Mars 2006, 12 ans.

Je choisis une place dans le fond du car, je m’installe à coté de la vitre et je l’attends. La voilà qui approche dans l’allée centrale. Maeva. Je n’ai d’yeux que pour elle. Qui sait elle ? Pas facile à dire, la résumer à de longs cheveux blonds qui encadrent un fin visage moucheté de jolies tâches de rousseur autour d’une paire d’yeux bleus fantastiques et de lèvres splendides seraient bien navrant. Ce n’est pas le genre de filles qu’on décrit, c’est le genre de filles qu’on rencontre. Qu’on découvre en permanence.
J’essaye de capter son regard naturellement, pour être sûr qu’elle me voit, sans paraître non plus trop insistant. Ah, elle me voit enfin ! Je n’ai pas l’impression qu’elle s’en réjouisse tellement. Mince, j’ai encore dû faire une tête d’idiot. Il ne reste plus beaucoup de places disponibles et on dirait qu’elle fait tout pour ne pas s’asseoir à mes côtés. Voilà qui me déçoit un peu. Il ne reste désormais plus que deux places dont une aux côtés de Pierrick, ce beau gosse blond prétentieux sans égal. Comment pourrait-elle le préférer ? Alors qu’elle semble néanmoins se précipiter vers cette place là, Elyas, les cheveux bouclés en bataille comme à son habitude, se dépêche de me rejoindre. Il cogne son sac contre un accoudoir et s’étale parterre. Il se relève immédiatement, ignorant les rires autour de lui, il en a trop l’habitude, et réussit finalement à s’installer à mes côtés. Je ne peux que savourer ma déception :
« Ouf ! C’était moins une ! Un peu plus et je finissais à coté de Pierrick pendant tout le trajet. Je crois que j’aurais encore préféré sauter du bus en marche.
-Ah oui dites donc, tu as eu de la chance, lui dis-je sur un ton dépité.
-Carrément même ! S’esclaffe-t-il en remettant ses lunettes tordus dans la chute. Eh Selyan ! T’es là dites donc, pourquoi tu te caches ? » Demande-t-il en se retournant d’un coup.
Selyan est blotti sur la rangée derrière nous, le long visage rougi par l’agacement et les ongles rongés.
« Hein ? Euh non je ne me cache pas, répond-il en arborant un air faussement naturel.
-Ah mais dites donc, tu répares quelque chose à ce que je vois! C’est une lampe torche c’est ça ? Quémande-t-il en approchant sa main de l’objet.
-Pas touche ! Gronde Selyan qui la balaye in extremis. Tu es un vrai danger publique, je ne veux pas que tu sapes tout mon travail ! S’emporte Selyan face à un Elyas très refroidi.
-Du calme, faut pas t’en faire, je vais faire attention.
-Comme quand tu as écrasé la souris de Jérémy ce matin ?
-C’était un accident !
-C’était pas ma souris je te rappelle.
-Pourtant c’est bien toi qui l’as emmené au collège à ce que je sache ? Intervient Lilian, assis devant nous, chapeau de paille et chemise à fleurs de sortie, qui se joint à la conversation.
-Je l’ai pas emmené, je savais même pas d’où elle venait cette souris, elle a dû rentrer dans mon sac quand j’attendais mon bus, ou je sais pas trop comment, et puis voilà, j’explique un peu exaspéré.
-En tout cas c’était amusant quand elle est remontée dans ton jean. Si seulement Elyas n’avait pas marché dessus avec ses gros sabots…
-C’est pas de ma faute, moi les rongeurs ça me perturbe. Il fallait que je la tue, j’ai une sorte de phobie des animaux à moustache.
-Des animaux à moustache ? Haha, j’en revient pas !
-Eh oh ? Nous interpelle Maëlle sur le coté, un gros bouquin dans les mains. Ce serait possible de faire moins de boucan. J’aimerai bien lire là.
-Ah Maëlle… continue Elyas, ouais ouais on est vraiment désolé, on va chuchoter t’en fais pas.
-Il y a intérêt.
-Eh oh, vous me dérangez là, vous êtes pas gentils, euh ! Imite Selyan avec une voix aigu.
-Eh ! Tu te moques pas d’elle comme ça, le reprend Elyas avec vivacité.
-Désolé d’avoir interrompu votre parade nuptiale Mr Clergent…
-Bon les petits au fond là-bas, vous n’avez pas finis de vous chamailler ? Toute cette histoire de souris, ça me fait penser à la fois où mon chat était monté sur tes épaules sans raison. Je crois que t’attires les animaux. T’as une sorte d’aura spéciale tu vois, comme les phéromones des lions, sauf qu’au lieu de les éloigner tu les attire. Ça se tient.
-Attend ça veut rien dire, c’est peut-être juste un hasard, je déclare de manière très lasse, ma tête retenue par mon poing, accoudé à la vitre sale.
-Et la fois où le corbeau est venu te défendre lorsque tu te battais avec Pierrick, s’en est un aussi ? rétorque Lilian en entamant une de ces pommes vertes bio dont il raffole tant.
-Si t’en a marre je peux te fabriquer un haut-parleur à ultrasons, propose Selyan toujours en train de trafiquer le boiter de sa lampe. Ça les repousserait en émettant des… »
Il s’interrompt suite à un flash lumineux, et contemple Ornella au milieu du bus qui prend tout le monde en photo. Avec sa frange de cheveux lisse, ses grands yeux bleus encadrés par des lunettes noires, et son teint étincelant sur un mignon visage ovale, elle semble laisser Selyan de marbre.
Je le dévisage un instant, essayant de comprendre d’où vient sa paralysie.
« Des ?
-Hein ?! Euh oui… des sons désagréables.
-Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui, si une vache nous attaque, je saurais derrière qui me protéger, déclare Elyas en souriant. »
Il tourne la tête vers moi et remplace rapidement son sourire par une grimace d’enfant contrarié lorsqu’il rencontre ma tête blasée.
La prof de SVT monte enfin dans le bus et demande tout haut :
« Est-ce que tout le monde a un questionnaire ?
Presque tous les collégiens du car répondent en chœur en brandissant les quelques feuilles :
-OUI!! 
-Bien. Alors comme vous le savez, nous allons visiter une ferme. Je vous demanderai de rester poli à l’égard des gens qui vont nous accueillir et de ne pas effrayer les animaux. D’accord ?
-OUI !! »
Les fermes, ça je connais. Mes grand-parents en avait une quand j’étais plus petit, et j’y allais quelques fois. C’est une atmosphère particulière. Une sorte de calme champêtre étalé sur tout un domaine, où il y a plein de choses pour s’amuser : les hangars remplis de bottes de foin, les pneus empilés sur des bâches glissantes, les terrains de terre et de boue, massacrés par les trous et les fragments de cailloux, idéal pour le VTT, les immenses champs verdoyants pour monter à cheval, les tracteurs et remorques dans lesquels on se faufilait discrètement. Et puis beaucoup d’animaux, des vaches, des moutons, chèvres, chevaux, lapins, cochons. Je n’ai que des bons souvenirs de la ferme de mes grand-parents.
« Youhou ! super la sortie scolaire ! On va s’éclater comme des petits fous ! Les animaux, c’est vraiment trop chiants, avoue Selyan, ne dissimulant pas une moue réprobatrice.
-Ouais bah en attendant, moi non plus j’aime pas les fermes. Et pourtant j’aime bien les animaux. Mais c’est pas une façon de s’en occuper, dans les fermes. Ah ça non. »
Je ne compris pas immédiatement là où il venait en venir. Mais je n’eus pas à attendre longtemps pour le savoir.
*
Alors que Lilian, moi, Selyan et Elyas rattrapons notre retard sur le groupe, une plainte de vache nous interpelle :
« Eh, les gars ! Vous avez vu la vache là-bas qui crie.
-Ouais et alors, c’est une vache quoi, qu’est-ce qui te…
-Non attendez, je commence en lui coupant la parole, regardez, on dirait qu’elle appelle son petit que l’homme conduit à sa voiture, plus loin là-bas. »
Nous cessons tous de marcher et scrutons l’endroit que je pointe du doigt. En effet, un homme en bleu de travail muni de grosses bottes sales, sûrement l’agriculteur qui tient cette ferme, conduit sans scrupules un pauvre veau jusqu’à son véhicule.
« Il sépare le veau de sa mère, répond Maëlle derrière nous, ses cheveux bruns bouclés et mi-longs flottant au vent, ses joues roses un peu gonflées, sans même que nous l’ayons entendu approcher. »
Tout le monde fait volte-face brusquement, étonné de la discrétion de cette dernière.
« Mais c’est horrible pour la mère, regarde comment elle crie. Et puis, pourquoi il fait ça d’ailleurs, ça ne sert à rien, renchérit Selyan.
-Tout simplement pour empêcher le veau de boire le lait de sa mère, expose Maëlle, qui fait comme à son habitude, preuve d’une grande assurance. »
Pendant que chacun réfléchit un instant sur ce qu’elle vient de dire, celle-ci ramasse un pissenlit dans l’herbe abîmée, puis commence à jouer avec.
« Mais, c’est complètement stupide ! Déclare-t-il, sourcils froncés.
-Disons que, si tu veux continuer à boire du lait de vache avec tes corn flakes le matin, et bien, il ne faudrait pas que le veau te le vole, explique-t-elle en arrachant d’un coup sec la tête de la fleur entre ses doigts, avant de l’abandonner sur le sol. Il ne reste plus qu’à espérer que le veau soit une fille, sinon il est bon pour aller faire un tour à l’abattoir. Bien, il faut se dépêcher, sinon on va rater cette superbe visite, lâche-t-elle d’un ton ironique. »
Nous restons tous les quatre plantés là, stupéfaits par la franchise et le cynisme du discours de Maëlle, stupéfaits de Maëlle elle-même.
« Comment elle sait que tu manges des corn flakes le matin ? Je demande ironiquement.
-L’instinct féminin, réplique Lilian à moitié éberlué, les yeux dans le vide.
-Cette fille est effroyablement attirante, clôture Elyas avec un demi-sourire. »
Nous ne tardons pas davantage à la suivre. Je jette alors un dernier coup d’œil à l’agriculteur qui nous observe déjà, avec un mélange de colère et de peine, avant de claquer sa portière et de détaler avec son véhicule.
A-t-il du remord lorsqu’il fait souffrir cette vache et son veau ?
*
Une fermière assez grande et chaleureuse, sûrement la femme de l’homme entrevu précédemment, nous guide dans les allées, d’un bâtiment à un autre, en nous expliquant et détaillant les rudiments de son métier. Puis, nous pénétrons dans le bâtiment des bovins. On entend les colliers en métal des vaches cognés contre les barres de leur minuscule enclos quand elles mangent.
Pierrick doit maintenant lire la 14ème question de la feuille à la dame, suite aux ordres puérils de notre professeur :
« Combien de bêtes votre exploitation compte-t-elle ? Demande-t-il d’un ton las alors qu’il discute déjà avec un camarade sans prêter aucune attention à la réponse.
-Nous possédons au total 223 bêtes, dont 104 vaches, 30 moutons, 58 poulets, 25 lapins, 4 chevaux et 2 chiens, enchaîne-t-elle avec un large sourire au visage, heureuse de partager sa passion avec de jeunes crédules comme nous.
-C’est tout ?! Pff, mon oncle en a encore plus. Il m’a dit que la taille de sa ferme faisait au moins dix hectares, ajoute Pierrick avec dédain.
-C’est quoi un hectare ? Demande un élève, fasciné.
-Un hectare, c’est cent fois plus grand que ta maison. Impressionnant hein ?
-Mouais… relance Maeva qui scrute avec curiosité le pied gauche de Pierrick. Ce qui est impressionnant c’est que ça fait au moins dix minutes que tu as le pied dans une bouse de vache et tu n’as encore rien remarqué ! Pourtant ça sent fort !
-Hein ?! Quoi ?! S’affole-t-il tout à coup alors qu’il s’empresse d’essuyer sa chaussure contre le sol en béton. Ah ! Dégueu ! Se plaint-il tandis que toute la classe rigole de sa maladresse et de son ego un peu tâché.
-Pour une fois que c’est pas moi! Lâche Elyas tordu de rire, alors que Pierrick, tout rouge, se dirige droit vers lui, ce qui stoppe net son rire enjoué.
-Fous-toi encore de moi et je m’essuie sur ta sale gueule, minable. »
De mon coté, j’échange avec Lilian un tic complice des sourcils en guise de victoire. Ornella ne perd pas non plus une miette de l’événement et saisit un cliché de la basket puante. Puis elle immortalise tout de suite après le portrait d’une des vaches. Je m’approche d’elle et lui pose cette question :
« T’es obligée de toujours tout prendre en photo comme ça ?
-Ouais. J’aime bien, dit-elle en m’aveuglant avec son flash lumineux. Elle part déjà ailleurs, armée de son appareil sophistiqué, et me laisse planté là, les yeux éblouis.
-Exaspérante.
-C’est bon, tout le monde a eu le temps de recopier ? Reprend la maîtresse, un peu désemparée de tout ce remue-ménage. Euh, bien ! C’est à toi Jérémy. »
Pris de court, je cherche rapidement dans mon fascicule la bonne page et quelques premiers de la classe lèvent les yeux au ciel en soufflant. Je trouve enfin l’endroit désigné, et je lis d’abord la question dans ma tête. Je détourne le regard vers la grande dame tranquille, mais bizarrement mon attention est soudainement redirigée vers une vache à l’arrière plan, qui refuse de manger, et me scrute intensément. Elle me fait énormément de peine, son corps coincé entre ces deux murs froids, sa tête emprisonnée dans un arceau de tubes métalliques. Un spectre me saute immédiatement à l’esprit en réponse à cette contemplation : celle de Blacktear, perdu au milieu de sa cage.
Après quelques « mais qu’est-ce qu’il attend bon sang » ou « il fait quoi à la fin », je décide soudain de poser ma propre question à l’exploitante qui m’inspire maintenant plus de dégoût que jamais :
« Pourquoi les vaches sont-elles enfermées dans des… cages?
-Jérémy ! Voyons ce n’est pas cette question qu’il faut poser, allez, dit-elle en souriant jaune à l’agricultrice, relis attentivement la phrase et…
-Non, laissez, je vais lui répondre, lâche-t-elle calmement, toujours souriante mais un peu agacée par ma requête, un peu déstabilisée par mon affront inattendu.
-Si l’on stocke le bétail dans des boxes, c’est pour qu’il soit à l’abri la nuit et pour faciliter la distribution de la nourriture qui est mieux répartie entre chaque bête et plus rapide à effectuer. Vous voyez ces gouttières, c’est là que l’on verse le foin, explique-t-elle fièrement. »
Alors que la dame continue de parler et définir le matériel qui constitue chaque enclos, entourée par toute ma classe aux yeux émerveillés par l’intelligence logistique humaine, je remarque plus loin Pierrick et sa bande d’idiots harceler la vache qui m’a soulevé le cœur. J’entreprends de m’approcher d’eux, sans pouvoir m’empêcher de serrer les dents.
« Alors, on n’a pas faim, c’est ça ?
Il se baisse alors lentement pour ramasser une poignée de foin.
-Tiens, vas-y, prends ça, insiste-t-il tandis que ses deux potes font silence. »
Il tend sa main calmement vers la gueule de l’animal, qui ose tenter une approche. Mais au dernier moment, il balance brusquement la touffe au visage désespéré de la persécutée, qui recule d’un pas effrayé dans son enclos, sans vraiment pouvoir se tenir à l’écart de ces abrutis.
« Haha regardez-moi cette débile, elle a peur de trois brindilles d’herbe ! »
Ses amis et lui pouffent de rire, alors que mon ombre fluette mais énervée se répand peu à peu sur le visage de Pierrick.
« Tu n’as même pas le cran de t’en prendre à un animal libre, j’articule intelligiblement sur un ton grave.
-Tiens tiens, voilà le petit Jérémy à lunettes. Oh là là, j’ai em-bê-té la va-che, c’est pas bien…. Qu’est-ce qui te pose problème morveux, on a plus le droit de rigoler c’est ça ?
-Si tu avais un minimum de cerveau, tu te rendrais compte qu’une seule de ces vaches vaut cent fois plus que vous trois réunis.
-Une vache c’est stupide et ça comprends rien à la vie, alors faut bien qu’elles servent à quelque chose, tu crois pas ?
-Si on enfermait tous ceux que tu considères comme stupides, alors il y a longtemps que t’aurais finis derrière des barreaux.
-Tu veux quoi, tu veux te battre ? M’interroge-t-il en prenant un bâton en bois posé contre un mur. »
Mes cellules cérébrales se mettent à se contracter sous l’effet de la colère, et toute mon attention se concentre peu à peu sur la manière dont je vais le frapper. Ma raison a malheureusement laissé place à la haine.
« Je veux pas d’ennui Pierrick, j’ai pas envie de te mettre la raclée comme la dernière fois dans le préau.
-Tu m’as battu parce qu’un fichu corbeau est venu te porter secours, parce que tout seul, tu ne vaux rien. »
Mes yeux s’abaissent sur mes poings, et je les vois se resserrer pour en faire ressortir les phalanges. Mes pupilles se dilatent, et tous mes membres se contractent, ma peau se durcit et une mèche de cheveux tombe devant mon œil gauche.
Pierrick s’apprête à abattre son arme sur moi, lorsqu’on entend ses deux amis s’enfuirent à toute vitesse dans son dos. Il tourne immédiatement les talons. La vache lui fait face et rumine férocement. Pierrick déglutit lourdement et essaye de comprendre comment elle a pu sortir de son box sans qu’il ne s’en aperçoive. Je me poste discrètement dans le dos de mon assaillant et je lui susurre à l’oreille :
« Lâche le bâton.
Des cris d’alerte commencent à résonner derrière nous, et j’entends clairement la fermière hurler :
-Ne faites plus un geste !
-Lâche ton bâton bon sang !
-Et si elle m’attaque espèce d’idiot ?! » Rétorque Pierrick, les dents serrés, la respiration haletante.
Le martèlement des bottes en caoutchouc contre le sol humide et brut est maintenant plus proche, pourtant l’animal recule de quelques pas, comme s’il prenait de l’élan pour une charge prochaine.
Voilà la dame qui vient s’intercaler entre Pierrick et la fugitive, alors que tous les élèves ont été ramené à l’extérieur du bâtiment par notre enseignante.
« Bien ma jolie, rassure-t-elle, la posture droite mais l’assurance fragile. Maintenant tu vas gentiment retourner dans ton enclos sans blessez personne, d’accord ? » déclare-t-elle en s’approchant doucement de la vache qui baisse de plus en plus le crâne.
Les autres bovins commencent à s’agiter dans leur compartiment, et s’élève peu à peu un brouhaha mécanique dû aux coups portés contre les barreaux en acier.
Tétanisés par l’absurdité de la situation, ni moi ni Pierrick n’osons bouger d’un cil, tant la tension est extrême. La main gantée et froide qui a si souvent placer les trayeuses sur les pies de cette vache, si souvent enlever ses veaux juste après leur naissance, n’est plus qu’à quelques centimètres de son museau d’où sortent des souffles exaspérés et menaçants.
« N’aie pas peur, tout va bien se passer, pourquoi tu t’énerves, on a toujours pris soin de toi, on est des humains quand même, on ne te maltraite pas, déclare-t-elle avec encore cette incertitude dans la voix. »
Soudain, le produit n°30545, le numéro qui est inscrit sur son badge agrafé à son oreille, abaisse ses paupières quelques secondes. La paume de la main frémissante touche enfin ses narines. Et réveille en elle son instinct de vengeance.
« Et bah voilà, quand tu veux tu peux être… qu’est-ce que …  »
Une larme noire s’échappant de sa pupille droite lui coupe la parole. Elle ouvre en un éclair les yeux, fruit d’une volonté inébranlable, quand au même instant, des cliquetis de ferrailles tintent tout autour de nous.
« Oh non…
Les enclos se sont tous ouverts.
-Reculez tout doucement, on va quitter le bâtiment sans encombre. »
Au loin, les élèves assistent au phénomène avec des yeux globuleux, des mines blafardes, des jambes tremblotantes ou des bouches bées. Le mari de l’agricultrice, l’homme que j’ai vu en arrivant, surgit soudain à l’autre bout du bâtiment, et en découvrant cette scène hallucinante, accourt sans attendre une seconde chercher de l’aide. Nous sommes tous les trois encerclés par pas moins de 60 vaches énervées. Nous entamons alors à l’unisson une lente reculade. Devant nous, toutes les vaches quittent leur box respectif et se range derrière la n°30545, qui avance vers nous comme pour nous chasser. Nous parvenons finalement à l’extérieur indemnes, et regagnons les rangs des élèves. Tout à coup de l’autre coté de la rébellion, une troupe d’hommes et de femmes se profilent, armés de carabines et fusils de chasse. Ils se mettent à appeler les animaux pour les faire changer de cible.
Tout à coup, la grande dame tire le grand portail coulissant en taule le long d’un rail, et condamne ainsi l’issue aux vaches qui n’ont pas le temps de s’apercevoir du fin stratagème.
A l’intérieur, c’est la panique totale, et aux sons que l’on distingue, les bovins semblent se chahuter vers la sortie opposée.
« Suivez-moi ! » Crie la dame après avoir verrouillé le hangar de ce coté.
Elle nous conduit à l’écart, quand des tirs commencent à rugir en un effroyable vacarme, et des plaintes animales sordides fusillent nos cœurs désenchantés. Certains tentent de se boucher les oreilles en pleurant, d’autres sont pétrifiés et n’arrivent pas à recouvrir leur lucidité. Moi, Lilian, Selyan, et Elyas abdiquons et laissons nos regards vides s’écraser au sol. Maëlle fixe d’un regard noir le hangar, infailliblement debout, et la maîtresse tente en vain de calmer les plus terrorisés. Ornella prend tout de même une dernière photo, avant de contempler le bâtiment en signe de deuil. Je jette un œil à l’agricultrice qui semble se demander à qui elle doit se massacre: moi ou Pierrick ? Je regarde Pierrick, dont le visage laisse transparaître le lourd regret d’avoir été aussi stupide. Maeva ne perd pas une seconde et en profite pour le réconforter en lui massant ses épaules si carrées. Entonnement, elle m’adresse un triste sourire, comme pour me dire «  merci ». Mon cœur n’en est que plus chamboulé. Je dévisage enfin la fermière et lui montre à quel point je ne culpabilise pas. Car s’il doit bien y avoir un coupable dans cette affaire, c’est elle.
Un bel oiseau, une sorte de buse, vient tout à coup planer au-dessus de nos têtes, tel le mal incarné, en scandant des sifflements stridents qui sonnent, par-dessus les coups de feu, dans toute la contrée comme un mauvais présage. Cette larme noire restée gravée dans mon esprit sonne aussi comme un mauvais présage. Ce n’est que le début.

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