« Tout a commencé il y a une semaine environ. Certains des habitants ont, comment dire, changé… un peu comme si on leur avait lavé le cerveau ; ils ne reconnaissent plus personne, attaquent n’importe qui et quand la police les attrape et leur demande pourquoi ils se comportent de cette façon, ils répondent qu’ils se fichent des conséquences, et font ce dont ils ont envie, pour leur propre gain personnel.
Forcément, tu me connais, j’ai immédiatement pensé à un virus zombie, mais comme aucun rémois n’a encore tenté de manger ses voisins au petit-déj’, j’ai rayé ça de la liste des possibilités. »

Il était six heures du matin, Agatha marchait de long en large dans le salon depuis maintenant plus d’une heure et demie, traçant un sillon dans ma vieille moquette couverte de tâches. Elle piaillait sans s’arrêter une seule seconde, et passait du coq à l’âne. Je pigeais rien de ce qu’elle me racontait, pour être honnête. Faut dire que j’en étais à mon 4ème verre de vin depuis son arrivée fracassante. Ce qui expliquerait pourquoi je m’esclaffai comme une truie lorsqu’elle mentionna la possibilité que le Reims alternatif que j’avais créé, son Reims, fut envahi de zombies sortis tout droit de Dead Set.
Mon hilarité froissa la squatteuse, et me valut un regard assassin qui me dégrisa aussi sec. Elle fronça le nez, et grogna :
— Tu peux me dire ce qui te fait marrer dans cette histoire, je te prie ?
Je retins in-extremis un nouvel éclat de rire : bon dieu, elle ressemblait à McGonagall avec des années en moins quand elle causait sur ce ton. Je répondis d’une voix étranglée :
— Ben disons que tu peux rayer de ta liste les zombies, les extraterrestres et les vampires… je laisse ça aux experts du genre. Je te rappelle quand même que ton univers est centré sur l’Entremonde et tout le bordel, du coup je vois pas comment des vampires étincelants au soleil ou encore des bestioles échappées de Dr Who se retrouveraient dans mon histoire…
Le regard d’Agatha se fit rêveur alors qu’elle murmurait telle une chatte sur un toit brûlant :
— Si tu balances David Tennant dans mon Reims, je t’en voudrais pas, tu sais… David. Tennant…
— Ok la groupie, j’y penserai le jour où j’écrirais une nouvelle fanfiction, promis. Maintenant, essuie la bave qui te coule du menton, s’il te plait, c’est dégueu.
Elle piqua un fard monumental qui détrôna immédiatement les miens et passa sa manche sur sa bouche. Je tressailli. J’avais vraiment créé cette chose ? Pire, étais-je comme ça quand je fantasmais sur Spike en public ?
Je chassai cette vision d’horreur de mon esprit et repris, l’esprit aviné et les pensées brumeuses :
— Et donc, tu t’es incrustée chez moi pour me dire que t’étais certaine qu’un virus zombie n’avait pas été lâché dans ton monde, c’est ça ? bah, je suis ravie de l’apprendre, c’est cool ! Mais va falloir que tu te casses, j’ai mon boulot qui m’attend. Tu sais, celui qui paye mes factures et me permet d’avoir de l’électricité pour écrire ta vie ? expliquais-je en réponse à son regard surpris.
— Mais… tu peux pas aller travailler, Rach’ ! faut que tu viennes dans Reimsbis avec moi et que tu trouves ce qui cloche là-bas !
Elle me saisit les poignets et les serra si fort qu’un instant je cru qu’elle les avait brisés. Je grimaçai de douleur ; elle me relâcha brutalement.
— Chochotte, va. J’arrive pas à croire que tu te sois pas évanouie quand tu t’es fait tatouée… lança-t-elle, dégoulinante de sarcasme.
— Oh, sans rire, casse-toi, Agatha. Me fais pas regretter de t’avoir créée, la menaçais-je platement.
— L’autre, eh ! j’ai un peu fouillé ton PC pendant que t’étais aux toilettes tout à l’heure. J’ai lu ce que t’avais en tête pour mon histoire, alors te fais pas passer pour une déesse pleine de miséricorde et de bonté, ok ? alors tu t’habilles et tu me suis gentiment sans faire de vagues. Tu me dois bien ça, non ?
Elle appuyait là où ça faisait bien mal : ma culpabilité d’écrivaine sadique. Elle agrémenta son plaidoyer d’un regard de biche blessée et je sus à cet instant que j’allais la suivre, quoi qu’il arrive. Je compris également que j’allais en chier grave…

Après une rapide douche bien chaude et une touche de maquillage, je quittai la salle de bains, prête à affronter ce que mon imagination avait bien pu sortir de mon cerveau tordu. Agatha m’attendait dans le salon, un chat sous chaque bras. Je haussai un sourcil et la montrai du doigt.
— Tu fais quoi avec mes bestioles, là ?
— J’ai besoin d’un sacrifice pour ouvrir le portail des univers, me répondit-elle comme si ça coulait de source.
Je me jetai sur elle et secouru mes pauvres bébés. Agatha se tenait les côtes, éclatée de rire.
— T’es grave naïve quand même, Rach’. Tu marches pas –
— Je cours, oui, je sais, on me le dit souvent… terminais-je en caressant Chalcoolique qui ronronnait. La situation faisait marrer tout le monde sauf moi, apparemment.
— Bon, on fait comment pour aller chez toi ? demandais-je dans un soupir blasé.
J’en avais déjà marre, et l’aventure n’était même pas commencée. Ca promettait.
— On sort de chez toi, pour commencer. Après on prend le tram, on descend à la gare, on entre chez moi, on trouve le truc non-zombie et on lui marave la tronche.
— Aussi simple que ça… ?
— Mais oui, sois pas rabat-joie ! let’s go !

Une petite décharge me traversa alors que je passais la porte de mon appartement. Je regardai autour de moi ; rien n’avait changé. Est-ce que ça avait marché ?
Cette question me trotta dans la tête tout le trajet jusque l’arrêt de tramway ; je reconnaissais les rues que j’empruntais tous les jours pour me rendre au boulot, mon restau était à sa place, les gens ne semblaient pas différents… Agatha acheta mon ticket de transport, s’alluma une cigarette et m’en offrit une au passage. Je la pris et observai les alentours.
— Ca a foiré ton truc, soufflais-je dans un nuage de fumée.
Agatha soupira bruyamment.
— On est de mon côté, Rachel. Je sais reconnaître ma propre ville, quand même !
Je mourais d’envie de lui demander comment elle pouvait différencier nos univers alors que tout était si identique mais décidai de garder mes questions pour moi ; j’en avais marre de passer pour la débile de service. Je l’observai alors qu’elle envoyait un texto. Elle était exactement comme je l’avais imaginée. Jolie sans être magnifique, de taille moyenne, souriante et étincelante de bonne humeur ; la copine mignonne dont tout le monde rêve. Je dois admettre qu’une petite partie de moi lui en voulu d’être aussi… parfaite de réalisme. Ça allait être encore plus difficile de lui faire traverser toutes les épreuves que j’avais en réserve pour elle. Faudrait que je prévoie d’énormes pots de Häagen-Dazs pour mes soirées écriture. Et des mouchoirs. Beaucoup de mouchoirs.
Nous n’échangeâmes pas un mot durant notre trajet, et je regrettai assez vite de ne pas avoir pris mon téléphone avec moi –certes, je n’aurai pas eu de réseau, mais au moins j’aurai pu écouter de la musique. Comme si elle avait entendu mes pensées, Agatha sorti ses écouteurs de son sac et m’en passa un. La voix d’Alice Cooper manqua m’exploser un tympan. Je me décontractai enfin dans mon siège. Agatha me sourit, visiblement fière d’elle, et nous arrivâmes très vite devant son immeuble.

J’en menais pas large devant la grande porte de fer ouvragé ; faut dire que de beaux bâtiments, tout en classe et en briques, ça court pas les rues de mon quartier. J’avais visualisé plus d’une fois les différentes possibilités de le décrire dans le premier tome, mais là, aucun mot ne me venait. J’étais totalement bouche-bée, ébahie devant tant de…
— Eh ! Rach’ ? on monte ?
Secouée par Agatha qui ne comprenait pas mon intérêt soudain pour l’architecture française, je n’eus d’autre choix que d’entrer dans l’immeuble, où je dus une nouvelle fois m’arrêter. De la moquette rouge décorait les escaliers ; un gardien dans sa loge d’apparence modeste –mais distinguée –me salua de la casquette ; je l’ignorai et reportai mon regard sur les murs de briques rouges. Je fus limite déçue de ne pas trouver de marbre. Je fis quelques pas et stoppai net. J’entendis Agatha soupirer bruyamment, mais m’en fichais comme de ma première culotte. Y avait de la moquette rouge dans les escaliers.
— Rachel, on peut monter ? insista-t-elle, exaspérée.
— Y a de la moquette rouge dans tes escaliers !
Elle leva les yeux au ciel et me tira par la main. Nous montâmes jusque son appart. Je jetai un petit coup d’œil intéressé vers la porte d’en face, un sourire goguenard accroché au visage.
— Me dis pas que t’as jamais vu de porte en bois de ta vie non plus ?
Je ris comme une ado boutonneuse et lui donnai un gentil coup de poing dans l’épaule.
— T’es bête ! j’espérais juste croiser ton voisin, répondis-je dans un gloussement strident.
— L’appart est vide depuis des mois… attends une minute ! je vais avoir un nouveau voisin ? il est mignon ? il s’appelle comment ?
— Allez, ouvre la porte ! la haranguais-je violemment, triste de ne pouvoir croisé le mec mignon des bouquins.

Agatha poussa la porte à contrecœur, et se boucha les oreilles juste à temps pour que mon cri de jalousie ne lui file pas d’acouphènes. Je voyais rouge. La meuf était vendeuse de chaussures mais vivait dans un luxe tout droit sorti des Feux de l’Amour, en moins kitsch. Un écran plat géant tapissait le mur du salon, sa cuisine américaine regorgeait de bidules à la pointe de la technologie, sur le bar qui faisait office de séparation reposait deux verres à pieds qui n’avaient rien à envier à leurs cousins de cristal, et, pire que tout, la sale garce possédait une machine à expresso. Une machine à expresso ! Avec le tuyau pour faire de la crème de lait, et tout ! Je me tournai vers mon hôte, la bave aux lèvres, et balbutiai :
— T’as. Une. Machine. A. Café. De. Luxe.
Elle se frotta la nuque, gênée.
— Tout ça appartient à Estelle, tu sais. Les seuls trucs qui sont à moi sont dans ma chambre.
Je me calmai instantanément. J’avais complètement oublié qu’Agatha était autant en galère que moi, mais que sa colocataire et meilleure amie était, elle, issue de la bourgeoisie rémoise. Ce souvenir me calma illico et me sorti de mon état de Hulk féminin. Visiblement rassurée, Agatha me fit faire le tour du propriétaire, me permit d’essayer sa super cafetière, nettoya les traces de lait bouillant renversé sur le comptoir sans me hurler dessus, et nous pûmes enfin nous mettre au boulot.
Elle sortit un énorme dossier d’un tiroir de la commode du salon et le jeta sur la table basse sur laquelle il atterrit dans un énorme fracas. Après avoir vérifié que les pattes n’avaient pas cédé, j’inspectai les multiples coupures de presse rassemblées par l’apprentie Sherlock Holmes.

Un détail me sauta immédiatement aux yeux : leurs journalistes étaient aussi mauvais que les nôtres. On ne pouvait rien tirer de leurs articles, et les platitudes qu’ils nous rabâchaient menaçaient de me plonger dans un sommeil que Maléfice aurait envié.
— il n’y a rien d’intéressant là-dedans, conclu-je rapidement.
Agatha leva la tête de son mug, une moustache de lait sous le nez.
— On fait quoi du coup ? me demanda-t-elle, anxieuse de sauver son univers des griffes d’une créature démoniaque… que j’avais involontairement imaginée.

Je m’étirai comme un chat et allumai une cigarette ; Estelle allait devenir dingue quand elle se rendrait compte qu’on avait fumé à l’intérieur, sûre et certaine. Cette pensée me fit sourire : je me comportais comme si je connaissais réellement tous ces personnages, et cela me réchauffa le cœur. J’étais chez moi, en quelque sorte, non ?
Je laissais mon esprit vagabonder à la recherche d’une solution lorsque je revis les figurines des frères Winchester qui trônaient sur le bureau d’Agatha. Appelez ça un éclair de génie. Ze révélation.
— Agatha ? et si les victimes n’étaient pas malades, ou contaminées, ou échangées avec des robots tueurs, mais tout simplement vides ? sans âme, j’entends.
— Comme dans Supernatural ?
— Exactement, ma chère ! sans âme, donc sans conscience ! t’en pense quoi ?
— Que ça tient la route, et que ce serait bien ton genre de sortir un truc pareil…
J’exultais, fière de mon raisonnement. Seulement voilà, ça n’expliquait pas qui avait pu faire une chose pareille. Une seule solution s’offrait à nous pour trouver le coupable :
— Agatha, va chercher ton pc, on va se faire une séance « moteur de recherches ».

Vous savez comme dans les séries américaines, les héros ont accès à toutes les bases de données du monde grâce à un copain/allié geek ? Oui ? Nous n’avions pas d’alliés. Et aucune de nous n’avait les connaissances suffisantes pour une telle entreprise, alors nous dûmes nous contenter de Google. Sauf que, contrairement à ces mêmes séries, Google ne semblait pas avoir réponse à tout.

Après une éternité sans résultats concrets, Agatha, la tête entre ses genoux, maugréa :
— Mais comment ils font, Dean et Sam ? eux ils tapent un « bête assoiffée de sang – meurtre sur la 72ème » et PAF ! leur Google leur dit « Jonas, vampire du 19ème siècle ayant une préférence pour les boulangères ». et nous ca nous donne juste la page wiki des Salamandres… ça me soule !
Je ne l’écoutais plus, les yeux rivés sur l’écran. Une salamandre, ce serait bien le genre de bestiole débile qui m’intéresserait assez pour que j’en parle à longueur de journée.
— Agatha. C’est une Salamandre qu’on affronte.
Le visage blême, mon héroïne se redressa sur son fauteuil, et me demanda, d’une voix chevrotante :
— Comment on se débarrasse d’elle ?
— J’en sais absolument rien…

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