Décembre 1999, 5 ans

Une vapeur blanche s’échappe dans l’air froid à chacune de mes insufflations, tel le fantôme de mon esprit. Derrière les grillages, les chiens nous scrutent d’un œil hagard. Ils sont pour la plupart en furie, cabrés sur leurs deux pattes arrières, agitant leur truffe pour apprécier notre odeur. Les aboiements multiples, tel un orchestre de percussions sauvages, engendrent d’interminables échos, mêlant aigus et graves, doux et rauques. Quelques uns, ceux dont les vociférations sont éraillés, atteignent presque le double de ma taille, tandis que d’autres, dont les cris se muent en des couinements sec, peinent à m’arriver au bassin.
Leurs crocs blancs acérés ne me rassurent pas beaucoup non plus. Ils n’ont pas l’habitude de voir un enfant de cinq ans déambuler ici. J’ai l’impression d’être sur un radeau pris en grippe entre deux tsunamis de bruit qui déferlent de chaque côté. Heureusement, il y a la main chaude de ma mère pour me rassurer et me sentir en sécurité. Arthur, mon frère, trois ans plus vieux que moi, nous devance de quelques pas, il ne tient pas en place. Comme d’habitude.

« Vous recherchez quel type de chien ? Envoie la gardienne d’une voix harassée, entre deux mastications de chewing-gum. »
Ma mère, emmitouflée dans son beau manteau bordeaux, qui va à merveille avec ces cheveux aux mèches écarlates, ne dissimule pas son inquiétude face à tout ce boucan infernal.
« Euh, en fait on voudrait un chien plutôt calme et gentil, ce serait pour mes enfants.
-Ils ne sont pas un peu petits vos gosses pour s’amuser avec un clébard ? Continue la gardienne. »
Ma mère détourne furtivement les yeux vers mon père, qui ne peut s’empêcher de lever un sourcil brun de surprise face au franc parler de cette dame.
« Et bien, non je ne crois pas, justement c’est une bonne chose pour les aider à…
-Couchez Galice ! Interrompt la gardienne en donnant un puissant coup de pied dans la grille à coté d’elle pour faire reculer une pauvre chienne doberman. 
-Ah ! Nom d’un chien ! On s’entend même pas causer dans ce boxon ! Ouais donc, un chien calme c’est ça ? Hum, c’est pas trop notre came ici, nous on ramasse les chiens de rue, ils sont tous agressifs et méchants comme la peste. Je vais voir ce que je peux faire, mais ne vous faites pas trop d’illusion. »

Elle détourne les talons et jette un œil à chaque cage pour voir si l’un d’entre eux ne pourrait pas nous convenir.
Ma mère soulève ses talons pour tendre ses lèvres vers l’oreille de mon père, et lui chuchoter ces quelques mots :
« Je crois qu’on aurait pas dû venir ici. »
Les yeux marrons de mon père s’arriment à ceux de ma mère, et je ressens tout l’embarras sur son beau visage endurci.

Arthur, trois mètres devant nous, s’arrête net devant une cellule, et il ne cache pas une moue réprobatrice.
« Arthur ? Tu en as trouvé un qui te plaît ?
-Non. L’aime pas cui-là ! formule Arthur, ne cessant de se balancer d’avant en arrière, son bras droit tout raide le long de son corps. »
C’est une toute petite cage, au bout de l’allée, coincée entre deux murs de parpaings effrités. Et à l’intérieur, il y a ce chiot. Un berger colley presque entièrement noir, d’à peine quelques mois. Il reste assis, sagement, confiant. Déjà si patient pour son jeune âge. Comme s’il savait d’avance que c’était son dernier jour ici. On lit sur son pelage les boursouflures dues aux coups que lui a infligé son ancien propriétaire. D’ailleurs un cerceau de poils roux lui encercle la tête, trace indélébile du collier rouillé trop serré qui l’a maintenu des jours et des nuits attaché à un piquet dehors, dans la boue, le froid, parmi ses propres excréments. De multiples entailles aux chevilles laissent aussi présumer qu’il a eu pour habitude de se coucher sur des morceaux de taules tranchants.

Je m’approche doucement de sa cage pour ne pas l’effrayer. Mais il semble que plus rien ne peut l’effrayer. Allongé face à nous, la tête droite, il ne s’entête pas à nous inspecter, non plus à rester en retrait. Il est là. Simplement. Comme s’il nous attendait. Incapable de nous adresser un sourire, son seul regard rassuré et amical suffit à comprendre qu’il est enjoué de nous voir.
Lorsque je le contemple en retour, ses yeux me rappellent mon propre regard.

« Oh, bah alors Arthur, commence ma mère en s’agenouillant devant la grille, je ne vois pas pourquoi tu dis ça, il est mignon ce jeune chiot. Et en plus il a l’air gentil.
-A votre place, je me méfierai de celui-ci, je le trouve bizarre, poursuit la gardienne.
-Ah bon, comment ça ?
-Parfois, le soir, quand je l’observe discrètement de loin, je le vois en train de fixer avec insistance les autres chiens. Pas plus tard qu’hier, il avait comme qui dirait complètement hypnotisé Agaric, le pitbull que vous avez ici.
-Ah bon, c’est peut-être vous qui vous faites des idées, non ?
-Ne seriez-vous pas en train d’insinuer que je suis folle, ma p’tite dame, rétorque la bougonne, affichant une moue angoissante.
-Absolument pas, proteste ma mère qui ne vacille pas une seconde face au tempérament grincheux de la vieille dame. Mais, ce chiot m’a l’air tout à fait adorable. Tu en penses quoi chéri ? »

Mon père, un peu en retrait, finit par s’approcher, mains dans les poches de son jean, et réfléchit quelques instants.

«Bon j’ai pas toute la journée moi, va falloir penser à vous décider, lâche sèchement la gardienne à mes parents.
-Je pense que ce qu’il lui faut, c’est de l’amour, et un grand jardin pour qu’il puisse se dépenser. Je suis partant pour l’adopter, déclare-t-il avec un mince sourire serein.
-Je suis du même avis, enchaîne ma mère.
-Bien, comme vous voudrez ! Annonce-t-elle en jetant sa main en l’air. Je vous aurais prévenus ! »

Elle soulève alors le loquet de la porte, et un grand soulagement, une grande joie émane en moi, sans que je ne puisse l’expliquer. Rien qu’en le caressant, rien qu’en sentant sa langue mouillée et râpeuse me lécher les doigts, j’ai l’impression de retrouver un ami que j’ai quitté depuis trop longtemps. Oui c’est ça, des retrouvailles. Comme s’il y a très longtemps, quelque part loin d’ici, on s’était fait nos adieux, convaincus de ne jamais être à nouveau réunis. Cependant, jamais je ne l’ai connu. Du moins, je n’en ai pas souvenir.
Le chiot dit aussi bonjour à Arthur d’un vigoureux coup de langue, pas sans mal d’ailleurs, puisque ce dernier restait sur ses gardes au début. Mon frère n’est jamais très à l’aise avec les animaux. Il n’est pas à l’aise avec grand monde d’ailleurs.
« Vous voyez, il est très agréable comme chiot, dit-elle en riant des coups de langue froids que le chiot m’adresse sur le nez.
-Surveillez-le attentivement tout de même, vous savez, les animaux, c’est toujours imprévisible. Surtout Blacktear.
-Tiens, c’est original comme nom, c’est vous qui l’avez appelé ainsi ? »
La vieille dame change immédiatement de faciès et paraît embarrasser.
« J’ai dit quelque chose qui ne fallait pas ? Questionne-t-elle alors que mon père fronce tout à coup les sourcils et abaisse lentement son sourire.
-Hum, je ne crois pas que le terme appeler soit très approprié.
-Je ne comprends pas très bien.
-Et bien, quand on nous l’a apporté, on pouvait lire son nom sur son flanc. Là où les poils avaient été tondus. Voilà, vous êtes contents ? » Un silence gêné s’empare de la conversation sans crier gare, avant qu’elle ne reprenne de plus belle :
« Si ça vous plaît pas vous l’appeler Yankee comme tout le monde et puis basta, fin de l’histoire.
-Tu n’a pas eu une vie facile mon bout de chou, s’adresse ma mère à Blacktear en le caressant soigneusement, lorsque quelque chose au niveau de son cou vient l’interpeller.
« Ce collier, c’est celui que lui a mis son ancien propriétaire ? Interroge ma mère.
-Comment ? Un collier ? Demande la dame en uniforme en décochant un sourire moqueur. Vous avez sûrement dû rêver ma pauvre dame, nous retirons les colliers aux chiens le premier jour où nous les recueillons, du moins quand ils en possèdent un.
-Tenez, regardez, ordonne ma mère en redressant délicatement la tête du chiot. Vous voyez, il en a bien un.
-Ça alors, c’est étonnant, nous confie-t-elle en s’en approchant, maintenant plus perplexe. Surtout qu’ici nous ne possédons pas ce type de pendentif en or, ça serait idiot de mettre un bijou si cher sur une de ces bêtes, explique-t-elle en caressant du doigt le médaillon métallique.
-Vous avez vu le symbole qui y est gravé ? C’est assez étrange, vous ne trouver pas ? 
– Et il y a le nombre treize d’inscrit sur la médaille, remarque mon père qui s’impose enfin dans la conversation féminine. »
En m’approchant moi-même du pendentif, je remarque qu’il s’agit d’un disque assez complexe, de deux couleurs, qui me rappelle un peu la géométrie d’une horloge, avec en plus ce qui ressemble à la tête d’un serpent enroulé en son centre. De l’autre côté, 13. Juste 13.
« Ça ressemble à un truc maya, continue mon père agenouillé, le regard obnubilé par l’objet de toutes les attentions.
-Qu’importe, ce médaillon nous appartient. »
Alors qu’elle cherche le fermoir du collier en murmurant des estimations sur la valeur du médaillon, le jeune chien émet un faible grognement de protestation, se renfrognant sur lui-même, les membres crispés, et immédiatement la dame recule de quelques pas.
« Laissez, ce n’est pas grave, propose ma mère en rassurant notre nouveau compagnon.
-Ça alors ! Je vous avais dit qu’il était pas net ce cabot ! Sale bestiole, toutes pareilles ! Hurle-t-elle en se retenant de justesse de frapper l’animal toujours aussi serein, à peine émoustillé par cette folle et cupide femme.
-Laissez tomber pour le collier, on va s’occuper de lui. Ce qu’il lui faut maintenant, c’est beaucoup d’attention et de tendresse, clôture ma mère en bouclant la laisse autour de ce mystérieux collier.»

La voiture est garée à environ cinquante mètres des premiers boxes du chenil. Maman, papa et Arthur s’assoient déjà dans l’habitacle tout en discutant à propos de cet étrange médaillon. Je m’apprête moi-même à ouvrir la portière arrière lorsque je me rends compte que tous les chiens regardent dans notre direction. Tous. Dans sa direction. Aucun d’entre eux ne bouge. Aucun d’entre eux n’aboie. Tous parfaitement statiques, striés visuellement par les carreaux des lourdes grilles qui les emprisonnent dans leur cage humide. Blacktear, calé dans les bras de ma mère à l’avant du véhicule, jette un dernier regard à travers la vitre. Découvrant cet étrange phénomène, il a tout à coup une sorte de rictus à la tête, et dans le même temps fait volte-face. Incrédule, je m’installe tranquillement sur la banquette arrière, puis boucle ma ceinture. Mes parents semblent avoir remarqué la scène surréaliste. La gardienne est sortit du bâtiment pour vérifier si tout allait bien. Elle nous regarde de loin, et pour une fois, montre un signe d’inquiétude. C’est alors que mon frère demande, en articulant difficilement :
« Nul ce… ce chien ! Pourquoi Blacktear il… pourquoi il pleure encore? »
Je me tourne alors vers ce dernier, qui me regarde droit dans les yeux, à moitié déterminé, à moitié accablé. C’est alors que mon attention se dirige vers le coin de son œil droit où une fine gouttelette noire glisse sur des poils bruns.
Une larme.
« Blacktear dit au revoir à ses amis ».

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