Quand il reprit ses esprits, Nathan comprit qu’il se trouvait dans le dédale de rues près du centre-ville. Il pouvait en-tendre les quelques passants qui remon-taient l’artère principale agitée ainsi que le vendeur de journaux. On n’en distribuait pas dans les quartiers pauvres, y compris à la limite de la Grand-rue. Nathan essaya d’ouvrir les paupières, mais la pâleur du ciel l’éblouit. Il les referma aussitôt. Son corps avait plus ou moins encaissé le choc malgré une épaule douloureuse. Sa nuque était un peu raide, ses muscles tiraient. Il avait surestimé ses capacités. Il crevait de faim et de soif aussi.
— Que d’émotions, marmonna-t-il en se redressant. J’ai l’impression d’avoir dormi douze heures.
— C’est le cas.
Lou arborait un sourire jusqu’aux oreilles. À côté de ça, la mine hébétée de son comparse faisait piètre figure. Il se frotta les yeux.
— Mince, alors ! Et vous ?
— J’ai attendu.
— Vous voulez dire que… vous m’avez veillé ?
— Plus ou moins, oui.
— Comme un malade ?
— Tout à fait.
— Je ne suis pas malade, grimaça-t-il.
Lou soupira.
— Vous avez eu un…
— Inutile d’insister. Vous auriez dû voir ça ! s’exclama-t-il en joignant les mains. L’espace d’un instant, je me suis pris pour Samuel Fergusson dans Cinq semaines en ballon. Je me suis senti pous-ser des ailes. C’était complètement…
— Dingue, interrompit Lou d’un air blasé. Vous êtes fou à lier.
L’enthousiasme du jeune homme re-tomba à la manière d’un mauvais soufflé.
— J’allais dire surréaliste, minauda-t-il.
— Vous auriez pu vous tuer ! s’écria Lou.
— C’était le seul moyen d’échapper aux ombres. Je vous rappelle qu’elles étaient armées. Et il ne devait pas s’agir de balles à blanc.
— Comment voulez-vous que des ombres tirent de véritables coups de feu ?
Nathan médita un court instant.
— Pas faux, accorda-t-il. Elles peuvent cependant vous happer dans le noir.
Il frémit d’angoisse à cette perspective.
— J’ai connu l’obscurité, je refuse d’y retourner. Je ne le souhaiterais pas à mon pire ennemi.
— Parce que vous avez des ennemis, vous ?
— Non.
Lou se rapprocha de son inconnu.
— Je ne retirerai pas ce que j’ai dit, re-prit-elle. Vous êtes cinglé.
— Pas plus que vous. Je vous avais demandé de fuir, vous m’avez attendu. Je pourrais me mettre en colère pour ça.
— Allez-y.
— Je ne le ferai pas.
— Aurais-je atteint votre cœur de pierre ?
— Je n’en ai pas.
Le regard de Lou se figea.
— Vous… hésita-t-elle avant de se res-saisir. Vous n’avez pas de quoi ?
— De cœur, répondit Nathan sur le ton de l’évidence.
Lou se fendit d’un rire nerveux.
— Vous me charriez.
— Non, écoutez. Posez votre oreille sur ma poitrine et écoutez ce cœur inexistant qui ne bat pas.
— Je…
— Faites-le.
— Non.
— Faites-le ! insista-t-il.
Lou bondit de surprise avant de reculer. La voix de Nathan avait changé pour de-venir presque menaçante. Et ses yeux je-taient des éclairs. Refuser revenait pour lui à ignorer de quoi il était constitué. De chair, mais rien de tout à fait humain ne l’habitait. À l’intérieur, la vie insufflée n’avait rien à voir avec un organe. Si Lou déniait cette idée, elle ne croyait donc pas vraiment en lui. Elle doutait et il n’existait rien de pire que ça. Pourtant, elle l’avait veillé. Cela signifiait que quelque chose se nouait néanmoins entre eux, une complici-té. Nathan s’en soucia. Serait-elle assez forte ?
— Faites-le ou alors oubliez-moi, exi-gea-t-il. Pour de bon.
Il lui tendit la main. Après une nouvelle hésitation, Lou la saisit et revint auprès de lui. Il devina sa curiosité et sa peur de finir seule. Elle tenterait n’importe quoi pour éviter la solitude. Le jeune homme n’avait le droit de lui demander quoi que ce soit. Parce qu’elle accepterait malgré sa réti-cence. Parce qu’elle écouterait sa crainte plutôt que son cœur. Elle en possédait un et n’en profitait même pas. Quel gâchis ! Incertaine, elle plaqua l’oreille sur la poi-trine de Nathan. Attendit.
— C’est…
— Vide, compléta Nat avec tristesse. Il n’y a rien dans ce corps. Aucun battement. C’est la raison pour laquelle une plaie se referme quand un chien me mord. Comme s’il n’y en avait aucune.
Lou se redressa et lui fit face.
— Pouvez-vous mourir ?
— Évidemment. Chaque être est conçu pour disparaître un jour. Même les rêves s’envolent.
Elle soupira.
— J’ai perdu les miens il y a des années, dit-elle. Comment faites-vous pour exister si vous ne possédez pas de cœur ?
— Je suis moi-même une sorte d’illusion. Je viens de l’autre côté de l’inconscient. Les songes. D’où croyez-vous que sortent les cauchemars ? Il arrive que les rêves deviennent réels et que les peurs enfantines prennent vie. Les ombres, ces soldats allemands de la Seconde Guerre mondiale proviennent de là-bas. Grâce à vous, j’ai découvert qu’il existe une faille entre ces deux endroits.
— Et pour la montgolfière ?
— Je l’ai en quelque sorte importée dans la réalité. Il me fallait une issue de secours.
— Et quelle sortie !
Nathan ignora cette remarque qu’il supposa élogieuse et poursuivit ses expli-cations l’air de rien.
— D’habitude, nous nous rendons dans l’illusoire. Avec le ballon, j’ai procédé dans le sens inverse. Puisque je ne pouvais pas me réfugier de l’autre côté, j’en ai ramené une partie.
— Pourquoi ne pouviez-vous pas…
— Parce que les ombres auraient atten-du mon retour. Je n’appartiens pas à ce monde, elles le sentent.
— Logique.
— Eh oui, d’une logique implacable. Vous apprenez vite.
Il marqua une pause.
— Mais alors… ces choses vous suivent aussi ? interrogea Lou. C’est une manie chez vous d’attirer les ennuis comme du papier tue-mouche !
Nathan prit cette critique pour un com-pliment. Après tout, il pouvait se targuer d’avoir le pays des cauchemars à ses trousses et de s’en sortir avec panache.
— Ça signifie que je me trouve en dan-ger avec vous, réalisa soudain Lou.
Les traits de son inconnu se durcirent.
— Je vous avais prévenue. Désirez-vous partir ?
— Pas question ! Morte pour morte…
— Ne dites pas ça, la gronda-t-il presque.
Elle se tut. Elle éprouvait des difficultés à cerner ce grand brun à l’attitude étrange, davantage avec ce qu’il venait de lui an-noncer. Ses révélations, plutôt que de l’aider à mieux comprendre, l’enveloppaient d’un épais brouillard. Qui était réellement cet homme ? Pouvait-elle seulement parler d’être humain ? Elle hési-ta à aborder le sujet de Mécanique Asylum qui irritait Nathan. Chaque fois, il détour-nait la conversation sur un dialogue plus léger. Oui, il aimait la légèreté et profitait pleinement de ce que sa vie lui offrait de bon ou de mauvais. Il s’extasiait devant ses propres tours de passe-passe, s’amusait de ses cabrioles, mais cette attitude sem-blait cacher quelque chose de plus pro-fond. Finalement, Lou essaya d’oublier Mécanique Asylum. Pour la nuit, du moins.
Avec de la chance, il n’apparaîtra pas ce soir, pensa-t-elle en se blottissant contre Nathan, déjà rendormi.
Et il ne se montra pas.
Quand elle ouvrit les paupières à l’aube, Nat lisait un prospectus aux couleurs criardes.
— Ça vous plairait d’aller au cirque ? suggéra-t-il en parcourant le papier des yeux. La galerie des Glaces pourrait être amusante. Je serais curieux de voir ce que renferme chacun de ses miroirs. Ange ou démon ?
— Mmm ?
Lou émergeait à peine et il lui parlait déjà de repartir à l’aventure ! Quelle mouche l’avait donc piqué ?
— Vous avez eu le sommeil agité, fit-il remarquer sur un ton plus grave.
Pour toute réponse, elle lui arracha le prospectus des mains.
— Eh ! cria-t-il.
— Laissez-moi voir. Le cirque, c’est en quel honneur ?
— Je viens de vous le dire. Les miroirs.
— Ange ou démon. Bien sûr. Vous avez combien de lapins blancs au fond de votre chapeau ?
— Euh, hésita-t-il, quelques-uns. Vous avez l’air furieux. Encore.
En effet, Lou le fusillait du regard.
— J’y peux rien si cette troupe dé-barque à l’improviste ! se défendit-il.
— Avouez que vous avez savamment préparé votre plan avant de passer à l’acte.
— Ne me forcez pas à dire ce que je n’ai pas dit.
— Avouez !
— Même pas en rêve.
Lou avait beau insister, il n’en démor-dait pas.
— Votre comportement est puéril, pro-testa-t-elle.
Nathan arqua le sourcil.
— Plaît-il ?
Lou ne lui tint plus tête, mais n’en pen-sa pas moins. Elle finit par lui rendre son bout de papier chiffonné.
— Verdict ? lança-t-il. Le cirque, la ga-lerie des Glaces. Ça vous tente ?
— Marché conclu.
La jeune femme avait hésité avant de céder. Mais ces miroirs, anges et démons attisaient sa curiosité. Bien sûr, Nathan n’avait pas manqué de lui en toucher deux mots histoire de s’assurer de sa réponse. Et voilà qu’il la contemplait à présent avec un air de triomphe.
— Cachez votre joie, maugréa-t-elle en se levant.
Il l’imita.
— C’est beau la confiance.
— Qu’est-ce qui vous dit qu’il s’agit de ça ?
— Intuition masculine, hasarda-t-il en haussant les épaules.
Dès lors, Lou abandonna ne fût-ce que l’idée de raisonner cet homme. Il conti-nuerait égal à lui-même, et il n’existait pas de mots pour décrire son insolence. Elle se tourna vers lui pour l’inciter à l’accompagner jusqu’au centre-ville ; la silhouette de la mendiante, debout à trois ou quatre mètres, attira alors son attention. Quand elle se volatilisa pour réapparaître sur le trottoir d’en face, Lou se mit en tête de la suivre. Elle s’élança derrière la petite vieille, cherchant à découvrir où ceci la mènerait. Elle ne se considérait pas comme folle, même si personne ne se trouvait en mesure de corroborer ses dires. Elle avait abandonné Nathan, qui finit par la rejoindre au détour de la Grand-rue. Lou se tenait cachée derrière le chêne dans lequel le jeune homme se débattait plu-sieurs nuits auparavant. La mendiante ne bougeait plus depuis plusieurs secondes.
— À quoi jouez-vous ? fulmina Nathan.
— Vous voyez cette vieille ?
— Évidemment, je ne suis pas miro !
Lou dissimula sa surprise.
— Je la file, se contenta-t-elle d’expliquer.
— Il s’agit de la femme dont vous m’avez parlé ?
Elle hocha la tête par l’affirmative.
— Intéressant, médita Nathan.
Un clignement de paupières plus tard…
— Elle a disparu ! s’exclama-t-il.
Mais l’inconnue réapparut dans leur dos pour se volatiliser de nouveau et continuer son manège en remontant l’allée à l’opposé de la place et de ses fontaines.
— Là ! indiqua Lou en entamant une course effrénée, Nat sur ses talons.
— Laissez-moi faire ! implora-t-il presque.
— Pas question !
Ils s’enfoncèrent dans les rues étroites qui menaient aux anciens faubourgs, dé-sertés depuis l’apparition de Mécanique Asylum. Une chape de noirceur envahit le ciel à mesure de leur avancée. Les pavés glissaient, l’allée dans laquelle ils s’étaient engagés rétrécissait à vue d’œil. Les pou-belles renversées jonchaient leurs détritus et déposaient un parfum nauséabond dans l’air. Lou manqua trébucher ; Nathan la rattrapa de justesse. La vieille, quant à elle, continuait d’apparaître et de disparaître devant eux. Soudain, elle s’arrêta et demeura immobile face à Lou.
— C’est une impasse, vous n’avez nulle part où aller, avisa la jeune femme.
— Les murs ne m’arrêtent pas, ma jolie.
— Que dites-vous de ça, Nathan ? lan-ça Lou.
Elle obtint pour toute réponse le refrain de la pluie qui martelait le sol.
— Hé ho ?
— Rattrape-le, lui conseilla la men-diante avant de s’évaporer pour de bon.
Très vite, le désarroi succéda à la peur, bien que Lou eût senti une pointe de me-nace dans la voix de la vieille femme. Outre cette curieuse attitude, pourquoi Nathan ne se manifestait-il pas ? Plongée dans la confusion, elle commença par écumer les rues avoisinantes. Sans succès. L’inquiétude la dévorait. Ses yeux défaits refoulaient avec peine les larmes qui s’amoncelaient. Elle était perdue sans son inconnu.
— Où êtes-vous ? Répondez-moi à la fin !
Elle poursuivit ses recherches en mar-monnant d’un air misérable, remonta jus-qu’à la Grand-rue. Fatiguée, elle titubait au milieu de la route et menaça de s’effondrer quand deux bras la rattrapèrent.
— Je suis là, murmura Nathan en l’aidant à rejoindre le trottoir.
— Vous aviez disparu.
— Chut. On va vous trouver un coin tranquille pour vous reposer.
— Je ne veux pas.
— Oh que si !
— Qui est-elle, cette mendiante ?
— Aucune idée, mais elle semble con-naître les ficelles du métier d’illusionniste.
Lou sourit faiblement.
— C’est aussi le vôtre, hein ?
— Vous délirez.
Nathan porta son amie jusqu’aux fau-bourgs. Les domiciles inoccupés y pullu-laient et puis l’agitation de la Vieille ville paraissait loin en aval. Il choisit une petite maison à côté d’une boutique alimentaire. Il traversa l’entrée, repéra le salon et éten-dit Lou sur le sofa au tissu troué.
— C’est charmant ici ! s’exclama-t-il.
La plupart des meubles manquaient, mais il ne cherchait ni le confort ni à s’éterniser dans les parages.
— Vous avez faim ?
La jeune femme hocha la tête par la né-gative.
— La mendiante… insista-t-elle.
— Au diable la mendiante ! J’ignore ce qu’elle vous veut.
— Vous ronchonnez parce qu’elle est plus douée que vous.
Nathan faillit s’étouffer d’indignation. Son visage traduisit une légère vexation.
— Faux ! contesta-t-il en se laissant tomber sur un fauteuil.
— Lorsque je me suis retrouvée face à elle, vous n’étiez plus là. Où alors ?
— Un peu plus loin. Je pensais l’avoir suivie, moi aussi.
— Dans ce cas, elle possède le don d’ubiquité.
— Non. Elle a tout misé sur l’illusion. Je ne sais pas d’où elle sort ni ce qu’elle cherche, mais…
— Ça vous agace.
— Elle vous menace peut-être !
Lou ne répondit pas. La fatigue l’assommait et discuter de cette inconnue avec Nathan ne servait à rien. Ils laissèrent l’après-midi s’écouler et le soir même, ils quittèrent la maison pour rejoindre la place sur laquelle la troupe du cirque avait érigé son vaste chapiteau en l’espace de quelques heures. Il occupait tout l’espace au-delà des fontaines et se composait de deux parties, une moyenne et une grande, auxquelles s’ajoutait une entrée. À rayures rouge et jaune, l’épaisse toile attirait de nombreux regards. Le halo des lampa-daires dansait dessus, si bien qu’il donnait l’impression de l’enflammer. Derrière, les caravanes s’entassaient à l’étroit entre une fontaine et le caniveau.
— Vous n’avez pas l’intention d’assister à l’une de leurs représentations, je me trompe ? comprit Lou en entendant l’église sonner les coups de dix-neuf heures.
— Pas vraiment. Quelque chose me dit qu’ils feront une exception pour moi.
Elle adressa à Nathan un regard inter-rogateur.
— J’espère leur soutirer quelques in-formations avant d’admirer leur galerie des Glaces. Ou le contraire. Je suppose que je risque d’en agacer plus d’un. Ils proposeront donc à leur monsieur muscle local de me faire une tête au carré, ce à quoi il répondra avec plaisir.
— Votre tête, pouffa Lou.
— Eh bien quoi ?
— Vous devriez la voir quand vous parlez. Vous grimacez comme un singe.
— Trop aimable. Ce que je raconte ne vous inquiète pas ?
Lou haussa les épaules.
— À quoi bon ? De toute façon, un coup d’illusion et hop il n’y paraîtra plus !
Nathan fronça les sourcils.
— Ce n’est pas ainsi que ça fonctionne.
Mais il n’en dit pas davantage et tendit le bras à sa compagne.
— Gentleman avec ça, sourit-elle.
Ainsi, bras dessus bras dessous, ils se rendirent au cirque. Les gens quittaient la dernière représentation et se dispersaient dans la nuit tombante en courant presque parfois. Avec les apparitions fréquentes de Mécanique Asylum, bien que certaines personnes fissent abstraction au couvre-feu, la population se pliait aux règles et évitait de sortir en dehors des heures auto-risées.
— Vous la connaissez cette troupe, n’est-ce pas ? questionna Lou en chemin. Votre histoire de monsieur muscle m’a mise sur la piste.
— Je l’ai déjà croisée une ou deux fois, en effet. Elle présente une galerie impres-sionnante de…
— De glaces, oui, je commence à le sa-voir.
— J’allais dire de monstres de foire, précisa Nathan. Mais soit.
— Oh.
— Ces gens-là ne sont pas méchants… si vous ne leur cherchez pas des poux dans la tête.
— J’imagine que vous allez leur en chercher, justement.
— Mieux. En trouver !
Nat afficha l’un de ces sourires dont lui seul avait le secret, celui qui communiquait la bonne humeur à sa simple vue.
— N’ayez crainte, Lou. Je ne les laisse-rai pas vous toucher.
Au fond d’elle, Lou se demanda ce qui lui prenait de suivre ce parfait inconnu dans un cirque en pleine nuit alors qu’un meurtrier menaçait de débarquer d’un ins-tant à l’autre. Le goût du risque, présuma-t-elle. Il menait une vie si trépidante ; im-possible de ne pas s’y essayer. Impossible pour elle de se sentir vivante si elle ne découvrait pas le danger. Elle ne craignait plus la maladie ni la mort depuis belle lurette. Il lui fallait quelque chose de plus fort, de plus radical. Accompagner le jeune homme dans ses folies nocturnes, pourquoi pas. Avec lui, tout devenait envisageable après tout. Ils traversèrent la Grand-rue pour gagner la place. Lou stoppa net.
— Cette cabine de police ne se trouvait pas là tout à l’heure, observa-t-elle en in-diquant un angle mort.
— Ah non ? Que voulez-vous que je vous dise ?
— On peut s’approcher ?
— Oubliez. Nous allons nous mettre en retard.
La jeune femme accourut derrière Na-than, qui ne s’était pas arrêté. Il lui reprit la main.
— J’ignorais que nous avions rendez-vous ? lança-t-elle.
— Ce n’est pas le cas, mais je déteste arriver à la bourre sur les horaires que je me suis fixés.
Lou tenta de se soustraire à l’étreinte de son ami qui la resserra davantage. Impuis-sante et fascinée à la fois, elle assista à la disparition quasi instantanée de la cabine, tandis qu’un boucan infernal retentissait tout autour. Nathan esquissa un sourire amusé.
— Tout peut arriver, ma jolie.
— Même ça ? s’étrangla-t-elle.
— Même ça.
— Fascinant ! s’émerveilla-t-elle sans quitter l’endroit des yeux.
Depuis très longtemps, elle se surprenait à rêver éveillée avant de vite redescendre sur terre. Le chapiteau apparut dans le brouillard qui recouvrait peu à peu les lieux.
— Je vous présente le cirque du… Du quoi, au fait ? s’interrogea Nathan. Peu importe. Nous voici arrivés. À partir de maintenant, motus et bouche cousue. Vous me laissez parler, penser, agir pour vous. Pas de questions ni de…
— Ça va, j’ai compris. Et si jamais on croise Mécanique Asylum ?
— Courez.
— C’est pas de cette façon que…
— Non, tout de suite. Courez !
Nathan tira Lou vers lui avant de l’entraîner au cœur même du chapiteau.
— J’espère qu’il n’entrera pas, souffla-t-il en s’immobilisant. Mais ce n’est pas une habitation ici.
— Je le vois. Il se tient à l’entrée.
En effet, la silhouette noire de l’assassin se détachait de la brume. Un peu trop, même.
— Oh non. Non, non, non ! Vous me suivez toujours, Lou ?
— À vrai dire…
Mécanique Asylum s’élança à la pour-suite des deux jeunes gens qui ressortirent par une issue de secours. Ils s’engagèrent entre les rangées de caravanes, parcouru-rent plusieurs mètres en bifurquant à tout-va et en manquant foncer droit dans l’une d’elles.
— Eh, vous ! retentit une voix.
Une porte s’ouvrit à la volée devant eux. Ils se ruèrent à l’intérieur de la rou-lotte sans réfléchir. Ce ne fut qu’une fois dedans que Lou s’inquiéta d’avoir pris la bonne décision.
— Qui êtes-vous ? se renseigna-t-elle auprès de la femme qui venait de les invi-ter.
Grande blonde à la taille élancée, elle portait des bas blancs par-dessus lesquels s’ajoutait un tutu. Son maquillage blafard lui conférait une mine spectrale et ses longs cheveux bruns et bouclés appuyaient cette impression.
— Savannah Parish, se présenta-t-elle, mais…
— Savannah Parish, Dieu vous bénisse ! s’exclama Nathan en l’embrassant sur la joue.
L’artiste le considéra un instant d’un air hébété. Son petit nez retroussé se plissa.
— Cela ne vous ennuie pas si nous res-tons un peu ? hasarda le jeune homme.
— Un peu… combien de temps ?
— Une heure ou deux. Maximum.
Savannah accepta sans poser de ques-tions. Elle réajusta son tutu et s’installa devant un miroir pour ôter son maquillage avec des gestes que l’habitude rendait mé-caniques. Une certaine grâce s’en déga-geait cependant. Jouer les funambules plu-sieurs fois par semaine devait déteindre dans la vie de tous les jours.
— C’est pour les besoins de la repré-sentation, se justifia-t-elle en sentant
le regard insistant de Nathan glisser sur elle.
— Fort bien, fort bien. Je me présente, Nathan. Avant je ne portais pas de nom, mais…
Lou lui glissa un coup de coude entre les côtes. Il se reprit.
— Ma compagne s’appelle Lou.
— Enchantée. Dites-moi, c’est bien Mécanique Asylum qui vous poursuivait ? questionna-t-elle en levant les yeux dans le miroir.
— Longue histoire.
— Ça tombe bien, vous avez une heure ou deux à tuer en ma compagnie.

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