Assise sur le tapis du salon, je regardai Aggie se goinfrer de chips avec l’innocence d’une enfant. Elle ne prenait même pas la peine de mâcher. Je secouai la tête, et me lançai dans un discours maternel.
— Va pas t’étouffer, ce serait dommage de mourir juste après que je t’ai sauvé la vie.

Elle ricana et envoya des miettes de chips partout, avant de répondre, la bouche pleine :
— Tu sais, si on va par-là, TU as essayé de me tuer, donc tu me devais bien ça.

J’allais lui répéter pour la millième fois que c’était mon double la tueuse en série, pas moi, mais je m’arrêtai après avoir remarqué l’étincelle de joie dans son regard. Je décapsulai une nouvelle bière, et laissai échapper un soupir de soulagement. C’était fini. Les rémoisbis devaient être chez eux à se demander ce qu’il leur était arrivé ; certes, certains avaient disparus, d’autres avaient fini dans un bain de sang (qu’ilsreposentenpaix), mais la majorité de mes créations avaient connu leur happy end.

— Tu penses raconter tes aventures à quelqu’un ? me demanda Aggie d’une voix pâteuse.
J’éclatai de rire à cette pensée. J’imaginais déjà la tête de mon Jules, ou de Lily, si je me pointais chez eux et balançais, tout de go « vous allez pas me croire, mais j’ai passé une semaine dans Reimsbis, et j’ai rencontré Aggie, et je me suis battue avec mon double maléfique ! C’était dingue ! ».
— C’est marrant, mais l’idée de finir mes jours en hôpital psychiatrique ne me tente pas trop, tu vois. Je vais garder notre rencontre pour moi, je pense.

Je riais de bon cœur avec Aggie lorsque je me sentis soudainement vide. Des larmes perlèrent aux coins de mes yeux avant que je ne comprenne ce qu’il m’arrivait. Je m’attendais à trouver Agatha pliée en deux, faisant de son mieux pour reprendre sa respiration, mais je l’entendis renifler de son perchoir.
— Pourquoi tu pleures ? lui demandais-je entre deux hoquets.
— Oh, Rachel, j’ai pas envie que tu partes !
— J’ai pas envie de te quitter non, mais j’ai pas ma place ici, Aggie. Tu le sais.
— Faut que tu rentres et que tu écrives mes mésaventures, c’est ça ?

J’acquiesçai sans un mot. Ma vie me semblait lointaine, mais je me souvins de mes proches, de mes chats, de mon boulot chiant… Je devais retourner dans ma réalité. Je n’avais pas le choix….A moins que je n’y retourne pour ramener tous ceux qui m’étaient chers, et qu’on revienne s’installer ici… ? Non, cela n’avait aucun sens. Je regardai ma bière d’un air suspicieux. Fallait vraiment que j’arrête de picoler, ça me donnait de mauvaises idées.

Nous passâmes la nuit à discuter de tout et de rien, Aggie et moi. Je dus lui expliquer qui était Ella Vrémanpdol, lui garantir que notre histoire était du passé et que non, je ne l’avais pas aimée autant que je l’aimais, elle. Je ne me souvenais pas d’avoir créé une Agatha aussi jalouse et possessive, d’ailleurs. Faudrait que je rectifie ce trait de caractère une fois rentrée à la maison. Elle me demanda aussi qui était ce mystérieux inconnu à qui j’avais lancé un sourire enjôleur, sous le Palais des Congrès. J’avais envie de tout lui raconter, mais je me repris à temps : personne ne connaît sa propre histoire, et je n’allais sûrement pas spoiler la sienne.

Le soleil se levait à peine lorsque je me réveillai. Je contournai mon héroïne allongée à même le sol, et sorti fumer une cigarette, la dernière que je fumerai sur ce balcon. Je me posai contre la balustrade et, la tête renversée, regardai le ciel. Une voix masculine me fit sursauter.
— On se connaît, non ?
Je regardai le voisin de palier, et sourit tendrement.
— Non, mais ça ne saurait tarder, Charles.

Je le laissai planté là, surpris, et retournai préparer mes affaires. Agatha et moi fîmes comme si c’était une journée ordinaire, et prîmes le tram, direction mon appartement. Le trajet me parût bien trop court. Nous arrivâmes à mon appartement. Je n’osais pas tourner la clé. Agatha me prit dans ses bras, et murmura :
— Ne m’oublie pas.
— Jamais, je te le promets.
— Et présente-moi le mec d’à côté, veux-tu ? Il a l’air sympa.
Je ris doucement.
— J’y penserai.

J’ouvris la porte, mais n’entrai pas. Agatha me lança un baiser du pied de l’immeuble, et hurla :
— T’as qu’à en faire une nouvelle !
Elle disparut derrière les garages, me laissant seule avec mon chagrin.

***

Et me voilà, assise derrière mon écran à vous raconter l’expérience la plus fabuleuse que j’ai jamais vécue. Je ne m’attends pas à ce que vous me croyez. Mais fermez les yeux un instant, et peut-être rencontrerez-vous à votre tour vos propres héros. Qui sait de quoi demain sera fait ?

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