Il n’avait dormi qu’à peine quelques heures, et encore dans une position plus qu’inconfortable. Pourtant Charron se sentait étrangement bien, comme soulagé des fardeaux du quotidien. Il jeta un regard à John. Un immense sourire lui mangeait le visage. Depuis quinze ans qu’il le connaissait, depuis son arrivée sur Perséphone, il n’avait jamais vu plus qu’un demi-sourire sur cette bouche. On aurait dit qu’Arviss avait rajeuni de dix ans. Il lui lança, en guise de bonjour :

– C’est bizarre, hein ?

– Quoi ?

– Cette bonne humeur, cette sensation de bien-être. C’est presque contre-nature compte tenu de la situation.

– Ah ? Ça ? Oui. Peut-être, mais je m’en fiche. Je suis bien. Et pour le moment, c’est tout ce que je veux savoir. Ça fait quinze ans que je n’ai rien ressenti, à part de la colère et du chagrin. J’avais oublié combien c’était bon.

Charron, même s’il était dans le même état d’esprit que le mineur, ne pouvait se laisser aller pleinement à cette sensation. Il lui manquait quelque chose, quelque chose qui devait aussi cruellement manquer à ce pauvre John, mais qui ne répondrait jamais plus à ses appels. Sa femme, enceinte de son fils, avait eu un accident au tout début de la colonie, une quinzaine d’années plus tôt, et le toubib n’avait rien pu faire, ni pour l’un, ni pour l’autre. Taciturne ? Renfrogné ? Solitaire ? Oui John Arviss était tout cela, mais il avait de bonnes raisons de l’être. Cette pensée, ne fit qu’appesantir le poids de l’absence de la propre famille de Charron. Il se demandait quand il les reverrait. Si même il pourrait les revoir.

Bientôt.

– Quoi ? Tu m’as parlé ?

John le regarda, encore plus hilare qu’auparavant.

– T’entends des voix maintenant ?

Ils rirent tous les deux de bon cœur. Quand le fou-rire se fut calmé, il était temps de décider de ce qu’il convenait de faire. Ils furent rapidement d’accord pour continuer. Ils n’avaient pas fait tout ce chemin pour faire demi-tour maintenant. Les ténèbres étaient si épaisses qu’ils furent contraints d’avancer en longeant le mur, n’osant pas se lancer sans point de repère.
Au bout d’un moment John, qui ouvrait la marche, s’arrêta net, si brusquement que Stix faillit le percuter.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Chut ! J’écoute.

Charron tenta d’écouter lui aussi, mais ses oreilles n’enregistraient que le silence. Il allait demander ce qu’il était censé entendre quand Arviss redémarra. Mais il fallait qu’il sache.
– Tu as entendu quoi ?

– Je sais pas trop. J’avais l’impression qu’on était suivi, comme si on était quatre et plus deux à se déplacer.

– Ça doit venir de la configuration des lieux. Une disposition particulière qui nous renvoie nos propres sons.

– Ouais. On va dire ça, jeta le mineur, guère convaincu.

Cette fois, quand John s’arrêta, Charron s’y attendait : lui aussi avait entendu. Des pas. Le pire, c’est que le bruit ne s’était pas arrêté. Donc quelqu’un, ou quelque chose était en train de déplacer en même temps qu’eux. Les sons résonnaient lourdement, comme si la masse de ce qui les suivait était très importante. La tâche de lumière de la torche de Stix passa sur une série d’empreintes. Ils s’approchèrent pour mieux les voir, et quand ils constatèrent leur taille et leur forme, les poitrines des deux hommes se retrouvèrent saisies dans l’étau de l’angoisse : la chose qui les avait laissées devaient être pourvue de sabots. De gros sabots.

– Qui est là ? lança Charron. Montrez-vous !

Pendant ce temps, John balayait la zone de gauche à droite avec le faisceau de sa lampe. Un éclat, une vision fugitive, la lumière avait éclairé quelque chose. Mais quand John le ramena au même endroit, mais il n’y avait déjà plus rien.

Envolée, la bonne humeur du réveil. Il n’y avait désormais que la peur, la crainte primitive du gibier qui se sait traqué par son prédateur.

– Là ! cria soudain John.

Charron éclaira dans la direction indiquée par son ami, mais il n’y avait rien.

– Où ça ? Bon sang, j’y vois que dalle !

John et Charron faillirent tomber dans les bras l’un de l’autre et prendre leurs jambes à leur cou quand une troisième voix, amusée, s’éleva derrière eux.

– Même après tout ce temps, vous avez toujours peur du noir ?

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Le spatioport n’était qu’une vaste zone dégagée à l’écart de la ville, suffisamment plane pour permettre l’atterrissage d’une navette à condition qu’elle n’affiche pas un tonnage trop important. Le matériel que transportait celle-là était assez succinct : Une centaine d’hommes et leurs armes, un transport blindé pour les trimbaler, et un administrateur de la Compagnie fort contrarié d’avoir dû se rendre dans ce trou perdu au pied levé. La couverture aérienne serait assurée par la navette elle-même, car elle était un engin de combat lourdement armé.

Dès que les trains d’atterrissage touchèrent le sol, la rampe de la soute s’ouvrit pour laisser sortir une escouade de Marines. Ces derniers prirent position au pas de course tout autour de la zone, pour couvrir l’intégralité du périmètre. Tout dans leurs gestes et leurs postures montrait qu’ils étaient des professionnels, et qu’ils répondraient par la violence au premier signe de danger.

Mais aucun comité d’accueil n’était venu à la rencontre des envoyés de la Compagnie. Charles Moffet, le malheureux élu administrateur, n’en fut pas surpris. C’était seulement le signe qu’ici, les colons étaient peut-être un peu plus revêches qu’ailleurs. Mais s’il n’en était pas étonné, l’offense protocolaire, elle, n’en était pas moins cuisante. Il redressa sa silhouette filiforme qui s’affina encore plus. Il avait travaillé son port altier des heures durant, et prit le fameux regard « bleu et dur comme l’acier » que ses yeux azurs lui permettaient. Son nez aquilin lui donnait le profil d’un oiseau de proie, et ce fut la raison pour laquelle il ne se tourna pas pour regarder le chef des Marines en face.

– Major ?

– M’sieur ! Oui, M’sieur !

– Trouvez-moi une dizaine d’autochtones et mettez-les-moi aux fers. Qu’importe leur sexe, leur âge, ou leur état de santé. Ces gens ont manqué de respect à la Compagnie en ne se présentant pas au débarquement, ils seront punis en conséquence. Nous devons leur montrer qui commande sans attendre.

– M’sieur ! Oui, M’sieur !

– Bien ! Quand cela sera fait, vous allez vous répartir partout dans la ville. Je ne veux pas voir un seul croisement sans un soldat, par une entrée qui ne soit surveillée, pas une maison sans qu’une fenêtre ne donne sur un fusil.

– Compris !

Le major salua, fit un demi-tour impeccable, et s’en fut prestement faire exécuter les ordres. Pendant ce temps, on avait débarqué la voiture personnelle de Moffet de la soute le plus rapidement possible. Il s’engouffra à l’intérieur, et sans plus attendre, prit la direction, des bâtiments administratifs. Il était temps de montrer à ces bouseux qui était le chef.

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Robert ne savait plus depuis combien de temps il arpentait la galerie. Il semblait que sa notion de ce dernier fut totalement abolie ; cela pouvait aussi bien faire cinq minutes que cinq heures. Quoiqu’il en soit, il n’en avait cure. Son attention était accaparée par la quête de la nymphe qu’il avait rencontré… Quand déjà ? Peut-être dans une autre vie, ou alors plus tôt dans celle-ci, quelle importance ?

Elle ne devait pas être bien loin, et puis, ne l’avait-elle pas invité à la suivre ? C’était pourtant ce qu’il faisait, là. Où était-elle donc passée ?

– Reviens, appelait-il sans relâche. Regarde, je te suis ! Allez reviens !

Mais seuls les murs silencieux semblaient entendre son appel. Pourtant, il ne se décourageait pas. Il avançait, tout en hélant l’étrange créature qui avait exercé sur lui cette attirance magnétique. Plus rien n’avait d’importance désormais que de la rejoindre. Lui, qui en temps normal était si logique, si cartésien, ne luttait même pas contre cette pulsion incontrôlable. D’ailleurs, elle était tellement omniprésente dans son esprit qu’il n’avait même plus conscience d’elle.

L’épuisement le prit par surprise. Il ne l’avait pas vu venir, et il s’affala de tout son long. Le choc du contact avec le sol, en plus de lui causer une vive douleur, engendra une grande stupéfaction. Il ne comprenait pas : il se sentait en pleine forme quelques instant auparavant. Pourtant, malgré ses efforts, il n’arrivait pas se relever. La seule chose qu’il put faire, ce fut de rouler sur le dos. Au bout de quelques minutes, comme les capteurs, ou ce qui en tenait lieu, ne percevaient plus aucun mouvement, les lumières s’éteignirent. Il fut à nouveau enveloppé dans les ténèbres.

Ce fut à ce moment qu’il la vit. Elle était là, comme si elle y avait toujours été. Elle vint près de lui et se posa contre sa joue. Robert tourna la tête et put enfin la contempler. Pureté fut le premier mot qui lui vint à l’esprit, et le deuxième innocence. Et enfin il pleura leur perte, il versa des larmes pour tout ce qu’il avait laissé sur le bord de sa route d’adulte, tandis que la fée le consolait d’être devenu grand.

Loin derrière lui, il n’entendit pas l’accès du tunnel se rouvrir.

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