L’être qui venait de parler était torse nu, et il mesurait bien trois ou quatre têtes de plus que John, qui faisait déjà ses bons deux mètres. Il avait tout de l’apparence d’un homme normal jusqu’à la taille. Au-delà, c’était une toute autre histoire : quatre pattes se terminant par des sabots, un corps velu, et une queue.

Un torse humain greffé sur le corps d’un cheval.

Il avait un carquois et un arc attachés dans le dos, et à la main, il tenait une lance. Cette dernière était finement ciselée, et la pierre taillée qui la terminait était elle-même un travail d’orfèvre. De minuscules runes y étaient gravées qui donnaient l’impression de scintiller de leur propre lumière.

Mais ce furent ses yeux qui retinrent surtout l’attention des deux hommes. On pouvait y voir une sagesse millénaire, sertie d’une détermination sans faille. Et pour l’heure s’ajoutaient à cela une grande joie assortie d’un amusement non dénué d’ironie.

– Ça fait drôle quand on n’est pas habitué, pas vrai ?

Il avait lâché ça sur le ton de la plaisanterie badine, comme si Charron et John se faisaient régulièrement surprendre dans le noir par des créatures sorties tout droit d’un conte de fée. Au bord de la crise de nerf, Stix cria plus qu’il ne posa sa question :

– Mais enfin vous êtes quoi, ou qui ?

L’être ne se départit pas de son sourire pour répondre sur le ton d’une conversation amicale.

– Je suis Tobbias, et je suis un centaure. Mais vous pouvez m’appeler Toby.

Et il lui tendit sa main droite.

Charron, avec un sentiment de totale irréalité, la serra.

– Je m’appelle…

– Je sais qui tu es, Charron Stix. De même que toi, John Arviss.

Ce disant, il tendit également sa main à John. Ce dernier hésita quelques secondes avant de la saisir. Il n’était pas inquiet, étrangement. Il semblait que toute forme de ce sentiment fut bannie de sa conscience. Non, il avait l’impression d’attendre quelque chose plutôt. Mais quoi, il aurait bien été incapable de le dire.

En revanche, Charron, lui était dans tous ses états. Son esprit analytique était complètement assommé, il n’arrivait pas à se persuader que ce qu’il vivait faisait partie d’une quelconque réalité.

– Nous vous attendions, continua le centaure. Tout est presque prêt. Nous vous avons cherché pendant très longtemps, vous savez ? Nous avons visité plein d’endroits différents. Mais nous n’avions pas d’autre choix, puisque nous ne pouvions pas venir sur Terre. Mais c’est fini, maintenant : vous êtes là ! Les derniers vont bientôt arriver.

Les deux hommes ne savaient pas de qui parlait le centaure, mais Tobbias semblait très satisfait de lui.

– Qui… qui va arriver ? Et pourquoi ?

Tout en posant la question, Charron sut qu’il connaissait la réponse. Intimement. Le centaure se contenta de sourire comme s’il avait participé à cette prise de conscience. Un autre sentiment chassa ses peurs et ses craintes quand la lumière se fit dans son esprit.

Oui. Tout serait bientôt prêt.

-=-

Lana Stix gara sa voiture à côté de celle de son mari. Bien entendu, elle était vide. Le secteur 5 était vaste, et trouver l’endroit où il se trouvait promettait de ne pas être simple. Elle pénétra dans le préfabriqué le plus proche. A l’intérieur, trônaient une table de billard et vieil écran holographique. Tout au fond se tenaient trois hommes, des mineurs, attablés à ce qui ressemblait vaguement à un bar.

A leurs entrées, à elle et à Jeanne, ils relevèrent la tête de leur tasse fumante, surpris de voir ici une mère et sa fillette. Bien des femmes étaient mineurs, mais ces deux là, ça sautait aux yeux qu’elles ne faisaient pas partie de cette communauté.

– On peut vous aider ma p’tite dame ? fit l’un deux, prévenant.

Quelque peu réconfortée par la gentillesse du mineur, Lana se lança.

– Je suis Lana Stix, la femme de Charron. Je sais qu’hier il est venu, là. Seulement depuis, je n’ai plus de nouvelles. Est-ce que vous sauriez où je peux le trouver ?

Les trois hommes se regardèrent.

– Il a dû aller avec John jeter un œil à cette galerie, répondit le même homme. Ils doivent toujours y être.

Un autre se leva et sortit de la salle de repos sans un mot, par une autre porte sur le côté. Il y revint deux minutes plus tard avec une combinaison pour Lana.

– Pour la petite, dit-il contrit, je n’ai rien trouvé à sa taille, mais elle peut toujours mettre ça.

Il lui tendit une visière et un casque de chantier. Puis il désigna l’endroit d’où il venait.

– Vous pouvez vous changer là. Je vous attends ici, quand vous serez prête, je vous y conduirai.

Quelques minutes plus tard, Lana et Jeanne étaient de retour dans la salle de repos. La fillette jouait négligemment avec son casque trop grand, et sa mère était obligée de le lui réajuster sans cesse. Ils allaient se mettre en route quand la radio de son guide lança un message.

A l’attention de tout le personnel du secteur 5. Une navette de la Compagnie vient d’arriver avec à son bord un administrateur désigné et une troupe de Marines coloniaux. Un détachement de ces derniers et en route vers ici au moment où je vous parle. Prenez toutes les dispositions pour les accueillir le mieux possible.

– Merde, souffla l’homme. C’est pas possible.

– Je crains fort que si. Et Charron n’est pas au courant. Il doit savoir ce qui l’attend.

– Venez, on va se dépêcher.

Leur guide marchait tellement vite, que Lana dut prendre Jeanne dans les bras. Elle était presque à bout de souffle quand ils arrivèrent à destination.

– Voilà, dit-il en désignant la galerie. Il doit être au bout de ce boyau. J’en ignore la longueur, mais je vois que vous êtes équipée en lampe, en eau et en vivres. Je vous laisse ma torche au cas où.

– Vous ne venez pas avec nous ?

La petite voix craintive avec laquelle elle avait demandé ça surprit Lana elle-même. Mais sa peur de pénétrer dans les entrailles de cette planète toute seule avec sa fille était bien réelle.

– Non je suis désolé. Il faut que j’aille prendre soin des miens. J’ai entendu des histoires sur ces Marines, et si la moitié des choses que l’on raconte est vraie, je veux être là quand ils arriveront. Peut-être pourrai-je empêcher que les choses ne dégénèrent.

L’homme repartit, les laissant seules face aux ténèbres du tunnel.

– On y va, maman ?

– Oui, ma chérie.

Mais Lana restait immobile, les yeux rivés dans la noirceur de la galerie, comme si elle pouvait y deviner ce qui les attendait, là-bas, au bout du tunnel.

– N’aies pas peur, maman. Toby a dit que tout se passerait bien.

– Si Toby l’a dit…

Elles s’engouffrèrent dans la bouche noire qui eut tôt fait de les avaler. Au bout d’une dizaine de mètres, la surprise des lumières qui s’allumaient frappa à nouveau, tandis que la peur engendrée par la fermeture de l’accès les saisissait.

Mais Lana se reprit rapidement. Quoi qu’était ce tunnel, rien de l’empêcherait de continuer. Elle était venue ici pour retrouver son mari, et c’était bien ce qu’elle avait l’intention de faire. Furtivement, elle se demanda si la venue des émissaires de la Compagnie, au moment où ce mystérieux passage était mis à jour, était réellement une coïncidence.

Elles marchaient depuis presque deux heures, quand un segment suivant de la galerie s’éclaira, faisant apparaître la silhouette d’un homme assis contre la paroi. Dès qu’elle le vit, Lana s’arrêta, tandis que Jeanne montrait la forme du doigt.

– C’est qui ?

– Je ne sais pas mas chérie.

Elle avait tenté de ne pas trop faire trembler sa voix en répondant. Elle n’était pas certaine d’avoir vraiment réussi. Mille scénarios traversaient son esprit, et aucun ne la rassurait. Qui savait ce qu’elle pouvait rencontrer dans cet endroit qui n’avait pas été foré par la main de l’homme ?

– Qui est là ? cria-t-elle.

L’homme redressa sa tête, comme si son appel venait de le réveiller.

– Lana ?

La surprise d’entendre son prénom fut de courte durée. Selon, Toby, Charron devait l’attendre au bout du tunnel. Pourtant, ce n’était pas son mari. Elle ne savait pas si cela était une bonne ou une mauvaise nouvelle, mais en tout cas, elle connaissait cette voix.

– Qui êtes-vous ?

– C’est moi, Robert. Robert Smith.

Elle mit un petit moment à associer ce nom à un visage. Puis, cela lui revint en mémoire. Charron en parlait souvent à la maison, et ils étaient souvent en conflit tous les deux. Mais elle, elle le trouvait sympathique, et même charmant. En tout cas, il avait toujours été très gentil avec Jeanne.

– Venez Lana ! Nous n’avons pas beaucoup de temps. Charron et John doivent nous attendre maintenant.

Elle s’empressa de le rejoindre.

– Vous savez où est Charron ?

– Oui. Je vais vous conduire à lui.

La fillette agrippa la main de Robert pour attirer son attention.

– Et Toby sera là aussi ?

– Oui, ma chérie. Toby et tous nos nouveaux amis.

-=-

Charles Mophet avait pris possession des bureaux de l’ancien administrateur, un certain Stix. Il avait fait jeter toutes les photos du précédant occupant, et tout ce qui donnait une touche de personnalisation aux lieux. Nerveuse, la secrétaire se tenait devant lui, attendant qu’il lui donne d’autres instructions. Volontairement, il faisait durer cet instant. Il préférait quand des gens le craignaient et le redoutaient. Cela les mettait en meilleures conditions, ils étaient plus réceptifs. Et puis d’un point de vue strictement personnel, il aimait bien ça.

– Vous allez me refaire ces plannings. Je veux des journées de travail de seize heures. Huit heures pour se reposer, c’est plus que suffisant.

– Seize heures, mais mons…

– Quoi ? vous trouvez que ce n’est pas assez ? Vous voulez qu’on passe à vingt ?

– Non, monsieur.

– Parfait ! Alors dans ce cas allez faire ce que je vous ai demandé. Je veux ça sur mon bureau dans une heure.

– Oui, monsieur.

– Ah ! Autre chose, vous avez réussi à joindre Stix ?

– Non monsieur.

– Peut-être aura-t-il eu un accident, cela m’éviterait ainsi de perdre du temps et de me rabaisser à lui expliquer pourquoi il est viré.

La secrétaire ne dit rien, mais Mophet vit une larme solitaire couler le long de sa joue. Cela lui arracha un sourire.

De toute façon, il avait envoyé une escouade au secteur 5. Sa mission principale était de convoyer des pelles et des pioches pour les mineurs. Si les foreuses ne fonctionnaient pas, il était hors de question qu’ils restent oisifs. Tant que le problème ne serait pas résolu, ils creuseraient, à mains nues s’il le fallait, mais ils creuseraient.

Et puis il fallait qu’il tire cette histoire d’anomalie magnétique au clair. Sur les autre sites, cela c’était aussi produit. Du matériel non humain avait pu y être extrait, mais ce qui l’intéressait, c’était la conséquence qu’aurait ce genre de découverte sur la colonie : elle serait fermée, en vertu des dispositions de l’accord sur l’exo-archéologie, et ses habitants expatriés vers d’autres sites. Et lui, pourrait rentrer chez lui d’autant plus vite.

Il prit le communicateur qui lui permettait d’être directement en contact avec le major Hicks, le chef des Marines.

– Monsieur ? fit la voix du militaire.

– Il est 12h00. Je veux qu’à 16h00, toute la population, à l’exception de ceux qui sont occupés dans les mines, soit réunie sur la place centrale. Je veux que vous y installiez une estrade et un micro. Je vais expliquer à ces cul-terreux ce que la Compagnie, et surtout moi, attendons d’eux.

– M’sieur ! Oui M’sieur !

– La présence y est obligatoire. Aucune excuse à moins d’être mort. Et encore le corps devra être exhibé en guise de preuve. Si vous tombez sur des récalcitrants, ne perdez pas votre temps en palabres. Abattez-les. Ca montrera aux autres que nous ne sommes pas venus pour rigoler.

– Compris !

Mophet coupa la communication et se permit un autre sourire. Il le savait d’expérience : il y avait toujours des récalcitrants. Un petit bain de sang, voilà qui le récompenserait des efforts que lui demandait la Compagnie.

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