La petite troupe menée par Tobbias, le centaure, traversa un bois pour se rendre au château. Ils mirent un certain temps à remarquer qu’on s’était mis à les suivre. Toby leur dit de ne pas s’inquiéter, que ce n’était que des elfes sylvestres, leur nature était d’être silencieux, mais qu’ils étaient néanmoins très contents de les voir. Puis ils furent rejoints pas des nains, des gnomes, des lutins, des faunes, d’autres centaures, et une flotte entière de fées minuscules et lumineuses. Tout un bestiaire baroque et surréaliste.

Quand ils arrivèrent aux portes du château, leur cortège s’étalait à perte de vue derrière eux. Le pont-levis s’abaissa et ils rentrèrent dans la cours intérieure. Elle était déserte, et seul le bruit de la herse qui s’abaissait derrière eux rompit le silence. Le calme et la sérénité qui régnaient ici rappelait plus un mausolée qu’un château fort.

Tobbias les guida vers une tour, et ils en gravirent les escaliers. Au sommet, il y avait une chambre, une chambre de princesse, ornée de magnifiques tapisseries, de somptueuses peintures. Au milieu se trouvait un lit à baldaquins. Une femme d’une beauté à couper le souffle semblait s’y reposer, mais l’absolue immobilité de son corps et la pâleur de sa peau semblaient dire qu’elle était plutôt pétrifiée par la main de la mort.

Pour la première depuis qu’ils l’avaient rencontré, le centaure perdit sa bonne humeur, et des larmes coulèrent sur ses joues.

– Voici Aurore, reine du petit peuple, dont le cœur fut brisé et dont l’âme se flétrit d’avoir perdu votre amour.

Charron en eut le souffle coupé : elle était le portrait craché de…

– Ma femme ! Alicia !

John se précipita et tomba à genoux au pied du lit.

– Alicia ! Ne vivrais-je donc que pour te voir morte encore et encore ?

Les épaules du mineur étaient secouées par de gros sanglots. Jeanne lâcha la main de sa mère et alla au chevet de la reine.

– Qu’elle est belle ! Et triste ! Maman, on ne peut rien faire pour elle !

Lana jeta un œil sur le centaure, mais ce dernier avait son regard rivé sur le lit.

– Je ne sais pas chérie. Je ne crois pas, non.

Une larme, solitaire, coula sur la joue de la fillette. Elle roula sur son menton et forma une goutte quand elle arriva à son extrémité. Elle tomba juste sous le nez de la reine, et disparut dans sa bouche, entre les lèvres entrouvertes.

Un voile sembla soudain s’ôter du corps de la reine. Ses lèvres reprirent une belle couleur rouge, et son teint se fit moins pâle. Sa poitrine avait amorcé les mouvements d’une respiration. Voyant cela, John se leva et la saisit dans ses bras. Il porta sa tête contre son front.

– Oh, mon amour, reviens-moi. Je t’en supplie. Ne me laisse plus seul !

Il l’embrassa.

Dans une grande inspiration, la reine s’éveilla.

– Combien de temps ? fut sa première question.

– Près de mille ans, votre majesté, fit Tobbias en s’inclinant.

– Tu parles d’une sieste ! souffla-t-elle. Ainsi, vous êtes enfin revenus vers nous. Merci de ne pas nous avoir laissé disparaître dans les limbes de l’oubli.

Elle prit tendrement le visage de John entre ses mains.

– Merci, mon prince charmant, de m’avoir ramenée. Je ne suis hélas pas ta chère épouse disparue, mais je fais serment devant témoins de te chérir autant qu’elle.

Elle lui donna un baiser, puis se tourna vers Jeanne.

– Et toi ma chère enfant, merci d’avoir cru en nous, et d’avoir pleuré pour moi. Je te suis éternellement redevable.

Elle l’embrassa sur le front. Jeanne fit une révérence, maladroite, mais pleine de bonne volonté.

– De rien, majesté.

– Bon, je suppose que maintenant les choses sérieuses vont commencer. Tobbias, montre à ces deux messieurs où se trouvent leurs armures, et dis à nos gens de fourbir leurs épées. Nous avons des gens à protéger.

John et Robert se regardèrent. Sur leur bouche, on pouvait voir le début d’un sourire. Ils venaient eux-aussi de trouver leur place en ce royaume. Toute reine avait besoin de chevalier servants, sans peur et sans reproche.

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La grand place était au cœur de la ville. Elle était à peu près à égale distance de toutes les zones de la ville. Elle était suffisamment grande pour permettre le rassemblement de plus de mille cinq cents personnes. Ce chiffre était loin d’être atteint, car entre les colons et les Marines on n’arrivait même pas à cinq cents.

Les soldats étaient disposés tout autour de la place, de sorte à avoir une vision globale du groupe de colons rassemblés au milieu. Ces derniers étaient tournés vers l’estrade sur laquelle trônait Charles Mophet. On entendait des sanglots étouffés venir de la foule, car l’administrateur ne s’était pas trompé : il y avait bien eu des récalcitrants. Leurs corps étaient exposés, jetés à même le sol, dans un coin de la place.

Mophet se racla la gorge, à la fois pour éclaircir sa voix, et aussi pour attirer l’attention, il allait commencer son discours, et il voulait l’attention de tout l’auditoire. Il n’avait pas besoin de notes ou de pense-bête, ce discours, il le connaissait par cœur. Il en était particulièrement fier, et il l’avait livré à toutes les colonies que la Compagnie l’avait envoyé administrer.

Mes chers amis colons. Je suis ici contre mon gré, autant que contre le vôtre, croyez le bien. Cependant, nous voilà contraints de travailler ensemble, main dans la main. Aussi tâchons de réduire cette collaboration forcée autant que possible. Et pour cela, il n’y a qu’une seule solution : vous plier à la moindre de mes exigences. Ainsi nous atteindrons les quotas, et comblerons le retard pris sous l’ancienne administration. Je tiens aussi à vous rappeler une chose…

Mophet s’interrompit. Un mouvement à la limite de son champ de vision l’avait distrait. Il détestait ça, être interrompu au milieu d’un discours. En cherchant du regard de quoi il s’agissait, il tomba sur le major Hicks en train de donner des instructions à ses hommes. D’un geste furieux, il lui fit comprendre qu’il voulait savoir ce qu’il se passait et le major vint lui faire son rapport à l’oreille, pour éviter que sa voix ne soit captée par le micro.

– Nous avons du mouvement, monsieur.

– Où ça ?

– Un peu partout autour de la place. Nous n’arrivons pas à voir de quoi il s’agit. Seuls les capteurs arrivent à saisir quelque chose, et cela s’avère être trop petit pour que nous ayons une définition, mais nous sommes encerclés.

– Des colons ?

– Très peu probable, monsieur. Ils sont plus gros que ce que captent les détecteurs, et en plus nous avons vérifié deux fois : ils sont tous là.

– Trouvez-moi ce que c’est, mais vite et en silence. Je dois terminer mon discours.

– Monsieur, peut-être serait-il bon de l’abréger ou de le remettre à plus tard. Nous ne savons pas ce que c’est, et il est possible que cela représente un danger.

– Allons, major, soyez sérieux. Regardez-les, ils sont terrifiés rien qu’à l’idée de me croiser. Alors tenter quelque chose contre moi..

– Ce n’est peut-être pas les colons, monsieur.

– Dans ce cas, c’est votre job de savoir ce que c’est, et de me protéger.

Le militaire s’éloigna, en donnant des instructions gestuelles pour que quelques hommes aillent voir de quoi il retournait.

Je vous prie de m’excuser. Je disais donc : je tiens à vous rappeler une chose : vous êtes ici parce que vous l’avez choisi, et si vous l’avez choisi, c’est pour que vos enfants aient une vie que vous-mêmes n’aurez pas.

Il fut à nouveau interrompu par une espèce d’insecte bizarre et luisant. Ce dernier lui tournait autour, lui faisant faire des gestes absurdes et rageurs. La coupe fut pleine quand des rires commencèrent à monter du groupe de colons. Il allait ordonner l’arrestation d’une dizaine d’entre eux, histoire de calmer leur hilarité, quand une flèche de bois vint se planter dans le pupitre, juste à côté du micro.

Les Marines réagirent aussitôt, deux d’entre eux le plaquèrent au sol malgré ses protestations, et se couchèrent sur lui pour le protéger de leurs corps. Un cri, et ils le redressèrent et le guidèrent sans ménagement vers sa voiture. Ils le couchèrent sur la banquette arrière. La portière n’avait pas encore claqué que la voiture démarrait en trombe.

Mais avant de quitter la place Mophet cru voir deux hommes vêtus d’armures scintillantes, brandissant haut leur estramaçon, suivi par un bestiaire tout droit sorti d’un conte des frères Grimm.

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