When I grow up, I want to be nothing at all, se dit Alice ce matin-là.

Pourquoi devenir adulte ? Leur vie est tellement plus compliquée que la mienne. Ils ont oublié les petites fées qui dansent au-dessus de nos têtes pour nous rendre heureux, et ne souviennent pas du goût sucré de la découverte. Ils ne dansent plus sous la pluie, refusent de sauter dans les flaques d’eau. Si je leur disais qu’à chaque minute où je m’ennuie, des lutins aux oreilles pointues viennent me conter des histoires toutes plus belles les unes que les autres, là, au creux de l’oreille, penseraient-ils que je suis folle ? S’ils me voyaient danser et virevolter pieds nus dans la neige de mon imagination, se joindraient-ils à moi ?
Les mille et une princesses qui ont trouvé refuge dans les bois environnants n’ont plus aucun secret pour moi… Elles pleurent, le soir, quand chantent les chauves-souris. Elles ont oublié le doux baisé donné par leurs princes, et il ne leur reste plus que le goût amer de la peine que ressentent leurs cœurs.
Venez, princesses, n’ayez plus peur. Séchez donc vos larmes, l’amour va et vient, écoutez les adultes le répéter tel un hymne… leurs voix se font de plus en plus fortes, écoutez, princesses !
Fées du placard, sorcières et animaux sauvages, venez nous montrer les plus belles facettes de l’imaginaire, je vous prie !

Le Lapin Blanc interrompt la cérémonie. Quel grossier personnage, venir ainsi sans être invité !
Mais voyez, il apporte la bonne nouvelle, tel le messie. Le mot est passé. « Confiance…Respect…. ». Le murmure gronde.

Alice apparaît en haut de l’escalier, un couteau à la main. Elle semble étrangement calme.
« Entendez-vous ce silence ? demande-t-elle doucement. J’ai tué. Mes mains ont servi le Malin. Regardez ce que votre Vie m’a fait… Condamnée à la minute même où l’air emplissait mes poumons pour la première fois, comment espériez-vous me sauver ? When I grow up, I want to be nothing at all… »
Les Fées froncent les sourcils et se concertent. Le Chat aurait-il encore fait des siennes ?
Cheshire apparaît à son tour, une lueur démoniaque dans ses yeux gris-verts posés sur la jeune fille. On peut y lire l’orgueil du professeur qui voit sa meilleure élève réussir un examen.
« Vous avez abandonné cette fillette dans la réalité ; elle s’est perdue entre les deux mondes… voyez le résultat. »
Alice sort de son tablier son cœur, son âme et –ô désespoir –son innocence ! Le sang coule de ses doigts serrés ; de son poignet glissent langoureusement des morceaux d’enfance. Les yeux du Chat rougeoient de désir. Alice est perdue. Perdue.
« Mes rêves m’ont été cruellement arrachés… Vous avez sali mes pensées, mes songes ; vous avez ravi mon bonheur. »
Le Chat s’est métamorphosé ; d’animal, il est devenu humain. Son regard est plus que jamais possessif. Sa main se pose sur la poitrine d’Alice. Elle le regarde, sans mot dire. Le Malin ! L’Enfer s’est ouvert et a englouti les fées, sorcières et autres créatures de contes.
Alice pose sa main sur celle de l’homme, et la fait glisser jusqu’au trou béant dans sa poitrine. Cheshire sort de sa poche gauche une pierre noire, étincelante. Il se penche sur Alice, l’embrasse violemment et d’un geste brusque, plonge la pierre dans le corps d’Alice, à la place qu’occupait son cœur brisé.
Il redevient alors Chat, le désir humain se faisant animal, et observe sa protégée devenir adulte, adorant cet homme désormais Bête.
« Quand je serais grande, je ne serais personne ».

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