Les jours s’écoulèrent et Mécanique Asylum frappa de nouveau, emportant cette fois un vieil horloger et son ap-prenti. Les plus téméraires organisèrent des battues. Des récompenses furent proposées à qui apporterait la tête de ce monstre au bout d’une pique. Mais rien. Il filait toujours de justesse. Il s’était parfaitement adapté à cette vie. Les habitants ne couraient pas assez vite pour le rattraper et si par mégarde il arrivait à l’un d’eux de se retrouver seul face à lui, il décampait tant qu’il le pouvait encore. Ainsi, on maintint le couvre-feu à dix-sept heures au lieu de dix-huit jusqu’à sept heures le lende-main. Les gens vivaient dans la terreur. Les enfants osaient à peine se rendre à l’école. Leurs mères attendaient ner-veusement le retour de leurs maris du travail. La plupart rentraient. Les moins chanceux non. Il arrivait même que certains ne soient jamais retrouvés, alors l’angoisse montait encore d’un cran.
Lou n’avait pas le choix. Elle dor-mait dans la rue parce qu’elle n’avait nulle part où aller, hormis trois fois par semaine quand elle passait la nuit à l’hôpital à cause de ses dialyses. Heu-reusement que l’établissement bénéfi-ciait chaque année d’une jolie bourse destinée aux défavorisés. Au réveil, au fond de sa ruelle, elle discernait de temps à autre une présence. Elle se trouvait seule, mais cette impression ne la quittait qu’au bout de plusieurs mi-nutes, voire quelques heures. Elle ne s’expliquait pas ce sentiment et pour-tant, elle était prête à jurer que quel-qu’un l’observait durant son sommeil. Elle ne se sentait pas en danger, loin de là. Non, il y avait quelque chose d’apaisant dans cette situation, comme si un ange gardien veillait sur sa sécuri-té.
Un soir, elle perçut le souffle d’une respiration juste dans son dos. Hale-tante, presque étouffée comme par un mouchoir, un obstacle quelconque. Lou essaya de faire un pas en avant. En vain. Elle était tétanisée. Le moindre mouvement risquait de briser l’équilibre précaire qui lui permettait de tenir debout : un savant mélange de sang-froid avec quand même juste ce qu’il fallait d’appréhension. De la sueur perlait sur son front. Une main la saisit tout à coup par le poignet et la tira vers elle. Son cœur rata un battement.
— COUREZ ! beugla Nathan.
Une force inconnue envahit Lou, qui s’élança derechef puis redoubla de vi-tesse, toujours agrippée aux doigts du jeune homme. L’instinct de survie sans doute. Malgré cela, rien n’était gagné. Mécanique Asylum les talonnait ; Lou reconnut son masque blanc figé dans la porcelaine en osant un regard par-dessus son épaule. Ils tournèrent dans une allée piétonne qui débouchait sur la Grand-rue. Ils passèrent ensuite devant un immeuble défraîchi bordé d’arbres, de l’épicéa au frêne, empruntèrent un escalier de service branlant pour re-joindre un couloir.
— Numéro 9 ! s’exclama Nathan.
Il s’arrêta devant la porte affichant ledit numéro et l’ouvrit. Le cri de rage de Mécanique Asylum vrilla les tym-pans de Lou. Puis le silence retomba. Nathan serra la jeune femme contre lui.
— Par chance, il n’entre jamais dans les habitations, expliqua-t-il. On dirait qu’il a peur.
— Peur de quoi ? Et puis d’abord, qu’est-ce qu’on fabrique ici ? Où sont les occupants ?
— Partis, répondit-il en lâchant Lou. Il y a des lustres, déjà. Regardez la poussière.
— Partis où ?
—Aucune espèce d’idée. Je ne les ai pas espionnés.
— Ce n’est pas l’impression que vous me donnez. Vous saviez que cet appartement était vide.
Les deux jeunes gens se dévisagè-rent, comme pour déceler une vérité que ni l’un ni l’autre n’oserait admettre.
— Vous ne lirez pas dans mon re-gard comme dans un livre ouvert, dé-clara Nathan, qui venait de passer au salon. Et en parlant de livres, c’est cu-rieux que ces personnes aient emmené les leurs. Bibliothèque vide et poussière accumulée.
Il entrait dans cet appartement pour la première fois et les bouquins absents sur les rayonnages lui avaient sauté aux yeux. Sur le mur parallèle se dressait une étagère. Elle aussi dispensée de ses ouvrages. Face à lui, une porte-fenêtre crasseuse donnait sur un balcon. Cette partie du logement offrait une vue im-parable sur la Grand-rue, large et propre. Nathan contourna la table basse rectangulaire plantée au milieu de la pièce et fit mine de dépoussiérer le ca-napé d’un revers de main. Mal à l’aise quand il s’agissait de parler de Méca-nique Asylum, il espéra que ses gestes ne le trahiraient pas. Lou le suivit et fronça les sourcils.
— Il n’y a donc jamais aucune émo-tion qui transparaît ? douta-t-elle.
— Vous pouvez dormir ici si vous le désirez, esquiva-t-il.
— Je vous ai posé une question !
Elle pinça les lèvres. D’un mouve-ment brusque, elle releva le menton de Nathan pour l’obliger à l’affronter du regard. Il sentit sa volonté faillir. S’il fuyait maintenant, il passerait pour le dernier des crétins. S’il restait avec Lou, ses nerfs ne seraient pas sûrs de suivre.
— Oubliez-moi, conseilla-t-il.
— Difficile quand on vous croise toujours sur le chemin de Mécanique Asylum.
Il émit un profond soupir.
— Je n’ai pas l’intention de lire en vous, reprit Lou. Seulement, il est im-possible de quitter la ville à cause des remparts. Je me demande alors où ont bien pu passer ces gens. Morts ?
Le jeune homme se contenta de hausser les épaules.
— Vous refusez de me le dire ?
— Je n’en ai aucune idée ! assura-t-il. J’ai seulement repéré cette habitation lors de mon dernier passage dans l’immeuble. J’ai pensé qu’il s’agirait d’un excellent abri au cas où.
— Au cas où quoi ?
— Vous en avez de bonnes avec vos questions ! J’essaie de vous protéger.
— J’ai le droit de savoir ! Je n’ai pas l’intention de me faire courir après sans comprendre pourquoi.
Le silence retomba d’un coup. La jeune femme ne quittait plus Nathan des yeux, comme s’il avait pu s’envoler. Elle voulait découvrir ce qu’il s’efforçait de lui dissimuler et espérait que la présente situation le mette dans l’embarras. Après quoi, il parlerait. Elle ne supportait pas ses cachotteries, d’autant que lui devinait les choses avec une certaine aisance.
— J’ignore où sont allés ceux qui vivaient ici, déclara-t-il. Puisqu’on ne peut quitter cette ville, j’ai décidé d’ajouter appartement à la liste des lieux sûrs. J’ai l’impression que Méca-nique Asylum est partout.
— Forcément, puisqu’il vous…
Lou réalisa alors ce qui clochait de-puis le début.
— En réalité, ce n’est pas lui qui vous suit à la trace, mais le contraire. Il apparaît toujours le premier et vous ne vous trouvez jamais bien loin.
Elle posa les poings sur les hanches.
— Vous n’en avez pas marre de faire croire que vous êtes pisté par un tueur en série ?
— Je n’ai jamais abordé les choses sous cet angle.
— Secouez-vous, bon sang ! Les flics ne vont pas tarder à comprendre que quelque chose vous lie à lui ! Qu’est-ce que vous cherchez ? La soli-tude ne vous réussit pas. Ce n’est pas bon de rester seul trop longtemps. Il vous faut quelqu’un pour vous suivre dans vos aventures.
— Mais, je…
— Et il faut creuser cette histoire avec Mécanique Asylum aussi.
— Lou ! Je pensais que vous m’en vouliez ?
Son amie le gifla alors. Nathan se frotta la joue en grommelant.
— Problème réglé, annonça-t-elle, satisfaite. Autre chose ?
— Non, je… je ne crois pas. Vous comptez encore m’en coller une là ou…
— J’ai plus intéressant que de vous prendre pour un punching-ball : direc-tion le sous-sol.
— D’accord. Pourquoi le sous-sol au fait ?
Lou rejoignit l’entrée, prête à sortir.
— Il donne sur l’ancienne ville et elle a disparu quand les remparts, eux, sont arrivés. Les gens ont tout recons-truit à l’intérieur.
— Quel rapport avec Mécanique Asylum ?
— Certains racontent qu’il est appa-ru là la première fois. On peut y aller maintenant ?
Nathan acquiesça.
— J’ouvre la marche.
Un coup d’œil à droite. Un autre à gauche. Rien à signaler. Il sortit. Lou avait raison : la solitude commençait à lui peser. Parler procurait du bien de temps en temps. Une odeur de renfermé les enveloppa à mesure qu’ils gagnaient les souterrains. Ils dévalèrent un escalier métallique qui menait directement en dessous. D’épais tuyaux y longeaient les murs et répandaient leur humidité sur le sol.
— Mes chaussures, grommela Na-than. Pourquoi ça fuit par ici ?
— On a eu droit à quelques se-cousses récemment.
— Je ne devais pas être là au mo-ment où c’est arrivé. De quoi s’agit-il exactement quand vous dites l’ancienne ville ?
— Oh, ça, je vous laisse la surprise, répondit Lou avec un sourire chafouin. Cependant, vos chaussures risquent de ne pas apprécier.
— Génial. Je n’en ai qu’une paire.
Lou amena son inconnu au fond de la galerie, qui appartenait à un réseau éclairé par intermittence grâce à un groupe électrogène défectueux. Devant eux, le mur présentait une large fissure par laquelle ils pourraient se glisser chacun leur tour. Lou passa la première avec les conseils prudents de Nathan. Elle disparut de l’autre côté du mur, puis son comparse lui emboîta le pas.
— Ça par exemple ! s’exclama-t-il.
Ils se trouvaient face aux ruines d’une cité souterraine, vraisemblable-ment plus ancienne que la Vieille ville. Éclairée par des rais de lumière qui perçaient la croûte en hauteur, la nature y avait repris ses droits. De la mousse jonchait les pierres, un fleuve étroit y suivait même son cours, se perdant en-suite dans la profondeur des lieux au-réolés d’une semi-obscurité. L’ensemble s’élevait depuis une vallée et de son piédestal improvisé, Nathan voyait surtout les bâtiments imposants. Une cathédrale moderne, dont les vitraux renvoyaient une lueur sale. Quelques immeubles – sans doute les premiers de cet endroit. Des enseignes clignotaient encore. La croix verte d’une pharmacie, l’enseigne d’une boutique. Des statues ornaient allées et jardins publics. Certains arbres verdoyaient.
Le jeune homme se sentit minuscule devant cette immensité, cette agglomé-ration à la fois contemporaine et d’un autre temps. Celui, oublié, qui avait donné son nom à la Vieille ville : douée de technologie et faite d’habitudes à la vie dure. Il contemplait les fondations de la cité avec un mélange de fascina-tion et de crainte. Il connaissait cet en-droit.
— Nous devons repartir, annonça-t-il d’une voix grave.
Son visage pâlit, des frissons le par-coururent.
— Mais enfin…
— Remontons. Sur le champ ! Nous ne sommes pas à l’abri, ici.
— Je ne saisis pas.
— Moi non plus. Demi-tour !
Lou se faufila par la fissure derrière eux, qui commença à se refermer lors-que Nathan l’y suivit. Elle le tira de toutes ses forces, mais quelque chose le retenait de l’autre côté. Une force invi-sible.
— Tenez bon ! cria-t-elle.
Nathan se débattait alors qu’on s’agrippait à sa cheville. Sa chaussure glissait déjà .
— Louise !
Il resserra son étreinte. Une boule grossit au fond de sa gorge. Son regard croisa celui de Lou. L’espace d’un ins-tant, le temps parut flotter dans l’air comme si rien ne pouvait le sortir de là.
— Aidez-moi, murmura-t-il d’une voix tremblante.
Lou redoubla d’efforts, gagnant quelques centimètres sur ce qui mainte-nait Nathan. La fissure sembla néan-moins l’absorber un peu plus. Le buste du jeune homme passa enfin au travers. Il s’accrocha de plus belle et s’extirpa finalement avant de se laisser tomber sur le sol. Lou perdit l’équilibre en lui lâchant la main. Il l’aida à se relever.
— Il s’en est fallu d’un cheveu, souffla-t-elle.
— Voilà qui est excitant ! Mais par pitié, ne me proposez plus d’examiner des fissures ou des cités antiques. Je ne tiens pas à rester coincé du mauvais côté. Pas maintenant, il est trop tôt.
— Il y a quoi vraiment, là derrière ? Cet endroit ne fait pas partie de l’immeuble. Nous nous sommes retrou-vés ailleurs, comme quand vous m’avez montré le Taj Mahal l’autre nuit.
— C’est pire. Il ne s’agit pas juste d’une simple illusion. On dirait que l’irréel s’enchevêtre dans la réalité, que le passé côtoie le présent. Des évène-ments qui ne devraient pas arriver vont se produire malgré tout. Des gens vont continuer à disparaître et je ne sais pas pourquoi. Tout m’échappe, je déteste ça ! Cette ville est en danger. J’ignore encore lequel, mais cette fissure en constitue la preuve. Mécanique Asylum aussi.
— Qu’est-ce qui vous dit qu…
— Après !!
Nathan jeta un dernier regard inquiet sur la faille avant de tourner les talons. Les coups de l’horloge de l’église re-tentirent au loin.
— Seize heures, indiqua Lou en re-montant. Je ne pensais pas qu’il était si tard.
— Et alors ?
— Je dois vous laisser. Quelqu’un m’attend.
— Et Mécanique Asylum ?
Lou haussa les épaules. Nathan la devança et inspecta le hall.
— On dirait qu’il a filé.
Il se tourna vers son amie.
— Un compagnon ? demanda-t-il.
— Pas tout à fait. Je reviens le plus vite possible. Restez à l’appartement, si vous êtes certain que ce tueur en série n’y entrera pas.
Lou se mit en route, Nathan sur ses talons.
— Une compagne ? insista-t-il, piqué par la curiosité.
— Non plus.
Une ombre voila son visage.
— Vous n’avez personne pour com-bler la solitude ? s’enquit-il. Personne pour vous protéger ?
— Je suppose que c’est pour cette raison que vous m’avez sauvé la vie. Parce qu’il n’y a personne.
— Mais (il réfléchit)… qui veille sur vous ?
— Et vous, qui veille sur vous ?
— La reine d’Angleterre ? plaisanta-t-il.
— God saves the Queen.
— Amen.
Lou s’arrêta au milieu de la rue.
— Ça vous arrive de rester sérieux ? soupira-t-elle en le dévisageant.
— Bien sûr ! Par exemple, je l’étais en vous demandant où vous alliez.
Mi-amusée, mi-exaspérée par ce comportement puéril, elle reprit sa route.
— Ce ne sont pas vos affaires, ré-pondit-elle. Et cessez de me suivre, d’abord.
— Vous l’avez dit vous-même. Je suis là pour vous protéger.
— Ordre de Sa Majesté ? ironisa Lou.
— Oublions la reine. Je vous aime bien, voilà tout. Il arrive parfois que l’on rencontre les bonnes personnes.
Elle stoppa de nouveau.
— Seriez-vous en train de me dra-guer ?
— Loin de moi cette idée ! se défen-dit Nathan en agitant les mains devant lui. Occupons-nous plutôt de votre ren-dez-vous. Je ne voudrais pas que vous soyez en retard par ma faute.
— Non. Je refuse que vous assistiez ça.
La voix de Lou s’était durcie. Plus rien de jovial ou d’amusé n’y pointait.
— Assister à quoi ? protesta Nathan. Une femme à l’aube de sa vie dans un lit d’hôpital ? Je vous ai aperçue l’autre jour. Vous êtes trop jeune pour mourir seule.
— Je n’ai pas l’intention de mourir !
— Mais cela pourrait arriver.
Lou ne répliqua pas. Elle savait que Nathan avait raison. Il venait d’émettre une possibilité, une issue à laquelle elle se refusait depuis des années. L’entendre formuler cette hypothèse à voix haute la bouleversa.
— Allons-y, indiqua-t-il.
Il lui tendit son bras, puis ils traver-sèrent une bonne partie de la Vieille ville, plongée dans la peur et l’obscurité naissante. La teinte rose-orangé du ciel lui conférait un air surréaliste. Au-delà des nuages qui s’effilochaient, les faibles rayons du soleil disparaissaient peu à peu. Mécanique Asylum pouvait surgir de n’importe où, de derrière ce bosquet magnifique qui bordait la rue menant à l’hôpital par exemple. Ou de derrière l’énorme chêne dont les branches surplombaient l’entrée de ce vieux cinéma de quartier. Lou gardait toutefois en mémoire le fait que la vie est courte, en particulier la sienne puis-qu’elle ne vivrait pas éternellement sous dialyse. Mais pour l’heure, son sauveur se tenait à ses côtés et rien que son contact suffisait à apaiser ses craintes les plus profondes. Nathan veillait, il ouvrait l’œil. Toujours. Et le moindre bruit suspect n’échappait pas à sa vigilance. Lou se sentait en confiance avec lui. Jamais elle n’avait éprouvé cela. Elle marchait à la droite de cet homme dont elle ne savait rien et pourtant, elle était prête à se battre pour lui. Il possédait quelque chose que les autres n’avaient pas. Il émanait de lui une beauté qui la frappait en plein cœur. Il l’aidait, tout simplement, alors que tous lui tournaient le dos.
L’hôpital, vaste établissement monté sur trois étages, apparut derrière une rangée de peupliers. Le gris souris de sa façade et son aspect moderne attiraient les regards au milieu de ce quartier vieillot. Les deux jeunes gens passèrent la double porte vitrée. Un hall immense et lumineux les accueillit. Lou le tra-versa, s’annonça auprès de la femme au comptoir, d’où elle éconduisait les pa-tients. La secrétaire lui demanda de patienter. Lou connaissait ce déroule-ment par cœur. L’échange de sourires formels, l’attente, le blabla du docteur, puis la douleur. La fatigue, surtout. Cette fois, quelqu’un lui tenait compa-gnie. Un parfait inconnu. Cependant, ça ne faisait rien. Il aurait pu s’agir d’un muet, d’un aveugle, d’un sourd… sa présence lui suffisait.
Il l’accompagna dans la pièce conti-guë, peinte d’un jaune affreux, avec des sièges en plastique blanc disséminés le long des murs. Une minuscule fenêtre dotée de fins barreaux offrait une vue sur l’extérieur.
— Il n’y a pas d’âge pour mourir seul, dit-elle en faisant allusion à leur conversation précédente.
Il lui adressa un regard surpris, néanmoins approbateur. Ils s’installèrent dans un coin, à côté d’une plante verte en pot, unique rayon de soleil de cet endroit sinistre.
— Je sais, ajouta Nathan.
— Vous n’avez pas envie de parler ?
La gêne l’envahit alors. Les prunelles de Lou brillaient de malice. Elle avait tout de suite compris que le moral de son nouvel ami montrait des signes de faiblesse. Il se promit de faire un effort à l’avenir pour masquer de telles émotions. Lou réclamait son soutien, pas sa pitié. Il tint pourtant à s’expliquer.
Simple formalité, tenta-t-il de se convaincre.
— Quand je vous regarde, je vois les ténèbres vous envelopper peu à peu, déclara-t-il. Non pas que j’essaie de vous terroriser. Ne prenez pas mes pro-pos pour argent comptant.
— Quel genre de ténèbres ? L’Enfer ?
— Le noir. L’obscurité la plus totale.
— Comme… la mort ?
Lou tressaillit. Nathan perçut ses tremblements contre son bras et se leva aussitôt pour faire les cent pas.
— Elle ne frappera pas, assura-t-il. Pas ce soir.
— Et demain ? Et après-demain ?
— Je ne lis pas l’avenir.
— Mais vous créez l’illusion !
Soudain apeuré pour deux, Nathan stoppa, puis se mit à reculer. Il voyait où voulait en venir la jeune femme.
— Non, Lou, balbutia-t-il. Pas ques-tion. Ne me demandez pas ça.
— Pourquoi pas ?
— S’il vous plaît. Vous ne vivrez pas plus longtemps quand je vous aurai donné l’apparence d’une existence meilleure.
Lou préféra ne pas insister. Le ton employé par Nathan ne souffrait aucune discussion. Il ne semblait pas d’humeur à bavarder, encore moins à exaucer son vœu le plus cher. Elle l’invita à se ras-seoir et lui prit la main, comme il le faisait pour la protéger.
Le temps s’écoula avec une lenteur effroyable. Lou ne supportait plus de baigner trois fois par semaine dans les odeurs de désinfectants. Un médecin vint la chercher afin d’effectuer la dia-lyse. Comme d’habitude, elle passerait la nuit là. Nathan – puisque le couvre-feu tombait dans moins d’une heure – fut autorisé à attendre sur sa chaise jus-qu’au matin.

Tandis que les lueurs de l’aube en-vahissaient le hall et débordaient dans la pièce aux murs verts, une Lou encore ensommeillée constata l’absence de son accompagnateur. Elle commença par le chercher partout au sein de l’hôpital, vérifia auprès de la secrétaire à l’entrée, retourna dans la salle d’attente avant de repartir seule. Elle remonta l’ancienne route, celle de la nuit précédente avec le bosquet chatoyant quand le soleil le caressait de ses rayons. L’immeuble dans lequel ils s’étaient réfugiés pour échapper à Mécanique Asylum se des-sina au milieu des autres habitations.
— Lou ! Je suis là, retentit alors la voix de Nathan.
Au pied des logements collectifs, la jeune femme leva les yeux et le trouva suspendu à une branche d’arbre par le dos de son manteau. Il s’agitait comme un poisson au bout d’une ligne.
— J’apprécierais que vous m’aidiez à descendre.
— Qu’est-ce que vous fichez là-haut ? On vous a pris pour une guir-lande de Noël ?
— Deux hommes m’ont surpris au-tour de l’immeuble. Visiblement, ils ont voulu me donner une leçon. Je com-mence à avoir mal aux bras.
— Et après ? Je vous ai cherché par-tout ce matin.
— Je n’ai pas bougé d’ici, promis.
Lou étouffa un rire moqueur.
— Vous vous fichez de moi, remar-qua Nathan.
— Pas du tout, pouffa son amie.
— Vous me raillez parce que je suis coincé sur ma branche. Aidez-moi plu-tôt à descendre.
Elle planta le nez en l’air en posant les mains sur les hanches.
— Pas avant que vous ayez craché le morceau, décida-t-elle.
— Lequel ?
— Les raisons de votre départ cette nuit.
— Il le fallait.
Elle fit mine d’ignorer Nathan.
— Si je vous le disais, vous me prendriez pour un fou, soupira-t-il.
Mais Lou persistait à feindre le dé-dain.
— J’ai vu des ombres, admit-il enfin.
— Et alors ? Moi j’ai bien entendu une femme me demander de vous rat-traper. Elle m’a même insultée de sotte.
Interdit, Nathan écarquilla les yeux.
— Vrai de vrai ?
— Aussi vrai que vous dans cet arbre.
Après bien des élucubrations et de théories fumeuses au sujet de la pesan-teur, le jeune homme regagna le plan-cher des vaches.
— Que d’émotions ! souffla-t-il en frottant son pantalon chiffonné. Ce n’est pas tous les jours que deux bougres vous envoient en haut d’un chêne.
— À qui le dites-vous ! Et mainte-nant, ces ombres ?
— Eh bien quoi ?
— On les expédie en Enfer ?
— Drôle d’idée. Votre culture est-elle obligée de tout ramener à l’Enfer ou au Paradis ?
— Le bien et le mal, y a que ça de vrai. Non ?
— Mmm, non.
Nathan ouvrit la marche en direction de la porte de leur immeuble.
— Il y a l’entre-deux, l’hésitation, ajouta-t-il. Ah, l’hésitation ! source parfaite de remue-ménage intérieur.
— De quoi parlez-vous ?
— Oh, moi… ne prêtez pas atten-tion.
Lou considéra son ami d’un air cu-rieux. Parfois, elle ne comprenait rien à ses monologues sans queue ni tête, même si elle restait persuadée qu’ils avaient un sens pour lui.

— On dirait que certaines choses nous poursuivent, avoua-t-elle alors qu’ils retournaient à l’appartement.
— Quelles choses ?
— Ces ombres, pour reprendre vos propos.
— Et la femme ?
— Je ne l’ai entendue qu’une fois. Je me faisais probablement des idées.
Nathan se contenta d’acquiescer.

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