Je passai la journée du rendez-vous au comble de la nervosité ; je n’avais pas fermé l’œil de la nuit et avais perdu des heures entières à me demander ce qui nous attendait là-bas. Je redoutais le pire ; j’avais peut-être créé un monstre que nous ne pouvions détruire ? Et si c’était le cas, qu’adviendrait-il de nous ? Ma tête était pleine à craquer de questions sans réponses ; une saleté de migraine avait profité de mon état pour s’insinuer tranquillement dans un coin de mon crâne et menaçait de me faire tourner de l’œil à chacun de mes mouvements.
Agatha ne pétait pas la forme non plus ; plus pâle qu’un drap, des cernes gigantesques sous les yeux et les cheveux gras, on l’aurait dit sortie d’un film d’horreur des années 50. Pas très glorieuses, les héroïnes. La seule personne à qui on aurait fait peur, c’était au gars de Belle Toute Nue.

On allait crever, c’était couru d’avance.
Ce qui m’inquiétait le plus, ce n’était pas que Reimsbis ne survive pas à ces attaques à répétition ; je pourrai toujours le reprendre de zéro, après tout, ce n’était qu’une copie romanesque de ma propre ville. Non, je m’inquiétais pour mon héroïne. Je m’étais attachée à elle, j’avais fait d’elle la sœur que ma mère ne m’avait pas donnée. Nous nous disputions pour un rien et avions toutes les deux un caractère de merde, mais la simple idée qu’on lève la main sur elle me mettait hors de moi. Je tuerai pour lui sauver la vie.
Et puis, après elle, il y avait moi. Que se passerait-il si je ne m’en sortais pas ? J’avais élaboré une théorie là-dessus, mais elle ne plaisait pas du tout. J’étais arrivée à la conclusion que si je mourais dans cette réalité, je mourais. Point final. Pour plusieurs raisons évidentes : premièrement, parce que ça se passe toujours comme ça dans les films et les bouquins, secundo parce que j’étais moi, en chair et en os, pas un sosie, pas un double, moi. Donc, que je me fasse renverser par une voiture ici ou chez moi, le résultat était indubitablement le même : repose en paix, Rachel. Et, finalement, parce que si je mourais, mon univers aussi, évidemment. Même si un calcul quantique m’avait induite en erreur –ce qui ne m’étonnerait guère sachant que je ne connaissais ce mot que grâce à The Big Bang Theory – ou qu’un dieu quelconque avait décidé que je méritais de m’en sortir parce que j’étais trop cool, je me prendrais Reimsbis dans la gueule, et y passerais.

— Je suis allée acheter du café, t’en veux une tasse ?
— Aggie, si je meurs, je meurs.
— Euh, c’est le sens du verbe ‘mourir’, non ?
— Aggie, je ne dois pas mourir, tu m’entends ?
— Rachel, personne ne te tuera.
— Merci.

Nous arrivâmes au Palais des Congrès une heure avant le rendez-vous ; on avait vu dans un film que les gentils faisaient toujours ça pour repérer les lieux, et savoir dans quelle direction se sauver si les choses tournaient mal. L’endroit était désert, pas même un canard ne se baladait sur les eaux dégueulasses du Parc. Ça sentait le plan foireux, en fait. Les arbres étaient tous morts, leurs troncs creux et rongés par la vermine, et des cadavres de musaraignes et d’écureuils reposaient entre les racines.
— Elle a déjà tout détruit, Rachel… gémit Agatha.

Elle avait entièrement raison, bien sûr. La Salamandre nous avait gardées pour la fin, pour nous laisser le temps d’apprécier son œuvre d’annihilation totale, j’en étais persuadée. Après tout, c’est ce que j’aurais fait si j’avais été la méchante de l’histoire. Un bruit de pas nous fit sursauter et nous envoya nous planquer sous un buisson. Une paire de mocassins usés passa à quelques centimètres de nous et continua sa route en direction du Palais. Je frémis, persuadée de connaître ces chaussures.

— Je ne les trouve nulle-part, Maîtresse. Elles ne sont pas encore arrivées.
— Elles sont cachées sous un buisson, et nous écoutent, répondit doucement une femme.
— Vous, vous êtes sûre, Maîtresse ? se risqua à demander une autre voix.
— Remettrais-tu en doute mes pouvoirs, minable larbin ? s’offusqua la femme.
Un cri de douleur résonna dans le Parc, suivi d’un gargouillis étranglé, puis, plus rien.
— Et voilà ce qui arrive aux abrutis qui se la racontent ! chantonna la monstresse. Une autre question ?
Personne ne répondit. La Salamandre s’adressa alors à nous, d’une voix fatiguée :
— On sort de sa cachette, les flipettes ! J’ai pas toute la nuit, alors on s’active, s’il vous plait !

J’échangeai un regard inquiet avec mon héroïne, et nous sortîmes de dessous le buisson simultanément, la peur nous rongeant les entrailles.

Une foule de zombies échappés de Walking Dead nous attendaient, en haillons et les yeux rougis par la haine qui les rongeait. Juste devant eux se tenait l’ombre encapuchonnée. Elle s’avança dans notre direction et dévoila son visage ; mon sang ne fit qu’un tour.

— Merde, c’est moi la Salamandre ! lâchai-je d’une voix tremblante.
Le regard d’Agatha passa de notre ennemie à moi plusieurs fois, avant qu’elle ne rétorque, abasourdie :
— Attends, la top model d’un mètre 90, athlétique, aux yeux verts et grave stylée, c’est toi ?
— Oui !
— Tu délires, ma pauvre ! vous vous ressemblez même pas ! pouffa-t-elle, comme si la situation prêtait à rire.
— C’est ma jumelle maléfique, Aggie ! C’est mon alter ego démoniaque si tu préfères… Forcément qu’elle est plus sexy que moi, c’est la méchante ! insistais-je avec véhémence.
— Dans ce cas, tu crois qu’elle voudra bien me prêter son teeshirt Blue Oyster Cult ? Sachant qu’on est un peu de la même famille, toutes les trois… ?

Ma jumelle maléfique se racla la gorge.
— Hé les morues ! Désolée de vous interrompre mais je vous rappelle qu’on est là pour se mettre sur la gueule, pas pour causer chiffons. Si vous pouviez vous concentrer un peu, ça serait sympa. Le bout de papier, tu t’avances, s’te plait ?

Le visage d’Agatha s’empourpra en une seconde chrono. Elle me jeta un regard noir.
— Attends, tu viens de m’appeler comment, là ? bout de papier ?
— C’est pas moi, c’est elle ! répliquais-je en pointant un doigt accusateur sur la Salamandre.
— Tu viens de dire qu’elle est toi, donc c’est pareil ! t’es vraiment une sale garce… grogna Aggie rageusement.

Je me tournai vers mon double.
— Explique-lui, toi !
Cette dernière leva les yeux au ciel, soupira bruyamment et se lança dans une explication sortie de Sciences Hebdo :
— Ta créatrice et moi, nous sommes par essence une seule et même personne. MAIS elle n’est pas moi – et heureusement pour moi, j’ajouterai, je ne suis pas elle. Moi, je fais ce que j’ai envie de faire, sans me soucier des qu’en dira-t-on, et des langues de vipères. Faut dire que JE suis la langue de vipère, en général.
Aggie et moi échangeâmes un regard interloqué, du genre que s’échangent les parisiens quand un touriste étranger leur parle avec un accent trop prononcé. Le visage de la Salamandre s’allongea, elle leva les bras au ciel telle une tragédienne grecque, et reprit, sur le ton le plus blasé de l’univers :
— Vous pigez rien à ce que je raconte, hein ?
Silence gêné de notre part. On aurait pu entendre une mouche éternuer.
— Je me demande encore pourquoi je ne suis que ton double…. Alors, on recommence pour les débiles, avec des mots plus simples. Elle, c’est la gentille, oh, des licornes et des poneys ! Moi, je suis la méchante, ah, je vais tous vous buter ! c’est clair ? Ok. Donc, parce que je n’ai pas d’autres centres d’intérêt dans la vie, quand elle construit quelque chose, moi, je prends un malin plaisir à le détruire violemment. Tiens, par exemple, l’écrivain raté, tu te souviens d’Ella Vrémenpadbol ? Ton héroïne de roman pour ados ? Ben je l’ai effacée, comme ça, zou ! A plus Ella !
Je finis par comprendre, et la claque que je me pris en pleine tronche me fit mal, très mal.
— C’est ta faute si je n’arrive plus à écrire l’histoire d’Ella ? T’es vraiment… trop méchante !

La Salamandre me lança un sourire Ultrabright.
— T’es as mis du temps à comprendre ! Alors, voilà comment les choses vont se passer. Bout de papier va s’avancer. Bien sûr, Rachel, naïve comme tu es, tu vas faire barrage entre ta création et moi, et me dire que je devrais te prendre à sa place, ce à quoi je te répondrais que c’est impossible, parce que si je te détruis, je me détruis. Tout le monde suit ? Génial ! Donc, on va s’épargner le mélodrame, et faire tout ça dans les règles, d’accord les filles ? Bout de papier, c’est le moment des adieux larmoyants de bouquins pour gonzesses.

Agatha s’avança vers moi, abattue et les yeux pleins de larmes, prête à me faire un câlin d’adieux. J’aurais aimé lui dire des millions de choses, mais une boule semblait s’être coincée dans ma trachée, et m’empêchais de parler. Alors que j’allais me jeter dans ses bras, la Salamandre l’attrapa par le pull et l’attira vers elle, un air innocent peint sur ses traits.
— J’ai changé d’avis, pas d’adieux. Je suis la méchantevilainepasbelle, n’oubliez pas.

La rage m’aveugla brutalement. Mes veines bouillonnaient, et mon sang résonnait dans mes tempes. Je sautai à la gorge de ma Némésis, et entamai une bagarre entre filles à coups de tirage de cheveux et de coups de griffes. Heureusement qu’il ne pleuvait pas, ce jour-là, sinon ça se serait terminé en bagarre dans la boue.
Elle me repoussa violemment, et laissa échapper un grognement bestial qui me fit frémir.
— Qu’ai-je dis un peu plus tôt, Rachel ? Que cela ne servirait à rien. Recule. Je peux faire disparaître ton bébé rapidement, sans douleur, ou faire durer le plaisir, pendant que tu la regarderas souffrir. Réfléchis une minute.

J’avalai difficilement ma salive. Le regard résigné d’Agatha me transperça comme une lame, et j’acquiesçai lentement, mes pleurs résonnant dans le hall du Palais des Congrès. La grognasse qui me servait de double maléfique plongea sa main dans la poitrine d’Agatha. Son cri fit écho au mien. Une souffrance comme je n’en avais jamais ressentie me foudroya de la tête aux pieds. Je baissai les yeux vers ma poitrine et remarquai un petit filet rougeâtre me quitter. Mon âme me quittait, là, en direct. Je regardai Agatha, et vis la même chose se passer de son côté.
Le cri de victoire de la Salamandre se bloqua dans sa gorge et se transforma en hurlement strident. Elle lâcha Aggie et me lança un regard accusateur.
— Comment…comment tu fais ça ?

Je couru auprès de mon héroïne et la serrai dans mes bras.
— Vous ne faites qu’une… Tu t’es attachée à elle… Tu l’aimes, n’est-ce pas ?
— Va-t’en. Immédiatement. Je ne veux pas de toi ici, tu m’entends ? Détruis tout ce que tu veux, mais ne t’approche plus jamais d’elle, soufflais-je dans un murmure rauque.
— Tu ne peux pas m’ordonner quoi que ce soit, ça ne marche pas comme ça…
— Ah oui ? Je m’en fous de tes règles à la con, barre-toi. Rentre dans mon cerveau, ou je-ne-sais quoi, et ne reviens plus ici.

La Salamandre regarda autour d’elle, comme effrayée par ce qu’elle voyait. Peu à peu, les habitants de Reimsbis redevenaient eux-mêmes, et posaient des questions toutes plus stupides les unes que les autres. Je croisai le regard de Charles, et souris. Il ne me connaissait pas, mais moi si. Agatha, tremblante, se remit debout, et m’embrassa sur la joue.
— Je savais que tu pourrais nous sauver, Rach’.
Je pris enfin conscience de ce que je venais de faire, et rougis.
— Personne ici ne saura ce que tu as fait, mais jamais je n’oublierai. T’es la meilleure créatrice qu’un personnage de roman pourrait souhaiter, tu sais ?
Je ris doucement, et cherchai des yeux mon double. Elle semblait s’être évaporée, sûrement de retour dans mon crâne de dépressive, à ruminer, fulminer et mettre au point son futur plan de destruction. Je me promis de m’occuper d’elle plus tard. Le temps était à la fête, et elle n’était pas la bienvenue. Bras dessus, bras dessous, Aggie et moi retournâmes à son appartement, sans nous soucier des chanceux rémois que nous laissions derrière nous.

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