28 Décembre 2012, 18 ans

Le tabouret en bois commence franchement à me donner mal au cul. Ouais, pire que la selle du vélo de Ryan. A la base j’avais prévu d’aller m’allonger dans ma chambre. Et puis un bruit suspect m’a interpellé au niveau de la porte d’entrée. Comme si quelque chose grattait. Comme si un des leurs cherchaient à rentrer par là. J’ai attendu un peu au début, mais le bruit a fini par s’estomper. Persuadé que cet Autre est encore là, de l’autre coté, je me suis résolu à prendre un tabouret et je me suis installé pile en face de la porte. J’aurais largement été plus à l’aise dans une chaise, mais en contrepartie, je n’aurais pas été au même niveau que le trou de serrure. Alors que là au moins, je peux clairement voir si quelque chose bouge derrière.
Du coup ça fait une demi-heure que je fixe ce trou de serrure sans relâche et la lumière qui s’en échappe. C’est une petite, mais belle lumière. Comme j’en ai connu, avant.
A travers cet unique lien, cette unique faille dans notre bastion. je contemple sans cesse la même chose: un infime morceau du jardin de mes parents, c’est-à-dire de l’herbe et la moitié du tronc d’un chêne. Je l’ai escaladé tellement de fois ! Je discerne encore un renforcement complexe au creux de l’écorce qui me rappelle que c’était une de mes prises pour mon pied droit. Comme pour ne pas me faire oublier que j’ai eu une vie auparavant. Une vraie.
L’herbe a poussé depuis. Beaucoup. Mais sinon, rien a changé. A l’arrière plan se trouve la clôture, à quoi succède la route, puis un petit fossé et enfin une fine rangée d’arbres, de broussailles sauvages locales, entremêlées et liées solidement par la solidarité qui les animent.
Il m’est impossible d’apercevoir la petite falaise derrière cette frondaison épaisse de végétation, mais d’agréables souvenirs me proposent de venir compléter la fresque devenue presque imaginaire de mon village. C’est à peu près tout ce que je connais encore de l’extérieur. Une sorte d’échantillon cruelle du monde. Ou devrais-je dire, du leur. Des Autres.

Je prends alors conscience que je commence sérieusement à battre des paupières. Je me redresse douloureusement de ce putain de tabouret bancal et mes fesses et mon dos m’en bénissent. Je pose le fusil que je tenais dans mes mains contre le mur. Je saisis avec précaution la soucoupe sur laquelle est posée une bougie qui pleure une cire morbide. J’attends quelques secondes et discerne vaguement le reflet de la silhouette d’Arthur dans la porte fenêtre. Il est assis dans le canapé et remue un peu. Je crois qu’il médite. A propos de quoi ?
Le pas frêle, je me dirige vers la cuisine. En croisant un beau miroir, je m’arrête et hésite à lui offrir mon apparence dégoûtante. Je pivote tout de même dans sa direction, et à la lueur d’un triste faisceau lumineux, je crois voir une touffe de cheveux épais surplombée une tête blanche, creusée d’hématomes et affaiblie par le manque de soleil. Les lèvres gercées, les yeux explosés et la main tremblotante, cette chose détourne le regard rapidement et reprend son chemin initial.
J’attrape un sachet de café en poudre, en verse le contenu maladroitement dans une tasse sale au fond déjà noirci. J’y ajoute l’eau d’une bouteille en plastique, qui se vide déjà. En regardant dans le placard, je comprends que nos ressources en eau s’amenuisent dangereusement. Puis je remue le mélange avec une cuillère en métal qui tinte un peu trop fort à mon goût contre la paroi de la tasse.
Mon regard est tout à coup redirigé vers un dessin d’Arthur. Un dessin qu’il a fait il y a quelques jours. Arthur n’a jamais su écrire, ni même lire, ou alors succinctement. En revanche il a toujours été très bon pour les dessins. Mais pas n’importe lesquels : les plans des villes. A chaque fois qu’on revenait d’une sortie dans une ville nouvelle, inconnue, il s’empressait de prendre une grande feuille A3 et répertoriait tous les lieux par lesquels on était passés, avec une précision extraordinaire. Ses plans ne contenaient jamais la moindre erreur, pourtant il ne corrigeait jamais rien, tout découlait facilement du premier coup de crayon. Du nom des rues, aux monuments, en passant par les couleurs, les formes, les impressions, les bruits, le trafic, mon frère passait tout au crible. Au fil des années, des dizaines de plans s’étaient accumulés dans sa chambre, aussi précieux que des reliques pour un religieux. Autant les médecins pouvaient concevoir son acuité incroyable à tout mémoriser et à se repérer dans l’espace urbain avec une grande aisance, autant aucun d’entre eux ne parvenaient à expliquer ce besoin de répertorier absolument toutes ces informations. Les villes, il les connaissait par cœur, certes, mais ça allait au-delà d’une simple envie de les archiver. Il les vénérait. Il s’y sentait bien, mieux qu’en campagne ou en nature du moins. C’était comme une communion invisible.
Celui qu’il a laissé dans la cuisine, il me semble que c’est le dernier qu’il ait fait. Je décide de lui rapporter ce plan pour lui faire plaisir, quand quelque chose m’intrigue. Maintenant que j’arbore le schéma de cette ville – d’ailleurs non nommée – avec plus de recul, j’ai l’impression d’y voir une tête de serpent à plumes. Comme si chaque inscription, chaque trait de crayon caractérisant l’architecture de cette cité formait au final une tête de serpent. Comme si la forme aérienne de chaque bâtiment lié les uns aux autres dessinaient ce symbole. Une sorte de trompe l’œil. Non, mieux. Un code.
« Rends-le, c’est à moi, ordonne Arthur qui m’arrache brusquement le papier des mains.
-Justement, je comptais te le donner, je réponds en souriant. »
Arthur m’ignore tout simplement et monte dans sa chambre avec le précieux sésame. Une pointe de tristesse semble s’être coincé dans ma gorge. Arthur a changé, que je veuille l’admettre ou pas. Tout ça nous a changé.
Je retourne prudemment m’asseoir sur ma chaise, bougie dans une main, tasse dans l’autre. Je me baisse déjà en baillant et remuant l’immonde café. Puis je m’arrête tout à coup. Je n’ai pas encore bu une gorgée de ma boisson indigeste, cependant mes paupières ont totalement cessé d’osciller. Elles sont tout à fait ouvertes. Ma respiration es coupée. Mes membres se sont crispés. Ma pensée tant abîmée essaye d’interpréter le problème.
La lumière ne filtre plus à travers la serrure. Une seule explication. On l’en empêche. Autrement dit, il y a quelque chose juste derrière la porte. A l’extérieur. Un des leurs.
Un énorme cri humain se fait entendre de l’autre coté de la maison et ma tasse me tombe des mains se brisant en morceaux au sol. Quelques légers battements d’ailes se succèdent alors et tout redevient calme et inlassablement silencieux. Je glisse doucement sur le sol pour regagner le poste de contrôle de la façade arrière de la maison, une petite fenêtre en arc-boutant dans les escaliers. Le volet en bois est suffisamment éraflé sur son coté droit pour que je puisse apercevoir une tâche funeste du ciel ainsi que les grains de branches des deux cerisiers plantés dans le jardin. Arthur me rejoint et me demande paniqué, en se balançant sur lui-même de manière frénétique :
« Eh Jérémy ! Qu.. Qu’est-ce que… il se passe? ».
Je ne quitte pas le morceau d’arbre des yeux et pose délicatement mon index sur mes lèvres. Je tend l’oreille pour être sûr de ne pas avoir rêvé.
Non, il y a bel et bien des voix. Humaines. Elles se rapprochent. D’après ce que j’entends, il doit y avoir cinq ou six hommes, à une distance d’environs cent, à cent-cinquante mètres d’ici.
J’écarquille les yeux instantanément, adresse presque un sourire à Arthur, et espère en l’espace de quelques secondes que nous sommes sauvés. Mais je me réjouis un peu trop vite. Maintenant qu’ils sont plus proches, je comprends qu’au moins deux d’entre eux gémissent horriblement. Ils semblent prendre la fuite :
« Le village là-bas ! On sera en sécurité ! Aboie férocement un des hommes.
-Tiens bon ! On va s’en sortir ! Gueule un autre. »
J’observe Arthur un instant à la lueur de ma bougie, ne sachant que faire. Il faudrait aller les aider, il pourrait nous en apprendre davantage sur la situation. Mais si l’on sort et que les Autres sont toujours là, nous n’avons pas la moindre chance de survivre.
« Ils reviennent !! lâche soudain un homme.
Un autre crie. S’en suit une pluie de coups de feu dans tous les sens, mêlés à des hurlements humains, et d’autres moins compréhensibles, plus gutturaux.
Une balle vient inopinément percer la fenêtre en bois à travers laquelle j’écoute ce remue-ménage. Arthur prend peur et trébuche dans les escaliers, il dévale quelques marches, se cognant de toutes parts, et moi-même je m’effondre sur le plancher en bois, projetant dans le même temps ma bougie contre le mur qui s’éteint sur le coup. J’ai été touché au bras. Mais je ne perds pas une seconde et accoure le plus vite possible dans ce noir quasi complet aider mon frère qui parvient difficilement à se relever.
« Arthur ! Est-ce que tout va bien ?! » Je le porte en l’attrapant par l’épaule droite, et il me dit qu’il souffre à l’arcade droite. Je pose ma main sur son sourcil et constate de par le sang qui ruisselle sur mes doigts qu’en effet, il s’est fait une belle balafre à cet endroit.
« Doucement, je vais te porter jusqu’au canapé, d’accord ?
-Sont tous morts.
-Pardon ?
-Eux, les gens qui… les gens qui arrivaient. On.. on les a tué. »
Je me réjouis de l’obscurité qui cache mes yeux larmoyants et me désole de ma voix qui ne peut masquer mon dépit :
« Je crois oui.
-Ta faut…
-Quoi ?
-Non, rien. »
Je le pose avec soin, sourcils froncés et lui ordonne de se reposer. Je l’observe quelques secondes, encore une fois troublé de son comportement anormal. Puis je retourne à la fenêtre pour vérifier s’il y a encore quelqu’un en vie. Mais tout ce que j’entends, c’est le souffle du vent qui berce avec délicatesse cette nature bien nouvelle. Comme s’il ne s’était rien passé.
Ce monde semble ne plus vouloir de la race humaine. Cette Terre semble épuisée de tolérer les actes des hommes. Cette Terre semble vouloir en finir avec nous.
Si un groupe d’hommes armés, probablement des chasseurs de la région, se font tailler en pièces en quelques minutes, quelles chances avons-nous de tenir à l’extérieur, moi désormais blessé au bras, et mon frère toujours plus ou moins incommodé dans la nature, avec pour seule arme un vieux fusil corrodé ?

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