Je fus réveillée de bon matin par une Agatha en pleine crise d’hystérie. Secouée violemment pendant un long moment, j’avais fini par tomber du canapé-lit du salon. J’étais franchement de mauvais poil.
Deux jours déjà que je vivais en mode « cousine éloignée » chez elle, à devoir lui emprunter des vêtements et l’écouter me raconter les détails les plus insignifiants de sa vie tout en ingurgitant des plats réchauffés au micro-onde… notre enquête n’avançait pas d’un millimètre, je faisais une overdose google-ienne, et mes chats me manquaient. Merde, même mon taf pourri de leader chez Quick me manquait.
Et ce réveil n’allait certainement pas améliorer mon état.
Je la fusillai du regard, imaginant des façons toutes plus terribles et gores de la faire souffrir dans les prochains tomes du roman, alors qu’elle tournait en rond, telle une lionne en cage. Je me levai difficilement, et me dirigeai vers la cafetière, ignorant royalement cette emmerdeuse.
J’aurai dû me douter que je finirai par regretter de lui avoir donné tant de points communs avec moi : la garce avait vidé la cafetière, et, constatai-je avec effroi, tous les paquets de café en poudre.
— Je vais me la faire, grognai-je en me versant un grand verre de lait de soja.

L’autre excitée continuait sa course à travers l’appartement, retournait les coussins des fauteuils, arrachait les rideaux et déterrait les plantes vertes. Je la regardais, impassible, ne ressentant qu’un infime soulagement à l’idée qu’elle n’ait pas retourné mon appart comme ça. J’allumai une cigarette, et laissai la nicotine calmer mes pulsions de meurtres… qui reprirent de plus belle lorsque je remarquai que c’était la dernière du paquet.
Agatha, qui venait de se souvenir de ma présence dans la pièce, se jeta sur moi et me piqua ce qu’il restait de sa survie. Elle tira sur ma clope comme une affamée se jetterait sur un McDo, avant de l’écraser rageusement dans le cendrier. Sous le choc, je restai là, bouche grande ouverte, prête à avaler toutes les mouches suicidaires du coin. Trop, c’était trop. Je lui filai une gifle pour la calmer ; enfin, pour me calmer. Elle me regarda, je la regardai ; aucune de nous ne dit quoi que ce soit pendant une éternité. Enfin, elle murmura :
— Merci, j’en avais besoin…
— Tu m’expliques ton délire, là ? t’as décidé de changer de déco ? on n’a pas mieux à faire, peut-être ?
Elle regarda partout, puis, visiblement rassurée, se pencha et me souffla à l’oreille :
— Je crois qu’on nous espionne, Rach’ !

Génial. J’avais créé une parano. J’envisageai une minute de récupérer un mégot et de le rallumer, ne serait-ce que pour une minuscule bouffée de nicotine. J’étais dans un univers parallèle de ma création, et la fille chez qui je vivais était probablement une folle dangereuse. Je reculai mon tabouret autant que je pu pour mettre le plus de distance possible entre nous ; juste au cas où. J’avoue, je flippais à mort. Ça commençait à devenir vraiment bizarre, cette histoire.
— Agatha, chérie, on n’est pas sur écoute, tentai-je de la convaincre.
Elle posa sa tablette sur le comptoir et ouvrit ses mails, avant de lancer, triomphante, une lueur de folie dans les yeux :
— Alors, explique-moi ça !

Je lançai la vidéo qu’on lui avait envoyée. D’abord sceptique, j’eu soudainement très froid, et très, très peur.
Je reconnus la chanson Getting Away with Murder, de Papa Roach, dès les premières notes. Des images de massacre s’enchainèrent rapidement au rythme de la musique ; un homme se jetait sur un couple et les rouait de coups ; très vite, tout le monde s’entretuait. Je reconnus avec un frisson mon bar préféré, celui que j’avais inséré dans Reimsbis. L’angle vidéo changea pour devenir celle du système de sécurité. Tétanisée, je remarquai une ombre assise sur le comptoir, une bière à la main. Epargnée par la folie meurtrière, elle se leva, et, chose répugnante, se mit à danser entre les cadavres. Elle cajola une veste en cuir qu’elle venait d’arracher du dos d’une victime. Elle caressa la tête du seul survivant, le jeune homme qui avait commencé cette horreur, puis lui montra le mur du doigt. Il sembla dessiner quelque chose dessus, et ils quittèrent les lieux ensemble.
Fondu noir. L’ombre réapparue, le visage caché par une capuche de velours. Elle sourit à la caméra.
« Tu seras la dernière, Agatha ».

Je jetai la tablette à l’autre bout de la pièce, pas loin de me vomir dessus. Imaginer des scènes gores, ou encore regarder des films d’horreur avec de l’hémoglobine qui gicle dans tous les sens, ça ne m’avait jamais dérangée… mais là, c’était autre chose. Des gens s’étaient fait tuer, démembrer, et une maniaque faisait du patin dans leur sang. Pour de vrai.
Une partie de mon esprit me cajola doucement, et me rappela qu’aucune de ces personnes n’étaient réelles. Mais, assise dans l’appartement de mon personnage principal, je ne pouvais le croire. Elles existaient parce que je leur avais donné la vie. Et un monstre de cruauté les avait assassinés, aussi facilement que ça.

Agatha alluma la télévision, et nous regardâmes le journal de France 3 en silence. Le journaliste était extatique, faut dire que c’était LE scoop de l’année à Reimsbis, et que –oh, le chanceux ! on lui avait refilé l’affaire ! Le vautour interrogea des témoins à tour de rôle, se fit rembarrer par la police alors qu’il tentait de s’infiltrer mine de rien sur les lieux, et hurla à la liberté de la presse et au droit de savoir des citoyens lorsqu’un flic pas très sympa menaça de jeter sa caméra parterre s’il continuait de faire son malin. Je notai mentalement d’intégrer le policier dans les romans, histoire de le remercier pour son intégrité. Agatha, jusque-là tétanisée, me prit la main doucement, et affirma d’une voix rauque :
— On va bouffer de la salamandre au dîner, Rachel.

Je dégluti difficilement, et hochai la tête. Le présentateur choisi ce moment pour nous passer une sorte de flash spécial, à l’américaine, le genre de truc avec plein de couleurs et un bip désagréable ; la station venait de recevoir une vidéo de la désormais célèbre Salamandre. Je haussai un sourcil, intriguée… La Salamandre se la jouait SuperVillain, toute en cape et en cave sombre, annonçant au monde que la destruction ultime était proche, qu’elle anéantirait tout sur son passage. Personne ne serait épargné, certains rejoindraient sa cause –plus ou moins volontairement– d’autres ne survivraient pas, mais au final, on s’en tapait la rondelle, parce que les survivants ne seraient plus que de vulgaires toutous, comme le tueur en série de l’Appart’. Je croisai le regard d’Agatha : au moins, les choses étaient claires.
Aggie, de son côté, avait depuis longtemps compris que son univers était dans la merde jusqu’au cou ; ce qui l’obsédait dorénavant, c’était de savoir comment une simple créature mythique avait pu se transformer en piètre copie de super-méchant de comics en quelques jours seulement.
— Je sais pas, répondis-je, mal à l’aise. Ça vient peut-être de mon délire avec South Park et les épisodes sur Mysterion et le Coon… ?
— Donc, pour résumer, tout ce qui te passe par la tête prend forme ici ? C’est toi qu’es responsable de tout ça, en fait ? m’accusa-t-elle, l’index pointé sur moi.

Pour être honnête, je m’étais déjà posé la question ; et en avais conclu, après des heures de pensées positives et de destruction mentale de bestiole à langue fourchue sans aucun résultat probant, que ce n’était pas le cas. Ce qui ne laissait qu’une alternative : quelqu’un de mon entourage, qui me connaissait suffisamment pour utiliser mon style et mon raisonnement pour détruire ce que j’avais créé. La liste n’était pas très longue, du coup : ma relectrice, Lily, âme sœur, muse et meilleure amie, ou Jules, mon petit ami. J’avais assez bassiné les deux pour qu’ils aient une raison valable de vouloir foutre en l’air mon univers ; mais aucun ne m’aurait fait une chose pareille, j’en aurai mis ma main à couper.
J’étais dans une impasse et mes talents de détective, qui se limitaient à trouver le méchant dans Fringe juste avant le générique de fin d’épisode, ne me seraient d’aucun secours.

Pendant qu’Agatha prenait sa douche, je décidai de réfléchir à tout ça à grand renfort de vin blanc et de Nostalgie. Il fallait qu’on riposte, pensais-je en sirotant mon verre, affalée comme une larve dans le grand fauteuil suédois de velours rouge. Je marquais le rythme de la chanson du bout des doigts, et me laissais porter par les paroles vengeresses de Blondie. On devait montrer à ce lézard qu’on se battrait bec et ongles pour la survie de ce à quoi nous tenions le plus, Aggie et moi. Je chantonnai de plus en plus fort, jusqu’à hurler à pleins poumons que, « One way, or another, I’m gonna getcha ! ». C’est de là que partit notre riposte de gentilles héroïnes pas très musclées. On a, nous aussi, enregistré une vidéo. C’est sûr qu’on aurait pu mettre un slip kangourou vert au-dessus de collants roses, mais on s’est contentées de reprendre le hit des années 80 à fond les ballons. Bizarrement, on n’a même pas eu besoin de l’envoyer (heureusement, parce que l’adresse mail de l’expéditeur ne fonctionnait déjà plus) ; à peine avait-on fini de tourner notre cri de rage et de désespoir qu’Agatha recevait un nouveau message lui indiquant un lieu de rendez-vous le lendemain à 20 heures.
Comme quoi mon alter-ego romanesque n’était pas paranoïaque ; elle était bien sur écoute…

L’avenir de Reimsbis et des Récits de l’Entremonde se jouerait donc au Parc de la Patte d’Oie, sous le Palais des Congrès…

133