— Vous savez, la fatigue… reprit Nathan en entrant dans l’appartement. C’est mauvais dans votre état. Et dans le mien aussi, du reste. Depuis quand n’avez-vous pas passé une vraie nuit de sommeil ?
— J’ai bien dormi la nuit dernière.
— À d’autres ! Vos cernes sont si profonds que je pourrais y ranger ma petite monnaie.
— Vos expressions sont tellement étranges, dit Lou. Démodées.
— Je ne cherche pas à être à la mode.
Elle ne put s’empêcher de rire, mais Nathan lui adressa un regard sévère qui refréna sa bonne humeur. Il ne plaisan-tait pas. Lou tenait à peine debout ; ses dialyses l’épuisaient, de même que ces courses-poursuites dans les rues. Son visage blême renvoyait l’image d’une femme fatiguée d’attendre.
— Reposez-vous un peu, conseilla-t-il alors que son amie le rejoignait dans le salon. Je vais nous chercher de quoi grignoter. J’ai une faim de loup !
— Je préférerais vous accompagner.
— Je n’ai pas besoin d’un chaperon.
— Là n’est pas la question.
— Vous avez peur ?
La jeune femme hésita avant de ré-pondre.
— Non, mentit-elle.
— Je ne suis pas né de la dernière pluie. Que craignez-vous ? Mécanique Asylum ne se montre jamais en plein jour et n’attaque que dans la rue. Vous ne risquez rien ici.
— Et les ombres ?
— Les avez-vous seulement déjà vues ?
Lou hocha la tête par la négative.
— Eh bien, voilà !
Nathan la gratifia d’un sourire sin-cère.
— Il suffirait d’une fois, souligna-t-elle. Comme avec vous. Une fois pour que tout change sans que l’on puisse retourner en arrière.
Le sourire de Nat s’évanouit aussitôt. D’un signe de la main, il invita son amie à s’asseoir à côté de lui sur le canapé. Une nuée de poussières les enveloppa quand ils s’installèrent, sans pour autant le perturber. D’un geste tendre, il prit les mains de Lou comme pour lui montrer qu’il se trouvait bel et bien là, qu’il ne disparaîtrait pas à la manière de ses illusions.
— Rien n’est gravé dans le marbre, rappela-t-il.
— Dans la roche. On dit que rien n’est gravé dans la roche.
— Si vous voulez. Avez-vous foi en moi ?
— Presque aveuglément. C’est trop beau pour être vrai.
Nathan perçut l’appréhension de Lou qui se répercutait dans son propre corps. Il la regardait dans les yeux et sans expliquer comment ni pourquoi, il y lut avec une évidence intimidante.
— Ça vous effraie ? demanda-t-il.
— On n’accorde pas sa confiance à un parfait inconnu du jour au lende-main.
— Vous ne doutez pas de moi en tout cas. Je pense que nous en avons encore pour quelque temps à nous sup-porter. Ce serait dommage de s’entendre comme chien et chat.
— Je suis d’accord.
Nat se leva. Lou s’apprêtait à l’imiter, mais il l’en dissuada.
— Attendez-moi ici. Je me dépêche.
Trop fatiguée pour n’en faire qu’à sa tête, elle décida d’obtempérer. Nathan avait raison, son état de santé s’aggravait à cause, entre autres, de l’épuisement. Elle supportait de moins en moins les dialyses. Marcher en di-rection de l’hôpital lui ôtait peu à peu ses dernières forces. D’une certaine manière, elle attendait la mort. Et avec l’arrivée de Mécanique Asylum, chaque nuit devenait un défi de plus. La mala-die ne suffisait-elle pas ? Le Seigneur n’éprouvait-il donc aucune pitié ? Elle croyait si peu en lui depuis l’effondrement de l’économie locale. Elle avait perdu sa famille, ses êtres chers. Il ne restait personne. Seul Na-than était apparu alors qu’elle pensait sa vie terminée. Et aussitôt, elle plaça tous ses espoirs lui. Parce que Dieu n’avait jamais rien fait pour elle et que son mystérieux accompagnateur occupait désormais une place dans son cœur.
Elle patienta dans le silence et la presque obscurité. Elle avait fermé les vieux volets qui laissaient à peine filtrer la lumière à travers leurs lattes dislo-quées. Le mobilier empestait un mé-lange de poussière et de renfermé. Mal-gré l’abandon des lieux, Lou nota la présence de quelques photographies sur les murs défraîchis. Elle s’approcha pour observer et décrocha un portrait familial. La femme – qu’elle supposait être la mère des enfants – et les deux fillettes portaient chacune une robe avec de petits boutons dorés. Le même vêtement en trois tailles différentes. Quant au père, il arborait un costume noir assorti à un nœud papillon. La fa-mille participait sans doute à un évè-nement mondain. Le bâtiment derrière eux ne rappelait à Lou aucun de ceux de la Vieille ville. Elle savait que la plupart des anciennes constructions avaient été détruites afin de les rebâtir après la chute de la cité d’antan. Pour autant qu’elle en jugeât, la photo re-montait à au moins quarante ans, époque connue de ses défunts parents. Et par l’état de l’appartement, on devi-nait que nul ne l’avait plus occupé de-puis presque autant d’années. Le bois des volets qui pourrissaient, la tapisserie qui se décollait à cause de l’humidité et le mobilier suggéraient un environnement vieillot dans l’esprit d’une jeune femme. Lou raccrocha le cadre, se laissa tomber sur le canapé et patienta en essayant de ne pas sombrer dans ses propres souvenirs.
Nathan revint une dizaine de mi-nutes plus tard avec deux sacs de provi-sions à la main. Lou l’aida à les vider sur la table de la cuisine.
— Tout ça pour nous ? s’étrangla-t-elle.
Ses yeux brillaient comme au matin de Noël.
— Je n’ai plus vu autant de nourri-ture sur la même table depuis…
— Vous pourrez en emporter avec vous dès que je partirai.
Le visage de Lou retrouva soudain sa grise mine, celle qui soulignait sa contrariété.
— Où allez-vous ? questionna-t-elle.
— Loin d’ici.
— Je pourrai vous rendre visite ?
— Non.
— Dommage. Je vous aimais bien.
Nathan ne sut quoi répondre. Il ap-préciait Lou parce qu’elle était agréable et le faisait rire. Sa seule compagnie depuis les évènements qui avaient bou-leversé sa vie… Il avait réfléchi en chemin et il n’était pas prêt à garder une présence féminine si longtemps. Elle lui manquerait même s’il s’efforcerait de ne plus y songer. Il avait fort à faire avec Mécanique Asylum en liberté ; il devait le ramener chez lui et là-bas, rien n’accueillerait une créature fragile. Il devait rester fort comme il l’avait toujours fait. L’air de rien, mais le cœur gros, ils s’attablèrent devant un beau morceau de jambon à l’os, du pain frais, et une bouteille de vin rouge d’une qualité rare.
— Qu’est-ce qu’on fête ? interrogea Lou, enjouée.
— Rien du tout. Ou plutôt, si. Notre amitié. J’ai eu la chance de rencontrer une fille géniale. Trinquons à sa santé.
Lou baissa la tête.
— Elle n’est pas au meilleur de sa forme.
— J’ai bon espoir de ce côté.
Nathan lui aurait bien conseillé de s’accrocher, de garder la foi. Il se rési-gna cependant. Ses paroles n’atténueraient pas la douleur. Le cons-tat se voulait amer. Lou mourrait sûre-ment dans les mois à venir. Il préférait toutefois jouer la carte de l’optimisme en sa présence. C’était le moins qu’il puisse lui offrir.
— Il arrive que les mots n’y chan-gent rien, concéda-t-il. Certaines per-sonnes souffrent en silence et ne se plaignent jamais. C’est votre cas. Ce n’est pas le signe que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, juste qu’il reste en vous une petite étin-celle. Celle de la vie. Et je pense que tant qu’il y aura quelque chose pour la faire briller, vous tiendrez le coup.
— Et une fois que vous serez parti ?
— Vous n’avez pas besoin de moi. Des tas de personnes n’attendent que ça, l’occasion de trouver un être cher et de veiller sur lui.
— Je suis toute seule, Nathan.
— Dégotez-vous un compagnon à quatre pattes. Moi je ne suis qu’un pas-sant, rappela le jeune homme.
— Installez-vous en ville.
— Je ne peux pas.
Lou ferma les yeux. Elle avait mis de l’intensité dans sa voix, de la volonté. Nathan ressentait ceci, mais n’y pouvait rien. La place de Lou devait rester dans la Vieille ville. Malgré les allées et venues de Mécanique Asylum, c’était encore cet endroit le plus sûr. Lou ne supposait pas le quart de ce qui se cachait au-delà de son imagination. Le jeune homme ne lui avait montré qu’une infime partie de la magie, des mystères que renfermait la cité. Son rôle ne consistait pas à mettre autrui en danger, même au prix d’illusions toutes plus belles les unes que les autres.
— Je vois, fit son amie. Vous avez des attaches.
Un sanglot mourut dans la gorge de Nathan.
— Aucune, avoua-t-il. Je suis comme vous. Je cherche quelqu’un.
Le regard de Lou traduisait la décep-tion. La culpabilité submergea Nathan, aussi préféra-t-il se retirer dans le salon. Il aurait aimé se trouver un appartement et s’y sentir chez lui, se faire une petite place au soleil. Néanmoins, cette exis-tence ne lui ressemblait résolument pas. Il se considérait comme un vagabond, un passager dans la vie de Lou. Guère plus.
— Je ne comprends pas comment une fille telle que vous a du mal à se dégoter des amis, confia-t-il en l’entendant arriver derrière lui. Vous êtes seule et vous vivez dans la rue. N’y a-t-il personne qui vous ressemble, qui partage ce que vous endurez ?
— Et vous alors ? Si vous me parliez un peu de votre passage parmi nous ?
Son verre à la main, elle s’installa à ses côtés.
— Je préférerais que vous fassiez comme si je n’existais pas, confessa-t-il.
— Et ignorer ces merveilleuses choses que vous m’avez montrées ? Me convaincre que cette bonne odeur de jambon n’est que le fruit de mon ima-gination ?
Nathan eut un rire amusé.
— Exact, admit-il. Je suis passé maître dans l’art de l’illusion. Mais ce n’est pas la vraie vie. Je me trouve là parce que quelqu’un a besoin de moi et que je n’ai pas pour habitude de me dérober face à mes responsabilités.
— Encore une fois, d’où venez-vous ?
— Je vous l’ai dit, de loin.
— Et dans votre pays, les gens mor-dus par un chien voient la plaie se re-fermer sous leurs yeux ? Vous vivez dans une sorte de monde utopique, alors. Une contrée imaginaire.
— Si telle est l’idée que vous vous en concevez…
Lou but une gorgée de vin.
— Il est bon ? demanda Nathan.
— Excellent ! Les habitants sont-ils tous richissimes chez vous ?
— Disons que j’ai un peu manipulé la réalité, se vanta-t-il, pas peu fier.
— Encore.
Il perçut une pointe de regret dans la voix de Lou. En dépit de sa fascination, elle déplorait qu’il ait si souvent recours à l’irréel pour combler les vides. Elle préférait sûrement un homme capable d’assumer avec la vraie valeur des choses parce que d’une certaine manière, Nathan trichait.
— Encore ? répéta-t-il.
— Avec vous, c’est toujours pareil. Tout paraît si beau et puis, bam ! on a à peine le temps de toucher…
— On ne peut pas toucher un songe, en vérité.
Lou le fusilla gentiment du regard.
— Je m’en fiche, rétorqua-t-elle avec douceur. Vous donnez du rêve, mais vous reprenez tout en une fraction de seconde.
— Est-ce un reproche ?
— Prenez-le comme vous voulez.
— Je le prends comme vous me le présentez.
Un silence laconique envahit la pièce.
— Je suis désolé, Lou. Je ne pensais pas que…
— Inutile de vous confondre en ex-cuses. J’aurais préféré me montrer re-connaissante envers vous.
Nathan ne rétorqua pas. D’habitude, il avait toujours une réplique idéale ou deux à sortir. Là aussi, sauf que le sujet ne s’y prêtait guère.
— Peut-être qu’une blague… son-gea-t-il malgré tout à voix haute.
Lou le dévisagea.
— Une blague ?
— Pour détendre l’atmosphère, par-di ! Ne gaspillons pas notre temps en chamailleries. Il nous est trop précieux. Nous pourrions…
Nathan réfléchit un bref instant.
— Oui, nous pourrions découvrir l’univers !
Lou haussa un sourcil sceptique.
— Je croyais que vous le connaissiez par cœur ?
— Dans ce cas, redécouvrons-le ! s’exclama Nat, plus enthousiaste que jamais.
Il bondit du canapé et tendit une main pressée à Lou.
— Il n’est pas trop tard pour imiter Phileas Fogg. Désirez-vous devenir ma Mrs Aouda ?
— Comme une sorte de compagnon de route ?
— Compagne, rectifia-t-il. Pour un mois par exemple, mais… je ne veux plus rester solitaire. Vous aviez raison : j’ai besoin de quelqu’un pour m’accompagner dans ma quête.
— Moi ?
— Pourquoi pas, oui.
La bouche de Lou se fendit d’un grand sourire. Devant elle, la main du jeune homme s’impatientait. Elle la prit.
— Si votre présence pouvait me permettre de me sentir moins seul, ce serait avec plaisir, enchaîna Nathan. Et pensez à tous ces bons moments que nous passerions ensemble. Comme cul et chemise !
— L’idée me séduit.
— Accompagnez-moi.
Les yeux de Nathan brillaient de bonheur. Il semblait prêt à réécrire le monde afin de mettre toutes les chances de son côté. Il avait emballé Lou avec ses histoires de grande muraille de Chine, de Taj Mahal et d’immensités culturelles. Il était persuadé qu’elle y consentirait. Le regard de la jeune femme trahissait cependant une certaine mélancolie.
— Un jour, dans un mois environ, vous partirez, indiqua-t-elle. Pourquoi devrais-je accepter votre proposition alors que vous avez décliné la mienne ?
— J’ai dit que vous pouviez m’accompagner, pas que je resterais. Oubliez le monde qui vous entoure, Lou. Un tout autre s’offre à vous.
Les doigts de Nathan se refermèrent sur ceux de Lou. Il s’était promis de ne pas la mettre en danger, mais s’il par-venait à égayer son quotidien… S’il parvenait la faire penser à autre chose qu’à la maladie, continuer à lui donner le sourire malgré les risques, il foncerait. Il n’y avait plus qu’à la convaincre, qu’à balayer ses craintes.
— Vous… vous me faites peur, bal-butia Lou.
— Fermez les yeux.
Elle hésita. Son cœur cognait contre sa poitrine. Elle ignorait ce qui l’attendait en compagnie de ce beau parleur qui lui offrait du rêve à ne plus savoir qu’en faire. Il lui suffisait de susciter en elle l’émotion de l’instant pour que les choses prennent une autre dimension. Peut-être était-ce trop d’un coup pour elle ?
— Faites-moi confiance, chuchota-t-il.
Elle ne sentit rien. Pas de malaise. Aucune douleur. Ni joie ni peine. Juste la main de cet homme aux mille sur-prises. Lorsqu’il lui demanda de rouvrir les yeux, elle se trouvait déjà loin. Des dizaines de milliers de points lumineux constellaient un ciel bleu velours. Elle était prête à penser qu’elle pouvait les effleurer.
— Je ne ferais pas ça si j’étais vous, la prévint Nathan.
— Ah non ?
— Cet endroit n’est rien. Si vous touchez, le décor s’estompera. N’allez pas croire que nous voguons vraiment sur un croissant de lune parmi les étoiles. Ceci n’est que pure illusion.
Lou adopta une attitude taquine.
— Comme tout ce que vous faites, quoi, fit-elle remarquer avec amuse-ment.
— Très juste. Ceci dit, j’ai quand même créé une constellation pour vous. Regardez. Je l’ai baptisée L Mira Vor.
— Pas de doute, vous savez parler aux femmes.
Nathan balbutia un merci gêné qui ne manqua pas de réjouir Lou. Bouche bée devant le spectacle qui s’offrait à elle, c’était la première fois qu’elle voyait le ciel de si près. Elle ne l’observerait jamais plus de la même manière.
— Je pensais que ça ferait mal, con-fia-t-elle au bout d’un moment. Décou-vrir avec vous.
— Oh, vous n’en êtes qu’au début. Le meilleur reste à venir, mais puisque vous dites n’avoir aucune attache ici bas…
— Ici bas ? Vous n’avez pas l’intention de me…
— De vous jeter du haut de cette lune et d’attendre le retour de votre âme ? Vous avez trop lu de romans. C’est juste que… votre vision des choses est si plate, dépourvue de chi-mères. Ces chimères ont tant à vous offrir !
— Mais ce n’est pas une vie, vous l’avez souligné vous-même.
— C’est la mienne. Vous vouliez que je reste avec vous, j’ai refusé. Maintenant, vous en connaissez la cause. À la place, je vous ai proposé de venir avec moi, vous avez accepté. J’ai bien peur qu’il faille vous y habituer… ou rentrer chez vous.
Peinée, Lou baissa les yeux.
— Je n’ai pas de chez-moi, vous le savez bien.
— Alors voilà une excellente raison de rester.
— C’est tout ce que vous avez à m’offrir, avouez-le, lança-t-elle sur un air de défi.
Le regard de Nathan se perdit dans le vague.
— Je n’ai rien à vous offrir, déplora-t-il.
Lou retint une grimace de déception. Elle s’apprêtait à ajouter quelque chose quand le décor disparut soudain. En une fraction de seconde, les deux jeunes gens se retrouvèrent dans l’appartement inoccupé, en plein cœur de la Vieille ville.
— Mais… ! s’exclama Nathan.
— Que se passe-t-il ?
La peur commença à s’immiscer dans les veines de Lou. Son pouls augmenta d’un cran et se mit à cogner dans ses tempes. L’expression de son acolyte ne présageait rien de bon. Elle le pressa de répondre.
— Je l’ignore, admit-il. C’est la première fois que ça arrive. Je dois sû-rement perdre la main. Ça fait trop longtemps que je me trouve ici. Je sup-pose.
Lou ouvrit la bouche pour répriman-der son ami qui visiblement, se plaisait à présumer – ce qui ne les avançait pas beaucoup –, mais un bruit leur parvint. Nathan la somma de se taire alors qu’elle n’avait pas encore prononcé un mot.
— On dirait… une troupe qui marche au pas, expliqua-t-il en tendant l’oreille.
— Vous aimez couper vos phrases en plein milieu ? chuchota Lou.
— Chut. Suivez-moi, mieux vaut ne pas se montrer.
Le jeune homme lui indiqua un pla-card où se cacher, dans l’angle du cou-loir qui débouchait sur le salon. Elle s’y refusa.
— J’apprécierais autant ne pas avoir à vous y forcer alors entrez là-dedans, lui intima-t-il.
— Et vous ?
— Je vous suis.
Ils s’enfoncèrent dans l’étroit pla-card, au milieu de balais et de ramasse-poussière métalliques. Lou veilla à ne pas marcher sur l’un d’eux afin de ne pas trahir leur présence. Plaquée contre la paroi du fond, elle se fit minuscule. Du moins, elle l’espérait. Elle calma peu à peu son souffle grâce à de profondes inspirations qu’elle voulut aussi discrètes que possible. Son ami ferma doucement la porte sur lui, la laissant toutefois entrouverte pour guetter ce qu’il se passait de l’autre côté. Des ombres, les mêmes que celles qu’il avait vues à l’hôpital, longeaient les murs en file indienne. Une pâle lumière extérieure les éclairait et permettait ainsi à Nathan de mieux observer.
— Des militaires. Ils portent l’uniforme allemand. Vareuse gris clair au col bleu foncé, pantalon couleur pierre pour le premier type, décrit-il. Il s’agit d’une tenue de combat. Je pen-cherais pour celle d’un Unteroffizier, un sergent-chef si vous préférez. Première Guerre mondiale, peut-être. Non, attendez, je dis une bêtise. Plutôt 1939. Une évolution de 14-18. Régiment d’infanterie, armée de terre. Qu’ajouter hormis que le premier est armé d’un Luger, première arme semi-automatique de l’Histoire ? Dénomina-tion P -08 calibre neuf millimètres, huit cartouches, portée de cinquante mètres, vingt coups par minute. Son nom, Pa-rabellum, vient de la célèbre devise latine « Si vis pacem, para bellum », « Si tu veux la paix, prépare-toi à la guerre ».
Nathan adressa un regard à Lou par-dessus son épaule.
— Gai, n’est-ce pas ? Et je parle comme une encyclopédie en plus.
Elle étouffa une exclamation en pla-quant les mains sur sa bouche.
— Ma chère, il faut que je vous avoue autre chose. En fait, ils sont tous armés. Du sergent au soldat de deu-xième classe. Tous. Nous voilà plongés en temps de guerre. Ils hantent les es-prits au sens propre du terme comme à l’époque. Ils écument les habitations, sèment la terreur. C’est absolument… Je n’ai pas de mots pour le décrire.
— Horrible, glissa Lou, impression-née par tout ce remue-ménage. À voir votre tête, on dirait que vous y étiez.
— Non, pas moi. Mais monsieur Eugène a fait la guerre. Les deux, même. Mais comment sont-ils arrivés jusqu’ici ?
— Vous y réfléchirez plus tard. Pour l’instant, il faut filer.
— Excellente idée ! Et comment s’y prend-on ? Vous préférez qu’on vous pince maintenant ou en essayant de quitter la pièce ?
Lou plissa les lèvres.
— Ni l’un ni l’autre, protesta-t-elle. Nous allons improviser.
— Vous apprenez vite, soupira Na-than, presque contrarié d’être ainsi imi-té. Trop vite.
Il réalisa tout à coup au silence sou-dain tombé que quelqu’un les observait. Du coin de l’œil, il vit une ombre se glisser par l’entrebâillement. Une frac-tion de seconde s’écoula.
— COUREZ ! beugla-t-il en ouvrant la porte à la volée.
Il tira Lou droit devant. Sans cher-cher à comprendre, elle se précipita vers l’entrée avant de traverser le couloir et de dévaler les escaliers. Elle regarda derrière elle en bifurquant vers le hall. Par chance, les ombres ne la suivirent pas. Mais son ami non plus. Elle s’arrêta net.
— Nat ?
Elle entendit vaguement qu’il lui or-donnait de courir aussi loin que pos-sible. Ses pas ne la portèrent pourtant qu’au pied de l’immeuble, d’où elle put apercevoir la silhouette de Nathan sur le balcon du sixième étage. Là-haut, les ombres se rapprochèrent à tel point que les talons du jeune homme glissaient déjà au-dessus du vide.
Il manqua perdre l’équilibre. Face à lui, l’obscurité gagnait du terrain. Tout se mélangea dans sa tête. Il avait l’habitude de l’urgence, mais pas à ce point. Là, il jouait carrément avec le feu. Il voulut reculer. Un coup d’œil en contrebas l’en dissuada. Il se tenait à la limite du saut de l’ange. Il réfléchit à toute allure. Trouver une parade et maintenant ! Les ombres grignotaient la façade du sixième étage et déjà, il en venait du septième. Elles rampaient vers le faiseur de rêve, qui agitait les doigts au fur et à mesure de ses réflexions. Une minute devait s’être écoulée tout au plus. Tout se déroulait trop vite.
— Ça va être coton, murmura-t-il avant de sauter.
Le cri de Lou vrilla ses tympans et annihila tout ce qui restait de peur en lui. Une montgolfière sortit soudain de nulle part et il tomba dedans en se fra-cassant l’épaule sur le plancher en con-treplaqué. Deux hommes se trouvaient à bord.
— Joseph et Étienne Montgolfier, je suppose, les salua-t-il.
— Qui êtes-vous ? questionna le premier.
— Oh, moi, personne. Pourriez-vous me ramener à terre, je vous prie ?
— On ne peut pas se poser au milieu de ces arbres, objecta le second. Il vous faudra sauter, monsieur. Je le crains.
— Encore, maugréa Nathan.
Il se pencha, fit signe à Lou que tout allait bien et en profita pour évaluer la hauteur. Quelques mètres, c’était jouable.
— Très bien. À un de ces jours, j’espère !
Il se hissa sur la nacelle, menaça de faire tomber le ballon sous les protesta-tions des deux frères, puis se jeta dans le vide avant d’atterrir un peu plus bas. Il roula sur le côté et se releva aussitôt en se massant l’omoplate.
— Par ici ! s’exclama Lou en le re-joignant. Tout va bien ?
Quand il leva les yeux vers le sixième étage, il jugea avoir eu du bol de ne rien se casser. Difficile d’échapper à ces créatures : elles étaient tenaces.
— Oui, oui. Je me porte comme un charme, assura-t-il. Et vous ?
— Pareil.
— Magnifique. Vous avez bien cou-ru, mais je vous avais dit loin.
Lou l’ignora avec toute l’habileté qui la caractérisait. Il ne lui en tint pas rigueur ; son tour de passe-passe valait bien quelques explications.
— Comment avez-vous fait ça ? l’interrogea-t-elle.
— Quoi, ça ?
— Cette montgolfière.
Elle pointa un doigt vers le ciel.
— Ne vous a-t-on jamais appris à ne pas montrer du doigt ? Quelle montgol-fière, d’abord ?
En effet, le dirigeable venait de dis-paraître comme il était apparu. Dans le mystère le plus total.
— Mais… s’étrangla-t-elle.
— Plus tard. Partons !
Nathan se mit à courir vers une rue adjacente à l’immeuble. Il slaloma d’abord. Des difficultés à se déplacer s’annonçaient. La hauteur lui avait fait perdre la notion du plancher des vaches. Le choc n’était pas non plus étranger à son comportement. Dans la course, Lou ne s’aperçut de rien. Tant mieux.
— Où allons-nous ? interrogea-t-elle en reprenant son souffle à l’angle d’un carrefour.
La Grand-rue se situait derrière eux, à présent. Et les ruelles encore plus loin.
— Dans les étoiles, hasarda Nathan.
— Pas encore ?
Il se tourna vers Lou. Une lueur traversa son regard.
— Vous avez raison, en convint-il. Pas très original. Que diriez-vous de…
Il s’interrompit. Ses oreilles bour-donnaient et sa vue se brouillait. Ses jambes ne répondaient plus ni aucun de ses muscles d’ailleurs. Il vacilla légè-rement et se rattrapa à un mur décrépi. La brique usée lui entailla les paumes.
— Vous êtes certain que ça va ? s’enquit Lou.
— On ne peut mieux, affirma-t-il avant de s’effondrer.
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Merci à celles et ceux qui l’ont déjà précommandé !

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