Cela faisait maintenant six ans qu’Elesta travaillait dans cette librairie parisienne. Et ce soir était un soir comme tant d’autres auparavant.
Elle fermait boutique tout en sifflotant, un rideau tiré par-ci, un livre remis à sa place sur une étagère de vieux bois foncé.
Le son de la petite clochette la fit sursauter.
Elle était pourtant sure d’avoir fermé la porte quelques minutes plus tôt.
Des bruits de pas se rapprochèrent lentement d’elle.
Forçant un sourire, elle se retourna et affronta la vision d’horreur qui lui faisait face.

Un clown dévisagé se tenait devant elle, un manteau de chasseur sur les épaules. Ses lèvres se dessinaient dans un sourire malsain et sa perruque jaune reflétait la lumière des néons accrochés au plafond.
D’une main élégamment gantée de noir, il lui fit signe de se taire.
Elesta senti son sang se glacer.
Ses pensées devinrent une bouillie infâme de souvenirs ridicules, de « pourquoi moi ? » mêlés à des centaines de « je ne leur ai pas assez dit que je les aimais ».
Sa peur voyageait dans ses veines et n’épargnait aucun de ses membres.
Son corps se raidit lentement, en commençant par les orteils et remontant aussi lentement que les gestes de cette caricature de clown qui se tenait là, devant elle.

Un bruit la sortit de sa torpeur.
Et c’est alors qu’elle le vit.
Le Croque-mitaine se tenait aux côtés du Clown, aussi sombre que la nuit et aussi effrayant que les cauchemars qu’il provoque chez les humains, au plus profond des ténèbres.
Elesta le dévisagea.
Un néant noir se trouvait à la place du visage du monstre.
Pas même une lueur ne brillait au fond de ce ‘rien’.

En une fraction de seconde, Elesta était nez à nez avec un énorme fusil, si gros qu’il paraissait à peine réel.
Le Croque-mitaine éclata de rire en voyant la pauvre jeune femme, tremblante de la tête aux pieds.
Il lui enfonça le fusil dans le ventre et lui aboya d’avancer en direction du bureau.

Le clown regarda notre héroïne tristement, et lui fit signe de le suivre.
Il connaissait le chemin de la perdition.
Elle le suivit.
Alice et le Lapin Blanc.
Dans un labyrinthe fantomatique.
Impuissante.
Apeurée.
Le reflet d’elle-même dans un miroir accroché au mur.
Blanche telle une poupée de porcelaine, ses yeux cernés de khôl noir ressortait étrangement sur la pâleur de sa peau.
Elle semblait regarder son propre cadavre, celui qui serait étendu sur le sol dans quelques instants, un trou béant déchirant son ventre.

***
Elle rejoignit Mr Ambert dans le bureau.
Tout semblait se passer comme dans un rêve.
Du brouillard s’échappait de sous la porte du coffre.
Lui brouillait la vue.
Quelqu’un devait lui avoir enfoncé du coton dans les oreilles, tous les bruits lui parvenaient comme assourdis.
Un cri.
Des hurlements.
Des ordres lancés avec forces.
Des menaces jetées dans l’air empesté par la crainte de ces marionnettes du destin.

« Tais-toi où je te bute »

Elle mit la main devant la bouche de Mr Ambert pour l’empêcher de crier.
Il ne devait pas mourir.
Pas ici, pas maintenant, pas pour quelques misérables centaines d’euros.
Pas devant elle.
Pas devant elle.

« LE COFFRE ! LE COFFRE ! OUVRE LE COFFRE ! »

Et les voilà partis.
Comme si rien ne s’était passé.
Juste un mauvais rêve.

***
Elle rentra chez elle, l’âme en peine.
Mais ces monstres l’avaient suivi dans son esprit.
Et ils la hantaient, la hantaient, la hantaient sans qu’elle puisse y faire quelque chose.
Ils la menaçaient sans cesse de cette arme.
Elle avait beau respirer pour crier sa peur, elle se sentait comme sous l’eau.
En apnée dans son esprit.
Ils l’avaient suivi dans son esprit.
Ils la hantaient. Ils la hantaient nuit et jour.
Sans relâche.
Le rire du Croque-mitaine.
Le regard du clown.
L’arme.
Cette arme qui la narguait.
La Mort qui l’attendait.

Cette complice qui accompagne chacun des braquages de ces créatures démoniaques.
Leur fidèle compagnon.
Leur créateur.

Ils la hantaient, la hantaient, la hantaient, la hantaient, la hantaient….
Elesta n’oublierait jamais.

Et en regardant son corps de poupée de porcelaine, un tache rouge colorant le sol autour d’elle, ils la hanteraient, la hanteraient, la hanteraient pour l’éternité…
Mais elle avait l’éternité pour se venger désormais.

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