Je m’octroyai un instant pour reprendre mon calme ; mon cœur battait à tout rompre, la tête me tournait, et j’avais la désagréable impression que le bar s’était subitement retrouvé sur le pont d’un navire. Il savait pour Ingalls.

Grâce à la PEF, ce…. Pitoyable être humain avait pu lire mon aura, jusqu’à connaître des informations que je n’avais même pas, comme le nom du pervers. Je serrai les poings sur mon jean pour ne pas faire quelque chose d’inconsidéré, comme lui casser les dents, à l’autre hippie égocentrique. Une colère telle que je n’en avais jamais connue courait dans mes veines, et me faisait voir le monde en vert Hulk. S’il y avait bien une chose que je ne supportais pas, c’était que l’on profite de mes faiblesses. En général, c’était le moment où on me sortait des soirées dans lesquelles j’étais. J’avalai ma salive difficilement, et tentai de desserrer la mâchoire. D’un discret hochement de tête, Néo me fit signe qu’il était temps pour nous de partir. L’étincelle dans ses yeux me fit comprendre que nous devions partir avant qu’il ne colle une droite à Rocher Puant. Je secouai la tête à mon tour : hors de question que j’ai subi cet affront pour rien. Je devais me montrer plus maligne que le guru et le faire parler. Et j’avais un avantage certain : j’étais une femme. Qui lui plaisait.

Personne ne jouait impunément avec mes sentiments sur cette planète. Personne.

Je pris les choses sous un angle différent : j’étais désormais mon personnage de Jeu de Rôle, une magicienne aux pouvoirs inégalés, qui savait toujours comment arriver à ses fins. Ma quête était de découvrir où ce crétin devait rencontrer la Licorne, la Boss du donjon. J’avais en ma possession une fiole de sex appeal, une potion d’hypocrisie et un sort de manipulation. Je devrais réussir à m’en sortir ; n’avais-je pas botté les fesses d’un dragon à coups de clous de girofle lors d’une de mes quêtes ?

J’inspirai lentement, et transformai ma grimace haineuse en sourire provocateur.
— Waw, Rocher, c’était… Incroyable ! La PEF est vraiment géniale !

L’abruti me sourit en retour, fier comme un coq. Bien, le piège était tendu, et sa libido et son égo l’avaient fait tomber dedans. Un peu trop facile, pour le coup.
— Je te l’avais bien dis, non, petite sorcière ? dit-il en rajustant sa chemise tâchée.
— Et tu maîtrises parfaitement le sujet, Rocher. Tu étais… Impressionnant, lâchai-je dans un soupir de collégienne énamourée.
— Je dois tout à la Licorne, ma belle. Je n’ai aucun mérite.

Merde, s’il en arrivait à dire que tout le mérite revenait à la Licorne, je ne pourrais rien tirer de son égo surdimensionné. Néo me donna un petit coup de pied sous la table, que je pris comme un message codé : arrête maintenant. Ça suffit. On n’aura rien de plus.

Il me connaissait mal, le bougre.

Je lui rendis un coup de pied à mon tour, et repris mes manigances. Je troquai ma fiole de sex appeal contre une formule de lèche-botte.
— A n’en pas douter, la Licorne aurait bien besoin d’un bras droit comme toi. Je vois maintenant ce que tu voulais dire tout à l’heure… Et puis, j’ai entendu dire qu’elle était magnifique…

Il me lança un sourire carnassier qui me retourna l’estomac ; une bête assoiffée de sexe, voilà ce qu’il était. Tant pis pour la spiritualité, ce mec n’était qu’un coureur de jupons qui rêvait de se taper une créature mythique…
— C’est ce qui se raconte, en effet… Mais je ne pourrais te l’affirmer, l’endroit où nous nous rencontrons ce soir n’est pas très éclairé. Mais je m’attends à la revoir très vite, je pourrais te confirmer les rumeurs, acheva-t-il dans un clin d’œil salace.

Il avait clairement l’intention d’amener la négociation dans son lit. Pas très intelligent, selon moi, mais le pire dans cette histoire, c’est que connaissant la bête, il avait toutes ses chances.
— Et comment tu as fait pour qu’elle accepte de te rencontrer ? Je veux dire, ça doit pas être facile de rencontrer la Marraine de la drogue, continuai-je, en faisant de mon mieux pour paraître impressionnée.
— Elle a entendu parler de moi via le site web, comme tout le monde. Elle a vu ce que je pouvais faire grâce à la PEF, et j’en déduis que mes récits ont retenu son attention.

Il continua sur sa lancée, perdu dans les compliments qu’il s’envoyait. Comment avais-je pu tomber sous le charme de ce naze ?
— Et donc, comme ça, sortie de nulle-part, elle est entrée en contact avec toi ? continuai-je, surtout pour couper court à son autocongratulation qui me donnait la migraine.
— Quelques messages échangés par mail, quelques coups de fil, et nous organisions une rencontre. Tu me connais, je peux être très persuasif quand les enjeux m’intéressent énormément, susurra-t-il au creux de mon oreille, sa main posée sur mon genoux.

Je grimaçai de dégoût, et vis du coin de l’œil Néo se raidir sur sa chaise. Je saisis la main du goujat aussi doucement que je le pu, tout en me rappelant que le moment était mal choisi pour tester le coup du brisage de poignet d’un coup sec, et la reposai sur la table, aussi loin que possible de mon corps. J’étais prête à beaucoup de sacrifices pour résoudre cette affaire, mais pas à ce point. Fallait pas pousser Mémé dans les orties non plus.

Il se rengorgea, la mine satisfaite, sûrement persuadé que je le repoussais pour mieux lui tomber dans les bras plus tard, et m’expliqua les dessous de cette affaire. Rien de bien intéressant, pour changer : des infos qui n’en étaient pas vraiment, des léchages de sabots envers la Licorne, congratulant surtout sa beauté qu’il imaginait parfaite, leur futur partenariat qui impliquerait bien plus qu’un contrat en bonne et due forme, avant de repartir sur ce qui faisait de lui un être exceptionnel, quasi divin si l’on en croyait ses groupies.

Néo, qui me semblait sur le point de mourir d’ennui, coupa court à sa diatribe et demanda s’il ne craignait pas que leur rencontre soit découverte par la Police, qui se ferait un grand plaisir de mettre sous verrous une femme aussi importante.

Rocher rit à gorge déployée, comme si mon compagnon venait de lui sortir la blague de l’elfe tombé d’un arbre, et répondit, amusé :
— Je pense que notre compagnie de ce soir saura garder le secret, par-delà la mort, sans aucun doute.
— Mais si tu étais mis sous écoute ? argumentais-je, tout en maudissant sa capacité à garder les secrets.
— Oh, je ne le suis pas, ma belle, rassure-toi…

Son expression changea subitement, et je compris bien trop tard que mes questions incessantes commençaient à lui paraître suspectes. So much pour ma subtilité…
— Dis-moi, ma belle sorcière, tu sembles énormément t’intéresser à cette rencontre… Pourquoi toutes ces questions ?

Je remis une mèche de cheveux derrière mon oreille, dans un mouvement que j’espérais nonchalant, et souris mystérieusement (du moins, c’était mon intention).
— Ma curiosité ne connaît aucune limite !

Aussi rapide que l’éclair, il emprisonna mes doigts dans les siens, et les serra –juste assez fort pour que je comprenne la menace implicite, sans pour autant être douloureux.
— Et tu sais ce que disent nos amis anglo-saxons ? Curiosity killed the cat. Fais bien attention où tu mets les pieds, ma sorcière, je ne suis pas sûr que tes petits sorts de pacotille pourraient te sortir du bourbier dans lequel tu risques de t’enfoncer.

Je m’efforçai de soutenir son regard sans ciller, alors qu’une peur bleue m’envahissait. J’entendis la chaise de Néo crisser sur les dalles de la terrasse, et, dans un sourire forcé, lui demandai de ne pas s’inquiéter. Je haussai un sourcil, et répondit d’une voix basse qui sonnait comme le feulement d’un chat prêt à sortir les griffes.
— Je sais où je mets les pieds, Pierre-Henri. La question serait plutôt : qui viendra te sauver quand tes charmes ne suffiront plus à la Licorne ?

Il parut surpris, et je continuai dans un grognement sourd.
— Je connais la réponse, figure-toi. Personne. Personne ne lèvera le petit doigt pour une enveloppe vide telle que toi. Tu n’es rien, et la Licorne s’en rendra vite compte, crois-moi. Et quand ce sera le cas, regarde bien où tu mets les pieds pendant ta fuite, parce que je ne suis pas sûre que ta PEF de pacotille pourra te sortir du bourbier dans lequel tu te seras enfoncé.

Il relâcha ma main, et héla le serveur pour obtenir l’addition. Il déposa un billet de vingt euros sur la table, et se leva, raide comme un bâton. Il salua Néo du menton, avant de se pencher vers moi, et de murmurer :
— Petite sorcière est devenue grande… Pense à remercier le vieil ours d’avoir fait de toi une femme.

Sur ces paroles, il s’éloigna. Je m’apprêtais à le suivre, aveuglée par la rage, lorsque Néo me saisit la main tendrement.
— Il n’en vaut pas la peine, L.A. Viens, on rentre.

Je le suivi sans faire de vagues, et sentis mes lèvres s’étirer dans un sourire : le Karma finirait par le rattraper, et me vengerait. J’en aurais mis ma main à couper.

Je tournais en rond dans mon salon, telle une lionne en cage. Néo sirotait son café tranquillement, ne levant la tête que lorsqu’il m’entendait pester contre la terre entière, sans raison apparente. Il me connaissait assez pour savoir que je finirais par me calmer toute seule, comme une grande, et que s’il tenait à sa vie, il faisait mieux de ne pas m’interrompre. Je m’affalai sur mon canapé, à ses côtés, lorsque le tournis me gagna. Je poussai un soupir déchirant, tiraillée entre le besoin impérieux de continuer à être en colère, et ma raison qui me soufflait qu’on n’arriverait à rien tant que je serais dans cet état. Je regardai Néo, et lui présentai mes excuses pour mon comportement puéril. Il sourit à mes mots, et me tendit notre carnet de bord. Au milieu de la page, écrit en rouge, et entouré des nombreuses fois, était écrit « lieu de rencontre » ; plusieurs flèches reliaient les mots qu’avait retenus Néo lors du monologue de l’autre obsédé égocentrique.
— Une idée ? Tu le connais mieux que moi, est-ce que tu penses savoir où il aurait l’intention de rencontrer notre équidé ?

J’observai la liste d’un air songeur, faisant de mon mieux pour établir une connexion entre ce que Pierre-Henri avait dit et ce que je savais de lui. Une phrase en particulier retint mon attention : « par-delà la mort ».

Je la répétais dans ma tête, encore et encore. Ce n’était pas le genre de chose que dirait le shaman sans aucune raison….
— Un problème ? me demanda Néo, le regard fixé sur moi.

Je rougis un instant, soudainement plus très sûre de ce que j’allais avancer. Puis, comme dans un film, l’image de ce goujat me revint en mémoire, je revis son sourire satisfait alors qu’il me parlait de Ingalls, et la douleur du coup de poing que j’avais reçu en pleine poitrine me frappa à nouveau. Je serrai les dents, et me lançai.
— Pierre-Henri a toujours eu une fascination étrange pour la mort. Selon lui, il n’y a pas meilleurs confidents que les défunts, parce qu’ils… gardent tes secrets par-delà la mort. Néo, il va rencontrer la Licorne dans un cimetière.

Un sourire satisfait éclaira le visage de mon ami, et je sentis une pointe de fierté grandir en moi.
— Bien raisonné, ma grande.

Je jubilai, toute à ma victoire. Je me voyais arrêter la Licorne, faire une clé de bras à Pierre-Henri et, pour le calmer une bonne fois pour toutes, lui donner un coup à l’arrière des genoux, histoire qu’il se retrouve devant moi, et qu’il me prie de lui pardonner d’être venu au monde, comme le misérable vermisseau qu’il était.

Néo me ramena sur terre en claquant des doigts devant mes yeux grands ouverts sur cette réalité alternative de mon invention.
— Maintenant qu’on sait dans quel genre d’endroit ils vont se voir, il ne nous reste plus qu’à trouver le nom du cimetière en particulier. Et ça, c’est pas gagné.

L.A me regarda, contrariée par mon interruption et ce qu’elle prenait pour du défaitisme. Je soupçonnais que la conversation avait été difficile pour elle, et il m’avait fallu faire d’énormes efforts pour ne pas l’interrompre afin d’envoyer ce shaman de pacotille prendre contact avec la population masculine grecque. Je déteste avoir besoin d’un individu arrogant tel que lui et de devoir lui donner de l’importance. Malheureusement pour mon amie, j’avais largement épuisé mon quota de patience pour la journée et ne pouvais me permettre de la ménager plus longtemps. Le temps pressait.
– Bon, Google est notre ami, voyons ce que l’on peut tirer de lui. Il y a vingt cimetières dans Paris, dont quatorze intra muros. J’imagine que le futur bras droit de la Licorne ne va pas la rencontrer hors de la Capitale.
– Non, c’est clair qu’il voudra un endroit de standing.
– Un cimetière est un endroit de standing ? Soit. Alors disons…il y a quatre lieux nettement plus grands que les autres. Montmartre, Montparnasse, les Batignolles et le Père Lachaise.
– On est bons quand même, tu ne trouves pas ? S’enthousiasma-t-elle.
– Je ne veux pas te casser le moral mais on est loin du compte encore.
– Rabat joie.
– Si tu le dis. Donc, une idée du cimetière préféré de ton bourreau des cœurs ? Montmartre pour le côte romantique ?
– Il ne fait pas que draguer des nanas, tu sais.
– Non, il se les tape aussi, répliquai-je plus vertement que je ne le souhaitais. Enfin bref, tu valides Montmartre ?
– Oui, pourquoi pas. Tu vois bien qu’on a trouvé l’endroit !
– Et où ont-ils rendez-vous précisément ? Faut trouver devant quelle tombe. Y en a que 20 000…
– Tu es bien ronchon tout d’un coup. Qu’est ce que tu as ?
– Rien. Tout ira bien quand on aura trouvé la Licorne et que l’on cessera d’avoir besoin de ton ex.

L.A. rosit légèrement et secoua la tête en signe de dénégation.
– Alors devant la tombe de Dalida, proposai-je.
– Oh non, pas son genre. Pousse-toi, je vais regarder la liste des célébrités du coin.

Je lui cédai la place et me mis à pianoter sur mon téléphone en attendant l’illumination. J’avais quelques messages de mon travail demandant mon arbitrage urgent, à croire qu’ils ne pouvaient pas se passer de moi. Ma conscience me fit sobrement remarquer que j’étais de mauvaise foi et leur avait donné l’habitude d’être très présent, week-end et vacances compris. Et qu’il devenait délicat de se plaindre soudainement de leurs sollicitations.

Dans le lot, il y avait malgré tout un bref SMS sympathique de Kurapika qui s’inquiétait de mon départ soudain et de ne pas me voir connecté à ma messagerie instantanée habituelle. Clairement le dev le plus sociable de l’équipe. Certes, vu le niveau moyen, ce n’était pas non plus un exploit mais il faisait partie des rares personnes avec qui je sortais encore après le boulot. J’avais suffisamment donné côté collusion avec mes collègues par le passé, je ne voyais plus grand monde depuis qu’elle….depuis quelques temps.

Je rédigeai une courte réponse indiquant que j’étais avec une copine et indisponible pour la soirée. Je pressai sur la touche Envoyer avant de me rendre compte de l’ambiguïté de mon SMS. Trop tard, nous verrons bien demain si j’ai droit à un Questions pour un Champion spécial « Alors Néo, t’as sorti le burin ? ».

Je levai les yeux vers L.A qui restait fixée sur l’écran et faisait défiler la longue liste des personnalités inhumées dans le cimetière de Montmartre. Ses épaules crispées indiquaient que le résultat était parti pour se faire attendre. Je remis à jour mes connaissances sur les derniers résultats de tennis, me demandant pour la énième fois quand je me déciderai enfin à aller voir les matchs de Federer à Wimbledon. Peut-être même que L.A aimerait m’accompagner et découvrir Londres. Pour peu que l’on fasse un pèlerinage au Starbucks avec sacrifice rituel de Frappucino, au pluriel, il devait y avoir moyen de la convaincre. En plus, j’avais un contact sur place, Mel, qui, malgré ses 26 ans, restera toujours la petite dernière que je couvais à l’époque où nous vivions à huit dans la même maison. Une famille recomposée de compétition.

Je me mis à sourire nostalgiquement en repensant à cette période de ma vie, avant mon déménagement parisien, où je n’avais pas une minute à moi entre deux jeunes frères casse-cou qu’il fallait surveiller et trois demi-sœurs mignonnes qui avaient un peu trop de succès. Maintenant, je disposais de tout le temps libre nécessaire et je n’en faisais strictement rien. Enfin, presque, me dis-je en me connectant rapidement sur mon site de jeux où mes compagnons m’incitaient à soigner le plus rapidement possible avant que le scorpion n’achève définitivement le tank du groupe.

Absorbé par mes pensées et mes responsabilités d’ambulance virtuelle, je ne remarquai pas que L.A s’était retournée et m’observai, un air indéchiffrable sur le visage. J’avais sans doute l’air niais quand je me plongeais ainsi dans mon passé.
– Alors ? Tu as trouvé, lui demandai-je.
– Je n’arrive pas à en choisir une seule, il y en a plusieurs qui conviendraient. Je comprends mieux ce que tu voulais dire tout à l’heure. Comment savoir si c’est la bonne ?
– Le rendez-vous est ce soir, nous n’aurons pas de deuxième chance sur ce coup là.
– Tu n’as pas un ami qui pourrait nous aider ?
– Désolé, partenaire, je n’ai pas pris la compétence « Contact dans un cimetière ».

L.A se renfrogna et prit un air défaitiste.
– On a perdu, c’est ça ?
– Pas encore, je ne vais pas renoncer si facilement au plaisir de voir la tête du gourou de Montmartre quand il nous verra saborder son projet. Je vais voir sur son site s’il n’y aurait pas un indice. Il m’a tout l’air d’être le genre à se la raconter et à laisser des informations cryptiques sur un tel événement.

Nous nous mîmes ainsi à rechercher en parallèle tout ce que nous pouvions savoir sur Pierre-Henri. Avec son vrai nom, les connaissances de L.A sur sa vie, et son importante activité en ligne, il y avait largement de quoi croiser les informations, sans utiliser les techniques de pseudo piratage que l’on voyait dans les films. Mon amie s’inquiéta d’ailleurs quelque peu de l’ampleur de ce que l’on pouvait ainsi retrouver publiquement pour peu que l’on soit un minimum motivé et dégourdi. Notre attention se porta sur une Caitlin qui adulait le shaman, partageait sa tradition sud-américaine et laissait assez d’indices pour que nous comprenions qu’elle était suffisamment, hum, nettoyée de son besoin de possession, pour faire partie de son harem personnel. En tout cas en apparence, car quelques prises de bec virtuelles laissaient entendre qu’elle aurait bien accaparé son gourou pour elle toute seule. Et qu’elle se positionnait assez nettement comme une sorte de favorite ayant accès à ses plus intimes pensées.
– Honnêtement, L.A, nous n’avons aucune garantie de trouver la bonne tombe tous seuls et il est déjà presque 21h. Même si un choix relativement objectif nous permettrait d’aller à un endroit cohérent, il faudrait un sacré coup de chance pour que ce soit le bon. Nous avons besoin de plus précis. Je tenterai bien d’aborder cette Caitlin pour lui soutirer des indices supplémentaires. Qu’en dis-tu ?

Mon amie réfléchit quelques instants, des sentiments contradictoires l’agitaient de toute évidence.
– Je ne sais pas si on devrait impliquer quelqu’un d’autre dans cette histoire. Avec la Licorne.
– Si elle n’est pas impliquée, elle n’en saura pas plus avec notre conversation. Dans le cas contraire, c’est qu’elle l’est déjà de son propre chef. On ne peut pas ménager le monde entier éternellement, tu sais. Je suis d’accord pour faire le maximum pour ne pas blesser les gens, mais ceux qui sont majeurs et vaccinés, et se sont lancés dans du trafic de drogue ne sont pas sous notre responsabilité. Ils assumeront.
– Ok, je te suis. Tu vas la contacter et la séduire pour la faire parler, insinua-t-elle avec un grand sourire.
– Je ne sais pas faire ce genre de choses.
– Tous les mecs savent draguer.
– Pas tous. Arrête de dire des bêtises, dis-je, désireux de ne pas m’aventurer sur ce terrain. Je vais plutôt jouer sur une autre corde sensible.
– Oh, laquelle ?
– Tu vas voir, laisse-moi mettre mes pensées en ordre d’abord.

L.A s’installa confortablement et simula une ingestion de pop corn en me regardant droit dans les yeux.
– Tu ne m’aides pas…protestai-je.

Je fermai les yeux et laissai les idées s’aligner dans mon esprit. Quand ma tactique fut mise en place, je pris mon téléphone, et tweetai Caitlin. Il valait mieux ne pas définir tout un dialogue à l’avance et garder de la place pour la spontanéité. Bien que je n’aie aucune garantie sur son délai de réponse, elle avait montré une présence importante sur Internet, à toute heure, ce qui me laissait espérer une issue favorable. Effectivement, elle réagit en quelques minutes à peine et je répondis à mon tour.
– Alors, que se passe-t-il ? Demanda L.A en trépignant sur sa chaise.

Je lui fis signe de ne pas m’interrompre et conservai ma concentration. Au bout de dix minutes, mon téléphone sonna et j’expirai avec force pour ôter toute trace de trac dans ma voix.
– Allô ? Oui, c’est moi, enchanté. Merci d’avoir appelé aussi vite.

Je me levai et commençai à faire les cent pas pendant que mon hôtesse ouvrait de grands yeux ronds et posait théâtralement la main sur sa bouche.
– Je m’excuse de vous importuner de la sorte, je n’ai pas pour habitude d’aborder les inconnues ainsi mais je suis vraiment inquiet pour ma sœur et je ne sais pas vers qui me tourner.

J’activai le haut parleur de mon téléphone et intimai l’ordre à L.A de se tenir muette comme une tombe.
– Ne vous inquiétez pas, vous avez bien fait de me contacter. Je suis une proche de Rocher Riant sous la Lune, la personne la plus proche de lui, oserai-je dire. Je me ferai un plaisir de vous aider.
– Merci. Ma sœur a 18 ans, elle est majeure et peut faire ce qu’elle veut avec qui elle veut, mais j’ai passé tant de temps à veiller sur elle que j’ai du mal à la voir comme une adulte. Et…si vous me permettez cette remarque, elle a un goût prononcé pour les bad boys qui le lui rendent bien.
– Je comprends tout à fait, rassurez-vous. Vous disiez qu’elle a un rendez-vous secret avec Rocher Riant sous la Lune ce soir.
– Oui, tout à fait. C’est apparemment dans un lieu secret, inaccessible, ultra romantique, où elle le verrait seul. Elle prétend qu’il n’a pas de mauvaise intention, qu’ils ont une communion d’esprit comme elle n’en a jamais connu, mais…je suis un homme, voyez-vous. Avec assez de recul pour savoir quelles pensées peuvent engendrer le corps qu’elle a, avec la tenue qu’elle peut porter par une chaude soirée de juin.

J’entendis presque Caitlin s’étrangler de jalousie à travers son téléphone, et je ressentais l’effort intense qu’elle mettait pour conserver une voix neutre et désintéressée.
– Et vous ne savez pas du tout où ils ont rendez-vous ?
– Elle n’a pas voulu me le dire, tout juste a-t-elle laissé quelques sous-entendus me laissant penser que cela se passerait dans un cimetière. Qui est sûrement déjà fermé au public à cette heure en plus, ils se sont à coup sûr cachés quelque part pour être seuls tous les deux.

Je craignais d’en faire trop, mais j’avais visiblement bien estimé la force de jalousie de Caitlin la groupie.
– C’est une hypothèse tout à fait envisageable. Notre groupe communie souvent avec les esprits au Père Lachaise, Rocher Riant y a ses entrées.

Je regardai L.A avec les yeux brillants. Comme nous avions bien fait de changer d’approche !
– Je ne suis jamais allé dans cet endroit, repris-je, mais il est immense si je ne m’abuse. Sauriez-vous quel point de rendez-vous précis il aurait pu donner à ma sœur ?
– Et bien…nos rituels se font souvent devant la tombe d’Allan Kardec, le père du spiritisme.

J’entendis un petit couinement et vis L.A sauter sur place en hochant frénétiquement la tête en une approbation inconditionnelle qui me fit chaud au cœur.
– Vous croyez que cela pourrait être un bon lieu pour rencontrer en tête à tête une jeune fille que vous voulez impressionner, demandai-je perfidement.
– …Oui, murmura Caitlin.
– Merci beaucoup pour votre aide, je vais y aller ce soir même.
– Bonne chance, vous avez tout mon soutien, m’assura-t-elle.

Ce dont je ne doutais point. Je raccrochai sur une dernière promesse de ne jamais divulguer le contenu de cette conversation à qui que ce soit, et hurlai un « Yes » sonore en tapant la main de L.A.
– On les tient ! Ne perdons pas de temps, et allons-y tout de suite.
– Attends, il faut que je me change, je ne peux pas y aller dans cette tenue.
– Tu crois vraiment que c’est le moment ?
– C’est bien une réflexion de mec, ça. La bonne tenue est pri-mor-dia-le, mon petit geek chéri. Refais-toi un café, ça ne sera pas long.

N’ayant pas son addiction, et suffisamment d’adrénaline dans les veines, je ne suivis pas sa suggestion et attendis aussi patiemment que possible le résultat. Je me souvins du pantalon en cuir qu’elle avait choisi comme tenue de combat lors de nos dernières péripéties. Un choix inspiré par Buffy, son idole, qui était prévu en cas d’apocalypse zombie. Je me dis qu’elle aurait été adaptée à la situation du jour, mais une intuition fulgurante me fit réaliser que L.A ne mettrait jamais deux fois la même tenue alors qu’elle avait une armoire pleine à craquer de vêtements inutilisés. C’est sur ces pensées qu’elle fit son entrée. Et me laissa bouche bée.
– Tu n’aimes pas, se méprit-elle, déçue.
– Non…tu…tu…bafouillai-je.

Elle était époustouflante. Je reconnus sans peine le modèle de son cosplay, Black Widow, l’espionne ultra sexy incarnée par Scarlett Johansson, dont mes collègues parlaient régulièrement avec la bave aux lèvres. Je ne devais sans doute pas avoir l’air plus malin qu’eux en détaillant la tenue noire moulante où aucun détail ne manquait. Ni la ceinture, ni les holsters vides, ni les bottes montantes. Et comme, évidemment, L.A était déjà rousse, l’illusion était parfaite. Sauf que…
– Tu es magnifique, mais, comment dire.
– Allez, crache le morceau, dis-le que tu n’aimes pas.
– Ce n’est…et bien…pas discret.
– C’est une tenue d’espionne, Néo ! Je vais passer inaperçue.

J’éclatai de rire malgré moi.
– Tu ne passeras inaperçue devant aucun homme habillée ainsi. Tu les auras plutôt à tes pieds en train de te supplier de leur marcher dessus.
– N’importe quoi, sourit-elle.
– Non, je t’assure. Tu es à tomber là dedans, mais on va laisser une impression mémorable à tous les passants pendant les six prochains mois.
– Bon d’accord, je vais mettre autre chose, regretta-t-elle.

Elle revint avec un jean bleu et une chemise manches courtes à carreaux rouge très sobre. Trop sobre, son air mutin sentait le piège à plein nez.
– Est-ce assez discret pour vous, Docteur ? Minauda-t-elle.
Je le savais…
– C’est parfait.

Elle sortit un feutre noir, et traça une barre sur son avant-bras.
– Nous pourrons noter toutes les fois où le mot Licorne est prononcé. Cette tenue a son bloc notes intégré.
– Parfait.
– Et toi, tu y vas comme ça ?
– Ben…oui. Je n’ai pas la même garde robe que toi, figure-toi.
– Il faudra y remédier un jour. Tant pis, allons-y.

Le métro parisien nous amena sans encombres jusqu’au cimetière du Père Lachaise. Le soleil commençait à se coucher, et les portes étaient closes depuis plusieurs heures. Je regardai d’un air dubitatif les murs lisses de 2m50 de haut et évaluai avec scepticisme nos chances d’escalade.
– En grimpant à un arbre, pas loin du mur ? Suggérai-je à ma partenaire.
– Tu as déjà essayé de grimper à un platane ?
– Pas vraiment non.
– Alors oublie, c’est vraiment lisse, tu n’y arriveras pas.

Nous commençâmes à faire le tour du cimetière à la recherche d’une entrée plus praticable.
– Si on était dans un bon jeu d’aventures, il y aurait des caisses posées stratégiquement près du mur. Ou une grande poubelle verte pas loin, qui nous servirait de marche pied, soupirai-je.
– Au lieu de détailler ce que nous n’avons pas, et si tu nous sortais une idée géniale ?
– On pourrait se servir de l’héroïne séduisante pour baratiner le garde à l’entrée et passer.
– Et qui a refusé que je vienne habillée en Black Widow, dis moi ?
– Toutes les filles savent se faire désirer, voyons.

L.A me tira la langue et continua son investigation.
– Et là ? On peut grimper, non ?

Un poteau électrique avait été installé au bord du mur, et un panneau indicateur était situé à peine au dessus de ma tête. Cette fois, c’était clairement jouable. Évidemment, cela n’avait pas échappé à la sagacité des services de la ville, et des barbelés de 30 cm décoraient le sommet du mur attenant. Avec son lot de piques recourbées vers le bas.
– On risque d’y laisser quelques morceaux de peau et de jean, mais c’est jouable, approuvai-je. En tout cas, bien plus que tout ce que l’on a vu jusqu’ici. Attendons qu’il fasse vraiment nuit pour tenter le coup.
– On se met en planque ? S’enflamma L.A.
– Exactement. Allons nous poser un peu plus loin pendant ce temps.

Elle sortit une paire de lunettes noires et je retins une remarque sur sa pertinence au vu de la luminosité ambiante. Elle avait été déjà suffisamment frustrée de ne pouvoir se vêtir comme elle le désirait. Au bout d’une petite heure, nous nous lançâmes dans notre illégale opération d’infiltration.
– Et s’il y a des caméras, s’inquiéta-t-elle.
– Et bien…on est cuits. Contre ça, nous sommes impuissants. Quand faut y aller…
– Tu es un vrai casse-cou en fait. Tu te lances à l’aventure sans préparation, sur ton instinct que cela va bien tourner.
– Pas faux, dus-je admettre. Allez je me lance.

Arriver jusqu’aux barbelés n’était pas bien compliqué. Ma camarade regardait nonchalamment autour de nous, prête à m’alerter si un uniforme montrait le bout de son nez. J’enjambais avec précaution l’obstacle mais ne parvins à trouver une prise adéquate. Aux grands maux les grands remèdes, je pris appui du pied sur une barre métallique de ces barbelés et sautai par dessus, plongeant directement vers les pavés de l’autre côté du mur. La chute ne fut pas très agréable, et j’atterris peu gracieusement avec les mains devant moi en position de grenouille. Mais au moins, je n’étais pas blessé et j’étais entré.

J’indiquai à L.A qu’elle pouvait me suivre et elle ne se fit pas prier. Je me plaçai près de son point de chute, prêt à la rattraper s’il le fallait, mais elle me signala avec autorité de me pousser et franchit la fourbe clôture pointue avec une sortie d’agrès impeccable.
– Frimeuse.

Elle haussa un sourcil taquin et partit se dissimuler derrière un caveau. Elle sortit son téléphone, et géolocalisa la tombe d’Allan Kardec. Nous prîmes un plaisir sans nom à avancer à couvert, nous arrêtant pour laisser passer les derniers agents d’entretien ou les vigiles faisant une ultime ronde. Nous reprenions notre chemin à demi pliés, faisant des signaux pseudo-militaires pour indiquer quand stopper net et quand continuer. Et, du coup, presque déçus d’arriver à destination, nous avons failli refaire un tour du Père Lachaise pour la gloire. Las, le devoir avant tout, nous nous sommes dissimulés à proximité et avons attendu. Près de deux heures angoissantes se sont lentement déroulées où nous avons maintes et maintes fois crus nous être trompés. Jusqu’à ce que nous entendions enfin la voix familière de Rocher Riant sous la Lune.
– Nous voici arrivés, ma chère. La tombe d’Allan Kardec, fondateur de la philosophie spirite, n’est plus qu’à quelques pas. Puisse son esprit nous éclairer et inspirer les plus sages des décisions.
– Je n’en doute pas une seconde, mon ami, répondit la voix féminine la plus suave que j’aie jamais entendue.

La Licorne, cela ne pouvait être qu’elle, approcha et un rayon de lumière vint l’éclairer comme si la Lune elle-même saluait son entrée. J’entendis mon cœur s’arrêter de battre et le monde retenir son souffle alors que je contemplais cette femme. J’étais submergé par une émotion que je ne reconnaissais pas et qui dépassait très largement ma compréhension. Elle avançait avec une grâce et une sensualité irréelles, j’étais incapable de décrire sa tenue, tout le champ lexical de la beauté se bousculait dans ma tête et j’avais l’irrépressible envie de déclamer des poèmes sans fin en son hommage. Je détournai la tête, ne pouvant supporter le bouleversement profond que je vivais. C’est comme si je connaissais cette femme, comme si je l’avais toujours connue et que je la retrouvai enfin après des années, peut-être des vies, passées à attendre son retour. Je mis la main sur mes yeux, sentant les larmes venir.
– Je vous écoute, Rocher Riant sous la Lune, un nom parfaitement adapté à notre situation, vous avez une proposition à me faire, disiez-vous.

Le shaman se rengorgea de fierté et se lança dans une tirade que l’on sentait savamment préparée.
– Comme vous le savez, je dispose de puissantes capacités, bien au dessus de celles du commun des mortels, qui me permettent de tirer le meilleur de votre divine poussière d’étoiles. Elle a un potentiel formidable qui pourrait permettre à ceux qui savent l’utiliser d’accomplir de grandes choses. Mon réseau très développé est une opportunité fantastique pour que vous diffusiez cette merveille à un public plus large. Que je pourrai guider efficacement.
– Pourquoi aurai-je besoin de vous ? Je suis très satisfaite du développement actuel de la PEF.
– Il y a un marché potentiel fabuleux que vous soupçonnez à peine. Les consommateurs d’aujourd’hui ne savent pas quel trésor ils ont entre les mains. En visant une niche marketing spécifique, vous créerez un nouveau besoin. Une nouvelle génération de consommateurs, aguerris, qui voudront en parler absolument pour en décrire tous les bienfaits. Cela ne sera plus un produit honteux, avec l’étiquette de drogue. Tout le monde en voudra !

Rocher Riant commençait à élever la voix, s’emportant dans sa démonstration. J’avais partiellement repris mes esprits et je me sentais d’attaque pour affronter la vision de la Licorne. Je jetai un œil par dessus la tombe qui me dissimulait et observai les protagonistes. La sérénité de la Licorne contrastait avec son interlocuteur qui ressemblait à un jeune chiot surexcité.
– Et, d’après vous, pourquoi souhaiterai-je cette nouvelle génération ?
– Mais, cela vous rapportera des sommes folles, répondit Rocher Riant, surpris.
– Vous pensez vraiment qu’une poignée de bouts de papier chiffrés est mon objectif ? Que je me contenterai de quelque chose d’aussi trivial et facile à avoir ? Vos capacités de perception ne sont pas à la hauteur de l’opinion que vous en avez, Rocher Riant sous la Lune.

Désarçonné par le calme et la douceur de sa voix, Rocher Riant fut décontenancé quelques instants. Mais il se reprit rapidement, on reconnaissait là un homme habitué à séduire et à énoncer de belles paroles.
– Je vois, vous voulez me tester, n’est-ce pas ? Cela ne me pose aucun problème, bien au contraire. J’aurai dû commencer par là, à vrai dire.

Il sortit de sa poche la fiole que je connaissais déjà, et je jetai un coup d’œil à L.A, inquiet de l’effet qu’aurait ce désagréable souvenir sur elle. Elle tourna la tête vers moi à ce moment et mima un « ça va » avec un sourire de reconnaissance. Le shaman but sa décoction et nous vîmes à nouveau les mêmes effets se produire chez lui. A part le fait que son grand sourire se décomposait lentement.
– Alors, Rocher Riant sous la Lune, que voyez-vous ? Quelles sont mes intentions ? Quelles sont mes pensées ?
– Je…je ne vois rien. C’est impossible !
– Borgne dans un monde d’aveugles. C’est comme cela qu’on dit, n’est-ce pas ? Vous ne savez pas à qui vous avez affaire.
– Non ! Je n’ai pas dit mon dernier mot, dit-il en avalant d’une traite le reste de sa fiole.

Malgré la faible luminosité, je devinai que l’éclat bleuté de ses yeux avait augmenté. Les veines de son cou devenaient apparentes. Les choses tournaient mal. Et malgré mon aversion pour lui, je ne pus réprimer un frisson d’inquiétude à l’idée de ce qui allait se passer.
– Un mur…je vois un mur. Vous avez dressé une barrière pour m’empêcher d’accéder à vos pensées.
– C’est mieux ! Beaucoup mieux ! Que comprenez-vous d’autre ?
– Vous ne faites aucun effort pour maintenir cette protection, c’est incroyable. Comment pouvez-vous développer un tel contrôle sur votre esprit ?
– Vous manquez l’essentiel.

Rocher Riant se concentra encore, quelques gouttes de sang perlaient de ses narines, et il se mit à trembler légèrement.
– La poussière d’étoiles filante permet bien d’ouvrir une porte vers l’esprit de ceux qui vous entourent. Mais une porte, une fois ouverte, peut être franchie dans les DEUX sens, expliqua la Licorne sans se départir de son calme olympien.

Le shaman tomba à genoux, se prit la tête entre les mains et commença à gémir.
– Et bien, dites-moi, il y en a des choses intéressantes dans votre mémoire. Tout ceci ne me paraît pas très joli. Oh, mais quels sont ces souvenirs que vous remisez au fond de votre esprit. Voyons, voyons, il faut savoir affronter ses peurs. Et si on les amenait…par ici, à la surface ?

Rocher Riant commença à suffoquer et posa la main sur son cœur. Il arrêta de respirer et s’écroula comme une masse.
– Encore un homme bien fragile. Le spectacle vous a-t-il plu ? reprit-elle en élevant la voix. Je voulais récompenser votre abnégation, j’espère que vous avez apprécié.

Je me découvris une soudaine vocation religieuse et priai avec ferveur. Par pitié, dites-moi qu’elle n’est pas en train de parler de nous.
– Encore vous ? Fit une grosse voix reconnaissable entre mille dans notre dos. Vous êtes têtus les amoureux.

Je regardai L.A qui secouait la tête, incrédule, refusant de reconnaître le pire.
– Allez, debout, on va avoir une petite discussion tous les quatre. Patronne, ce sont les randonneurs dont je vous ai parlé.
– Vraiment ? Ils étaient également dans la tête de Rocher Riant sous la Lune, je crois que cette soirée va être beaucoup plus intéressante que prévu.

Nous nous levâmes simultanément, sans même vérifier si Charles Ingalls avait sa Winchester ou pas. Il n’en avait pas besoin pour que nous nous sentions en danger. Le corps, ou le cadavre, de Pierre-Henri suffisait largement. Je fis face à la Licorne et fut surpris de ce que je vis dans ses yeux. Aucune colère, aucun plaisir sadique et encore moins de remords, seulement une inébranlable détermination. Je compris que j’avais face à moi une femme qui avait fait un choix, certainement un choix difficile, et qu’elle irait jusqu’au bout sans se détourner de sa route pour qui que ce soit. Quoi qu’il lui en coûte.
– Je croyais que vous étiez venus avec lui, mais ce n’est apparemment pas le cas. Et vous faisiez partie de ses souvenirs les plus récents, racontez-moi votre histoire. Je sens qu’elle va me passionner.

Je n’eus même pas la tentation de lui mentir. Jouer franc jeu me parut la seule chose sensée à faire, la seule qui pourrait nous laisser espérer en sortir vivant.
– Nous nous intéressons à la PEF, enfin la poussière d’étoiles filantes, et nous croyons qu’elle…qu’elle vient d’un autre monde.
– Oh ! Et comment en êtes-vous arrivés à cette brillante conclusion ?
– Nous avons déjà vus un portail, continua L.A, nous savons que de telles portes existent, nous en avons ouvert une et vous êtes arrivée à peu près au même moment.
– Vous savez ouvrir les portails, mais c’est une journée parfaitement extraordinaire. Tu entends cela ? dit-elle en se tournant vers Ingalls. Nous avons trouvé des briseurs de barrière magique.
– A mon avis, ils ont seulement eu du bol, grommela le vieux débris.
– Pourquoi cela ?

Il regarda la Licorne droit dans les yeux d’un air entendu, et elle comprit de toute évidence le message caché.
– Qui sait ? Peut-être que s’ils étaient restés un peu plus longtemps…où menait le portail que vous avez ouvert ?

Nous racontâmes en détail comment nous avions arrêté le temps et comment nous l’avions fait repartir. Cela me laissa l’opportunité d’observer plus en détail la femme qui détenait notre sort entre ses mains. Le choc du premier regard était passé, je parvenais désormais à la voir. Elle conservait une beauté surnaturelle, de longs cheveux noirs légèrement ondulés, une longue robe ajustée d’une couleur à la fois or et orange pâle, les femmes ont certainement un nom pour cela mais je ne le connais pas, et aucun maquillage, ni bijou. Mais surtout on remarquait son regard particulièrement expressif, des yeux clairs comme des perles, qui voyaient jusqu’au fond de votre âme. Nulle actrice, mannequin ou chanteuse ne lui arrivait à la cheville, elle semblait venir d’un autre monde. Ce qui, dans le cas présent, était sans doute vrai.
– Vous êtes étonnants tous les deux, je suis impressionnée et cela ne m’arrive pas souvent. Que vais-je faire de vous ?
– Patronne, on ne peut pas les laisser repartir une deuxième fois. Ces fouineurs vont nous mettre des bâtons dans les roues à la première occasion, et nous avons des échéances importantes.
– Inutile de me rappeler que le temps presse, ma décision sera rapide.

L.A prit ma main et la serra fort. Nous vivions peut-être nos derniers instants. Les yeux de la Licorne se portèrent sur nos doigts entrelacés et j’y surpris une brève lueur de tendresse, complètement inattendue.
– Il y a un don que je me targue d’avoir, c’est de savoir reconnaître les talents chez mes contemporains. Même ceux d’un autre plan. Et de savoir les exploiter à leur juste valeur, sourit-elle.

Elle fit un geste de la main en direction d’Ingalls, toujours dans notre dos, et je sentis une violente douleur à l’arrière de mon crâne. J’eus à peine le temps d’entendre le cri d’effroi de L.A que je sombrai dans l’inconscience en lui lâchant la main.

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