagement.
— Lou, vous avez repris votre souffle ? s’assura-t-il.
— Encore heureux !
— C’est reparti pour un tour ! s’exclama-t-il en s’engageant dans le labyrinthe.
Il était aux anges comme en témoignait son large sourire. Envahi d’une brusque envie de provoquer, il poussa un premier miroir dont les bris de verre se répandirent sur le sol. Il procéda de même avec le suivant, et encore celui d’après. Sur leurs talons, les silhouettes évoluaient dans leur direction.
— C’est pas le moment d’accumuler les années de malheur ! lui rappela Lou.
Nathan la sentit perdre de la vitesse ; il fit volte-face. Un nain s’agrippait à la cheville de son amie, elle se débattait en avançant avec peine. Il logea un bon coup de genou dans la face du nain. La créature vola en arrière.
— STOOOP ! vociféra Lydia, qui se trouvait toujours à l’entrée du dédale.
Nathan s’arrêta, la main sur une psyché. Au moindre problème, il reprenait sa besogne. Madame Loyale tenait à ces miroirs plus qu’à la prunelle de ses yeux.
— Débarrassez le plancher, ordonna-t-il. Je ne plaisante pas. Rappelez vos chiens de garde.
Le silence retomba. Lydia laissa planer un doute affreux sur les deux amis. L’attente parut durer une éternité dans la tête de Nathan. Un tremblement le traversa. Si Lou veillait sur lui plus qu’elle ne devait, l’effet inverse se vérifiait et il le regrettait.
— Que décidez-vous ? s’impatienta-t-il.
— Fort bien, accepta Lydia avec une pointe d’agacement dans la voix.
Nathan craignit le pire. Le ton de la femme n’augurait rien de bon.
— Je vous laisse trouver la sortie comme des grands, ajouta-t-elle.
Du coin de l’œil, Nat aperçut le nain qui déguerpissait et crut entendre les autres quitter également le chapiteau. Combien se terraient là, il n’aurait su le dire et il s’en fichait un peu. Il redoutait un mauvais tour. Son adversaire avait capitulé trop vite.
— Ça sent le traquenard à plein nez, murmura-t-il. Restez sur vos gardes.
Lou acquiesça. Ce disant, il ouvrit la marche en vérifiant les moindres recoins, miroir et impasse. Le danger pouvait surgir de n’importe où, surtout avec Lydia et ses monstruosités dans les parages. Et sa méfiance fut récompensée quand une masse grande de presque deux mètres obstrua la sortie. Elle occupait à elle seule le large rectangle sombre qui composait l’issue. Nathan stoppa net. La main de Lou se faufila dans la sienne, aussi l’appréhension du jeune homme monta-t-elle en flèche. Cette fille lui donnait des sueurs froides, ce n’était vraiment pas bon. Il se redressa face à l’épaisse silhouette, ou plutôt se raidit. Une profonde inspiration plus tard, son calme réapparut et il put mesurer l’ampleur des dégâts avec lucidité.
— J’ai toujours rêvé de dire « salut poilue » à une femme à barbe, glissa-t-il sur le ton de la plaisanterie.
La géante haussa un sourcil.
— Je présume que votre patronne vous a demandé de nous cueillir ?
Elle émit un grognement.
— Bien, bien. Je sens que vous allez me détester après, mais tant pis.
D’un mouvement leste, il s’agrippa à sa barbe et ordonna à Lou de s’enfuir aussi loin que possible. La femme – si l’on pouvait la qualifier de la sorte – lui envoya un coup en plein visage qui le projeta au sol. À demi assommé, il tenta de se relever. Ses côtes lui faisaient un mal de chien ainsi que son crâne. Le choc le déséquilibra. Son manque de réactivité ne fit pas le poids face à son adversaire. La géante le ramassa comme un vulgaire vermisseau.
— À nous deux, ricana-t-elle.
Nathan déglutit. De si près, elle flanquait vraiment la trouille. Elle avait les cheveux gras, empestait la morue et portait les mêmes vêtements crasseux que la dernière fois. Nat retint un haut-le-cœur.
— Je vais t’arracher le foie et faire du pâté avec.
Mais une lueur étonnée brilla dans ses yeux et elle lâcha sa future victime. Il s’écrasa au milieu des miroirs avant de se retourner. Lou se trouvait derrière le monstre, une pierre à la main.
— Tu voudrais me gratter le dos, peut-être ? gloussa la géante.
Elle avança le bras pour s’emparer de Lou, mais celle-ci l’esquiva à temps. De son côté, Nathan en profita pour reprendre le dessus sur la douleur, et tous deux fuirent sans demander leur reste. Hormis les côtes de Nat qui irradiaient son flanc, tout se déroula à merveille, du moins jusqu’à ce que la souffrance l’empêchait de progresser. Il trébucha. Lou revint sur ses pas pour l’aider à se relever. Ils parcoururent un mètre ou deux. Pas plus. Avec ses blessures, le jeune homme ralentissait Lou considérablement. Il longea les roulottes durant quelques secondes en titubant. La femme à barbe les talonnait. Elle atteignit Nathan alors qu’ils approchaient de la caravane de Savannah. Son corps, minuscule et si frêle, hurla de douleur. Il tenta de se remettre debout. Les doigts crispés autour de la poignée, il se hissa sur ses jambes. La porte s’ouvrit à la volée et le frappa de plein fouet. Il s’étala dans les graviers. Le reste parut se dérouler au ralenti. Les paupières à demi fermées – il ne fut pas capable de plus –, il aperçut l’ombre de leur poursuivante fondre sur Lou. Il tendit la main pour essayer de la retenir, mais elles se tenaient à plusieurs mètres de lui. La fatigue pesa sur lui comme une masse invisible. Malgré tout, il trouva le courage de hurler. Un mot. Un seul. Davantage se révélait au-dessus de ses forces.
— LOU !
— Oubliez, conseilla Savannah en apparaissant à la porte. Votre amie est perdue. Il faut fuir, maintenant.
Nathan écarquilla les yeux. Elle l’agrippa sous les bras et le tira en hauteur. Il se tint à elle, la tête sur son épaule, puis ils disparurent dans le brouillard.
— Ne vous inquiétez pas, le rassura la danseuse. Doris n’y voit presque plus rien. Elle ne nous remarquera pas dans toute cette brume.
La funambule l’entraîna au plus loin de ce maudit cirque. Il reconnaissait à présent la place sur laquelle il s’était installé.
— Accompagnez-moi, marmonna-t-il en se détachant de Savannah.
Elle balbutia.
— Accompagnez-moi. Au moins le temps que je ramène Lou.
Il comprit, par la détresse de sa demande, combien il redoutait de finir seul. Il s’empara de la main de la jolie blonde pour l’emmener au-delà de la Grand-rue, par les faubourgs. Il chancela d’abord, puis retrouva peu à peu une marche normale. Ses côtes cessèrent enfin de cogner dans sa chair. Il fit une halte dans une ruelle derrière l’artère principale de la ville.
— Je ne comprends pas votre attitude, avoua Savannah.
Elle leva les yeux vers lui et l’observa. Nathan détourna la tête.
— Vous êtes fâchée ? demanda-t-il.
— Plutôt étonnée.
— Ce cirque…
Il repensa à Lou avant de se ressaisir.
— Ce cirque pue à des kilomètres à la ronde. Je vous ai rendu service, ne me remerciez pas.
— Je n’en avais pas l’intention puisque c’est moi qui vous ai tiré de là.
Pas faux. Il esquissa un sourire, puis reprit la route. Il ne savait pas où aller. Malgré la présence de Savannah, il se sentait seul, isolé. Lou était peut-être morte. Rien que d’y songer, sa gorge se noua.
— Je suggère de nous trouver un abri pour la nuit.
— Excellent, approuva la funambule. Je suppose qu’il m’est désormais impossible de rentrer ?
— En effet. Doris vous ferait passer un sale quart d’heure dès qu’elle vous mettrait la main dessus.
L’artiste maugréa dans son coin tandis que Nathan entrait dans une habitation en apparence abandonnée. Il essaierait avant tout de combler le vide auquel il soumettait sa nouvelle accompagnatrice malgré lui. Dans sa tête, cela signifiait se faire pardonner. Voilà. Il tenterait de s’excuser à sa manière, en cherchant à manger par exemple, en proposant un abri. Il s’assura que Savannah le suivait bien et commença une vérification des lieux au cas où. La demeure était petite et sa décoration sommaire : un coin-cuisine, une chambre et une salle d’eau. Le confort minimal.
— C’est de la folie de traîner dehors en pleine nuit, souligna la jeune femme.
Nathan pensa qu’elle devait être frigorifiée avec son cache-nez multicolore comme seul vêtement chaud. Il retourna dans l’entrée où elle attendait et retira son manteau pour le lui tendre. Elle le prit, hésita et le posa sur ses épaules.
— Vous ne connaissez pas Mécanique Asylum ou quoi ? enchaîna-t-elle.
— J’aurais préféré. Encore que…
Le regard de Nathan se perdit un instant dans le vague.
— Ça doit dépendre du contexte, supposa-t-il.
— Vous n’êtes qu’un inconscient !
— Épargnez-moi la leçon de morale. Mangez un morceau et reposez-vous un peu.
— Manger un morceau ?
— Le frigo est plein. Les habitants ont quitté cet endroit il y a peu. Ou ils sont morts.
Le visage de Savannah se creusa.
— Pourquoi morts ? articula-t-elle.
— Frigo plein, maison vide. Si on prend en compte les récents évènements…
Elle fronça les sourcils.
— Des ombres envahissent la ville, expliqua Nathan. Je les ai vues.
— Des ombres tueuses ?
— Elles ont déjà failli avoir ma peau. Si je n’avais pas…
Il se rappela la terreur faite à Lou. Mon Dieu.
— Longue histoire. Mangez maintenant.
— Vous m’avez demandé de vous accompagner. Et vu votre regard à ce moment-là, ça ressemblait plus à…
— Libre à vous de rebrousser chemin.
Savannah éluda la remarque.
— Pourquoi, Nathan ?
— Parce que vous risquez de payer pour moi si vous retournez là-bas. Lydia retient Lou. Elle n’est peut-être plus de ce monde, qui sait ? Et c’est ma faute.
Les yeux de Nat piquèrent. Il les essuya d’un revers de manche et reprit son exploration.
— Et vous embarquez aussitôt quelqu’un d’autre dans votre délire ? insista Savannah.
Le jeune homme s’arrêta au milieu du couloir qui menait aux pièces contiguës. Elle n’éprouvait donc aucun scrupule ? Ne voyait-elle pas la souffrance qu’il endurait en silence pour ne pas l’inquiéter ? Il serra les poings et feignit de ne pas avoir entendu.
— Je ne vous accompagnerai pas pour vous accompagner. Avec Lou, tout paraît différent. Comment diable avez-vous fait pour qu’elle vous suive les yeux fermés ?
Nathan stoppa de nouveau.
— Je l’ignore, mentit-il. Par contre, je croyais qu’on s’accordait bien vous et moi.
Il ne souhaitait pas en dire davantage, mais le regard de la jeune femme glissait sur lui et il savait qu’elle ne le lâcherait pas tant qu’il n’aurait pas parlé. Il soupira.
— Je pense à une chose, elle se réalise, avoua-t-il. Je pense à elle, j’apparais à ses côtés. C’est ainsi, je n’y peux rien. Je n’essaierai même pas de changer quoi que ce soit, c’est tellement beau comme ça. Une symbiose parfaite.
Le dos toujours tourné à Savannah, il crispa la mâchoire pour s’empêcher de pleurer.
— En effet, ça vaut le coup d’être vécu, concéda-t-elle. Comment comptez-vous procéder pour la récupérer ?
Surpris par son changement de ton, Nat revint sur ses pas.
— Quoi ? Vous…
Sa tristesse s’amoindrit. Soudain requinqué, il bondit sur ses pieds.
— Très bien. Merveilleux ! se réjouit-il. Nous voilà partis comme en quarante, dans ce cas !
Savannah ouvrit la bouche pour rétorquer. Les mots s’évanouirent au bord de ses lèvres. Nathan affichait un sourire radieux. Il baignait dans son élément. Un poisson dans l’eau. Il se gratta les cheveux comme parfois quand il réfléchissait.
— Je pourrais demander un coup de pouce aux frères Montgolfier, pensa-t-il à voix haute.
— Vous plaisantez ?
— Qui, moi ? Non. Ils m’ont été d’une aide précieuse près du centre-ville, alors que j’affrontais une armée d’ombres.
— Encore elles ?
— Des soldats allemands tout droit sortis de la Seconde Guerre mondiale. Un moment affreux.
Savannah grimaça.
— Ne tirez pas cette tête, dit Nathan. Pour l’instant, ils ne se manifestent qu’au-dessus de la faille.
— Quelle faille ? Enfin, de quoi parlez-vous ?
— La faille, voyons ! Celle par laquelle…
La lueur dans les prunelles du jeune homme disparut.
— Ah, oui, vous n’êtes pas Lou. C’est vrai. Suis-je bête.
Bien qu’il eût préféré garder cette histoire pour lui, il se mit à la raconter. Il parla des soldats allemands, des cauchemars qui prenaient vie. De tout sauf de ses véritables origines et intentions. Il pria alors pour ne croiser aucun chien méchant auquel il viendrait l’idée de lui arracher un nouveau morceau de bras.
— C’est affreux, réalisa Savannah.
Et pendant qu’elle énumérait les motifs de son empathie, Nathan, lui, se félicitait d’avoir occulté avec brio le passage du cerbère. Il ignora le monologue de la funambule, davantage à l’instant précis où il repéra des ombres absentes deux minutes plus tôt.
— Je crois que nous avons de la visite, avertit-il.
Emportée dans son discours sur les valeurs humaines, Savannah ne prêta pas attention.
— Je ne plaisante pas.
— Quoi encore ? râla-t-elle.
— Gardez les oreilles grandes ouvertes. Toujours. Et sortez d’ici.
Elle se figea. Munies de leurs armes automatiques, des silhouettes qui longeaient les murs.
— Ils ne vont tout de même pas tirer ! s’écria-t-elle en rejoignant le couloir.
— Vous voulez rester là pour vérifier, peut-être ?
— Pas vraiment.
Ils empruntèrent une porte à gauche. Par chance, la cuisine donnait sur une petite cour grâce à une baie vitrée. Ils sortirent. Quatre murs les entouraient. Nathan s’élança, grimpa, s’écorcha les paumes en s’agrippant, puis se hissa en haut. Un coup d’œil à l’intérieur : il ne distinguait presque plus le mobilier de la cuisine. Il s’agenouilla en équilibre, une main tendue vers Savannah.
— Attrapez-la !
La jeune femme pivota vers la maison.
— Vite !
Elle se tourna en direction du mur et leva les yeux. Un regard empli de désespoir et certain qu’elle n’y parviendrait pas. Nathan déploya davantage le bras, au maximum de ses possibilités. Son pied d’appui menaçait déjà de lâcher prise.
— S’il vous plaît, pressa-t-il.
Elle empoigna enfin sa main. Le contact de la peau de Savannah parut décupler les forces de Nathan, qui la remonta avec lui. Ils sautèrent de l’autre côté, dans une rue étroite qui débouchait sûrement sur les quartiers pauvres. Nat n’était jamais passé par là, il supposait juste en se fiant à son sens de l’orientation. Savannah s’engagea sur la droite, vers l’immeuble qui jouxtait la Grand-rue et où Nathan avait offert un jambon à Lou.
— Pas par là, l’arrêta-t-il. Les ombres y sont déjà.
Ils coururent un bon moment dans l’autre direction en espérant distancer les silhouettes. Après s’être assurés qu’elles ne les suivaient plus, ils stoppèrent.
— Pour être honnête, j’ignore si ces choses seraient capables d’ouvrir le feu, avoua Nathan dans un souffle.
Le dos courbé, il appuyait la paume de ses mains sur le bas de ses cuisses pour mieux respirer.
— En théorie, il ne s’agit que d’ombres, un peu comme le monstre qui dort sous notre lit, argumenta-t-il.
Savannah écarquilla les yeux.
— Rassurez-moi, il n’existe pas vraiment de monstre sous le lit ?
— Bien sûr que si ! Mais je ne crois pas que ces choses attaqueraient par les armes. Selon moi, leur but est de susciter la peur par leur simple présence.
— C’est plutôt réussi.
— Je trouve aussi, acquiesça Nathan. Peut-être qu’elles se nourrissent de l’effroi. Venez.
— Où ça ?
— Dans le centre-ville. J’ai besoin de savoir si elles s’éparpillent ou si elles se contentent de me pister.
Savannah s’arrêta au milieu de la route. Transie de peur. Devant elle, les ombres commençaient à quitter une maison qu’elles recouvraient peu à peu de noir. Nathan les avait vues, mais pas elles.
— Il n’y a pas de temps à perdre, rappela-t-il.
La jeune femme demeura immobile, à la fois intriguée et terrorisée. Tant d’émotions devaient se mélanger dans son esprit !
— Si elles vous suivent… articula-t-elle d’une voix blanche.
— Oui, je sais. D’où mon insistance pour que vous déguerpissiez sur-le-champ.
La main de Nat se ferma autour de celle de Savannah. Il la tira vers leur unique issue de secours : le centre-ville qui, aux dernières nouvelles, échappait à l’invasion. Elle opposa une légère résistance, puis parut tout à coup remettre les pieds sur terre avant de se ressaisir.
— Évidemment, maugréa-t-elle en prenant la fuite pour de bon.
Les ombres les talonnaient, évoluaient dans la rue, glissaient le long des murs, sur les pavés. Elles occupaient de plus en plus de place, se faufilaient dans le moindre trou de souris. Nathan bifurqua à gauche.
— C’est de la folie ! s’exclama Savannah.
De la folie pure, oui, il le savait, mais n’avait pas le choix pour autant. Très vite, les silhouettes s’infiltrèrent dans les maisons, les appartements, s’approprièrent les peurs les plus intimes des habitants. Des hurlements retentirent de toutes parts. Un habitant se jeta par-dessus le balcon pour atterrir aux pieds de Nat, qui retint une grimace d’horreur sans prêter attention à Savannah. Il repartit de plus belle avant de stopper net à l’entrée du cirque.
— C’est de la folie. Si ces personnes ne meurent pas à cause des ombres, elles s’entre-tueront. La peur est le plus terrible des fléaux.
— Il y en a partout, ma chère.
— Mais vous savez que j’ai raison ! Au plus profond de votre cœur, vous…
— Je n’ai pas de cœur, rétorqua Nathan en passant sous le chapiteau.
À la traîne, la jeune femme l’y accompagna.
— Et voilà que vous vous jetez dans la gueule du loup, maintenant.
Il s’arrêta pour faire le point.
— Ces choses me suivront. Vous saisissez ? Si je me jette dans la gueule du loup, comme vous dites, elles aussi. C’est là tout l’intérêt de la manœuvre, ne trouvez-vous pas ?
Il n’attendait aucune réponse. Savannah resta bouche bée et ne put qu’assister à la progression des soldats à l’intérieur. De tous côtés, par le sommet, sur la piste, dans les gradins. Les rayures jaune et rouge défraîchies s’assombrirent jusqu’à disparaître, englouties par le noir total.
— Qu’est-ce que… s’étrangla Lydia en apparaissant devant la seconde issue.
— Je n’ai jamais aimé le cirque, avoua Nathan. Quant à vos monstres de foire, vous pouvez les oublier. Ces ombres auront tôt fait de les rapatrier. Et vous avec.
— Vous me semblez bien sûr de vous, gringalet.
Deux bras épais se fermèrent soudain autour de la taille de Nathan. Il reconnut là ceux de la femme à barbe. Il se débattit en vain.
— Doris pourrait vous broyer les os de la cage thoracique en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
— Elle ne le fera pas, souffla le jeune homme.
Il tenta de regarder derrière lui pour vérifier la progression de l’ennemi.
— Si je ne la retiens pas, elle le fera, assura Madame Loyale. Elle s’en donnera même à cœur joie. Et à toi, petite sotte de danseuse, elle t’aurait déjà retravaillé le portrait.
— Qu’est-ce qui peut bien vous empêcher de passer à l’acte ?
— Pitié ! Gardez-vous de la provoquer, gémit Savannah.
Elle ne cessait de tourner la tête vers l’entrée.
— Trop tard, trancha Nathan. J’ai des questions, j’en attends les réponses. Lydia…
— Faites disparaître ces ombres, sorcier de malheur ! pesta Lydia.
— Je ne suis pas sorcier, et ces choses ne m’obéissent pas.
Il essaya encore de s’extirper ; l’étreinte de Doris se resserra. Le visage de Lydia vira au cramoisi. Et tandis qu’elle crachait son venin sur Nathan, les militaires progressaient dans son dos.
— Il est temps de tirer votre révérence, lui conseilla le faiseur de rêve.
Savannah le foudroya du regard.
— On dirait que ça vous plaît ? vociféra-t-elle.
— C’est réjouissant. Dites donc, la femme à barbe, vous pourriez me lâcher pour fuir, non ?
Réagissant comme un automate, Doris s’exécuta avant de prendre ses jambes à son cou. Nathan tomba à genoux. Le flux d’oxygène qui gonfla sa poitrine lui brûla brièvement les poumons. Les ombres, qui s’entassaient toujours dans le chapiteau, fondirent sur la géante. Ses cris retentirent, puis plus rien.
— Elle est… bafouilla Savannah.
Les silhouettes se présentèrent à elle.
— Je suis désolé, balbutia Nathan.
Il se releva.
— Je pensais que nous aurions eu le temps de nous sauver.
Mais la jeune femme ne réagissait déjà plus. Elle paraissait hypnotisée par les soldats. Un voile de peur lui recouvrait le visage. La crispation la dévasta soudain. Quelque chose l’effrayait. Elle voyait ce que les formes lui montraient, et Nathan restait là sans rien faire. Derrière eux, Lydia hurlait.
— Pourquoi je ne ressens pas la peur, moi ? brailla-t-il impuissant. Qu’ai-je de si différent ? Où se cache ma crainte la plus intime, que je lui botte les fesses ?
— Tu veux regarder ta propre peur dans les yeux, petit homme des rêves ? lui demanda une ombre en glissant jusqu’à lui. Observe-toi dans un miroir, tu comprendras.
Les silhouettes se retirèrent alors, pendant que les atteints essayaient de fuir leur terreur.
— AU SECOURS ! retentit la voix de Lou.
Tout à coup, Nathan abandonna sa colère et retrouva l’espoir qui l’animait auparavant. Lou. Vivante. Subjugué, il mit un moment à réagir avant de se précipiter à l’extérieur, vers les caravanes. Il les fouilla une par une et finit par trouver son amie enfermée et ligotée à une chaise. À peine l’eut-il débarrassée de ses liens qu’elle se jeta dans ses bras.
— Ne me refaites jamais ça, sanglota-t-elle en le serrant de toutes ses forces.
Un léger sourire l’illumina. Il s’efforça de lui rendre la pareille, mais le cœur n’y était pas.

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