Il existe une théorie selon laquelle rien de ce que nous créons ne sort de notre imagination ; en réalité, nous capterions juste des bribes d’informations nous parvenant d’univers parallèles.
Laissez-moi vous donner un exemple ; J.K Rowling et Harry Potter.
Si nous suivons notre théorie, Rowling n’aurait pas inventé le binoclard geignard, mais aurait capté son histoire et l’aurait transposée avec succès dans notre univers, sous forme de bestseller international ; ce qui rendrait possible, dans ce monde où les chouettes remplacent Gmail et les balais magiques supplantent les plus grandes compagnies aériennes, de traverser un désormais célèbre mur de briques rouges en plein milieu de la gare de King’s Cross, sans s’assommer lamentablement.
Pour être tout à fait honnête avec vous, cette probabilité me paraissait complétement saugrenue jusqu’à une certaine nuit d’été. J’ai alors compris que ce qui marche dans un sens, marche dans l’autre… malheureusement.

Un filet de bave s’échappait de mes lèvres entrouvertes et s’infiltrait discrètement entre les touches de mon clavier, lorsque je me réveillai en sursaut. Je soulevai la tête de mon ordinateur portable et m’étirai légèrement.
Quatre heures du matin. Génial, je m’étais une fois de plus écroulée en pleine écriture de mon roman. Je quittai ma chaise, les jambes engourdies, et me dirigeai vers la cuisine, manquant de trébucher sur Minichat dont le passe-temps favori était d’essayer de me tuer. J’esquivai le petit nin-chat, effectuai quelques tours sur moi-même pour ne pas m’étaler misérablement sur le linoleum du couloir et terminai mes acrobaties en atterrissant à pieds-joints dans ma misérable cuisine. Passée en mode automatique, je mis ma cafetière en route et m’allumai une cigarette. Hypnotisée par les volutes de fumée s’échappant gracieusement de mon futur cancer, je caressai la tête de Chalcoolique tout en marmonnant d’étranges formules magiques :
« Blablabla, cauchemar, blabla, oui mais… et si ? non, trop gros…pourquoi pas.. ? non, c’est naze. »
Si un de mes voisins était passé derrière ma porte au même moment, je serai probablement déjà enfermée dans une jolie chambre aux murs capitonnés, et n’aurais pas vécu le calvaire que je suis sur le point de vous conter.

Malheureusement, aucune bonne âme ne se baladait dans les couloirs de mon immeuble à cette heure. Je remplis donc mon mug de café bouillant que je ne pourrai pas boire avant une éternité sous risque de brûlures au millième degré, et retournai dans le salon. Armée de mon stylo effaçable, je fis une nouvelle fois face à mon gigantesque tableau blanc et repris mes incantations :
« Et si je mettais le premier cauchemar dans ce chapitre ? La suite serait plus logique, non ?
– Carrément pas, non ! T’imagines que je réagirais comment si ça m’arrivait à ce moment-là ?
– Le souci c’est que la logique narrative n’est pas présente si je –KEUWA ? »
Je lâchai le stylo, tremblante. Ce dernier roula sous la table basse et devint victime des envies de meurtres de Minichat. Quant à moi, je n’osais me retourner. Cela m’arrivait constamment de parler à voix haute lors de l’écriture du roman, mais jusque maintenant, personne ne m’avait répondu. J’avalai difficilement ma salive, et retint ma vessie. Quelqu’un était entré chez moi. J’allais probablement mourir dans d’atroces souffrances ; on risquait de me découper en morceaux et me jeter aux canards dans un coin obscur de la Marne. Je pris mon courage à deux mains, et me tournai, prête à hurler au moindre mouvement suspect. Ce que je vis fut encore pire que toutes les atrocités que j’avais pu imaginer depuis mon intérêt stupide pour Le Nouveau Petit Détective.
Une jeune femme brune d’une vingtaine d’année m’observait d’un air timide, une saleté de demi-sourire accroché aux lèvres. Une lueur malicieuse brillait dans ses yeux verts. Je reculai contre le mur, terrorisée. Ce n’était pas possible. Une telle chose ne pouvait être que l’œuvre d’un sorcier maléfique, d’une saloperie de magie vaudou.
L’apparition démoniaque s’avança lentement, les mains levées devant elle, avant de sourire de nouveau, exposant ses dents d’une blancheur immaculée. Ce qui m’arracha un grognement de jalousie. Cette saleté de démon avait les dents plus blanches que les miennes, ce n’était pas juste. Elle me fit coucou de la main droite. Je sursautai.
– Salut, Rachel ! chantonna-t-elle d’une voix douce.
Je voulu hurler, mais aucun son ne quitta ma gorge. Je fis alors ce que toute personne normalement constituée ferait dans de telles circonstances : je m’évanouis.

Le réveil fut difficile. Ma tête menaçait d’exploser, des millions de tambours d’orques résonnaient de parts et d’autres. J’ouvris les yeux, encore dans le flou. J’étais assise sur ma moquette, le dos appuyé contre le mur du salon. Les évènements me revinrent en mémoire et je me levai d’un bond, ce qui me donna la nausée. Assise sur mon coffre à jouets, ma tasse préférée dans une main, une clope à moitié consumée dans l’autre, la démone me regardait. Je rassemblai tout mon courage et émis un petit hurlement de terreur.
« Aaaaaaaaah, fis-je.
– J’ai voulu te porter jusque ton lit quand j’ai vu que t’étais tombée dans les pommes, mais t’es vachement trop lourde pour moi. Me suis dit que si je te tirais sur la moquette, je risquais de te brûler la peau, du coup j’ai préféré te laisser là où t’étais. Tu m’en veux, dis ?
– Aaaah ? repris-je, commençant à comprendre ce qu’il se passait.
– Je me suis servie du café, et je t’ai piqué une cigarette. Je commençais à trouver le temps long… désolée.
– Aaa… -gatha ? tentai-je, effrayée d’entendre sa réponse.
– En chair et en os ! je suis tellement contente que tu me reconnaisses ! j’avais peur que tu me prennes pour un démon ou une connerie du genre… »

Je hochai la tête sans un mot, et allai m’assoir sur le lit. Je tentai de rationaliser les faits : j’avais dû me cogner, et j’étais victime d’hallucinations, ce ne pouvait être que ça. C’était impossible que le personnage que j’avais créé se pointe comme ça dans mon salon, et me tape la causette en plein milieu de la nuit…. Non ? Je l’observai du coin de l’œil, aussi discrètement que possible. Miss Fiction fouillait mon bureau et lançait des petits hoquets de surprise à chacune de ses découvertes. Elle se retourna brusquement dans ma direction et me sourit de nouveau.
« Purée, tu laisses rien au hasard, hein ? Enfin, je veux dire, t’as fait une chronologie et tout, c’est dingue ! me lança-t-elle, enthousiaste.
– Dingue, c’est le mot. Je dois être dingue. Je suis passée de l’autre côté, ça y est. J’ai définitivement pété les plombs. Tu ne peux pas être réelle, je t’ai créée ! »
Elle fit une petite moue dépitée et s’approcha de moi, puis me gifla violemment.
Je la repoussai, la joue en feu, des flots de jurons s’échappant de mes lèvres douloureuses.
« T’es malade ou quoi ? Espèce de psychopathe ! On frappe pas les gens comme ça, sans raison !
– T’as mal ?
– Bien sûr que j’ai mal, sale tarée !
– Alors t’es pas folle, je suis bien réelle ! »
Logique implacable made in Agatha. Elle était bel et bien ici, dans ma réalité. Elle retira ses bottines, et s’installa en tailleur sur mon oreiller. Je la fixai un instant et elle rougit sous mon regard inquisiteur. Je pris mon paquet de cigarettes sur la table basse et en allumai une. Une seule chose me venait à l’esprit.

«Merde ».

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