– J’arrive, pas la peine de me le redire dix fois, dis-je, agacé
Je voulais terminer mon message à L.A avant de rejoindre mes chers collègues pour la pause déjeuner, mais je ne parvenais pas à trouver la tournure adéquate. Et ce n’était pas la première fois que je me retrouvais ainsi à chercher mes mots avec elle. Depuis que nous avions arrêté le temps (cf. La dernière mouche avant la fin du monde), ce n’était plus vraiment pareil. Pas particulièrement entre elle et moi, mais plus généralement. J’étais ronchon depuis une dizaine de jours, facilement contrarié par des événements mineurs, et encore plus irrité par le fait que j’étais pleinement conscient que mon attitude était stupide et disproportionnée. Une insatisfaction latente me pourrissait la vie et je n’arrivais pas à en comprendre l’origine.

Je laissai finalement mon mail en plan et partis me restaurer. Je n’ai pas desserré les dents du repas et suis revenu aussi vite que possible devant mon écran. Je me décidai finalement pour quelques mots neutres et envoyai mon message à mon ex-compagne d’infortune. Nous ne nous étions pas revus depuis les événements, il y a déjà deux semaines, et avions repris notre correspondance habituelle sans faire allusion à notre histoire. Peut-être n’avait-ce aucune signification spéciale pour elle après tout. Je lui avais conseillé de ne pas enquêter sur RES Telecom, et visiblement elle s’y tenait. Quant à moi, je scrutais les journaux en quête d’un témoignage montrant que quelqu’un s’était aperçu de l’arrêt du temps mais rien n’avait filtré.

Par contre, à force de fouiller dans tous les sites d’informations possibles et imaginables, je finis par trouver une histoire intrigante qui était racontée un peu partout. Celle d’un nouveau baron de la drogue, dont l’origine était inconnue, et qui mettait sur le marché une nouvelle came qui faisait fureur dans tous les milieux. Cette personne portait le nom de code « La Licorne », un nom qui plairait à L.A m’étais-je dit immédiatement, et qui serait une femme. Une rareté dans cet univers violent et très masculin. Les média s’étaient emparés de l’histoire et brodaient allègrement autour de ce personnage.

Malgré l’exagération évidente qui tournait autour de cette Licorne, je me pris au jeu et commençai à m’y intéresser à mon tour. Personne ne savait rien sur elle, et je m’amusai à penser qu’elle aurait pu débarquer du portail que nous avions refermé, ce qui expliquerait bien des choses. L.A serait partie illico dans les délires conspirationnistes dont elle a le secret, et…me revoilà en train de penser à elle, je suis incorrigible. A chaque fois que je lis un article sur cette histoire, j’ai une envie folle de lui en parler, de la regarder s’enflammer entre deux gorgées de café et de passer mes soirées avec elle à en débattre. Mais elle a retrouvé une vie normale, et si cela l’intéressait, elle y aurait quand même fait un minimum allusion. Tourne la page, mon petit Néo, tu te fais du mal pour rien.

Tiens, un appel Skype. Ah, c’est elle ! Mais elle lit dans mes pensées, ma parole. Bon, voyons ce qu’elle a à me dire.

***

Je me raclai la gorge, et m’ébouriffai les cheveux en attendant que Néo décroche mon appel. Autant être jolie quand je lui avouerais enfin ce qui me rongeait depuis des jours. J’avais repoussé maintes et maintes fois l’instant ultime où je pourrais lui faire part de mes sentiments contradictoires, et de la gêne que je ressentais en y pensant. Mes doigts tremblaient sur le clavier, et ma tête me jouait des tours. Et s’il ne partageait pas ce que je ressentais, risquais-je de perdre son amitié ? Etions-nous allés trop loin pour qu’une seule erreur ne détruise tout ? J’entendis sa voix au bout du fil, et je perdis immédiatement toute confiance en moi. Je déglutis difficilement, et répondis à son « bonjour » du bout des lèvres. Mon Dieu, j’étais nerveuse. Pour la première fois depuis que je connaissais Néo, l’idée de lui parler me stressait. Il m’observait en silence, probablement surpris que je ne dise rien alors que j’avais lancé l’appel, et je décidai de me jeter à l’eau. Je respirai profondément, et lançai d’une traite :
– Néo, il faut que je te dise quelque chose. Ça risque de tout changer entre nous, mais je peux pas me taire plus longtemps. J’y ai réfléchis des jours et des jours, et j’ai peur de la façon dont tu risques de réagir, mais… Voilà. Je…
– Tu… ? demanda-t-il, curieux.
– Je… oh, j’arrive pas à croire que je te dise ça. J’ai continué mes recherches sur le portail, et je pense avoir déniché des pistes intéressantes. Je suis sûre et certaine que d’autres portails ont été ouverts, et que RES est à la base de cette histoire. Ma main à couper qu’ils sont de mèche avec le gouvernement, ce qui expliquerait facilement les fonds importants qu’ils ont à leur disposition, d’ailleurs. Non, parce que c’est une boîte d’envergure internationale, mais quand même.

Néo ouvrit la bouche, mais je lui fis signe de se taire. J’étais loin d’avoir achevé ma confession.
– M’interromps pas, s’il te plaît. Faut que je vide mon sac. Claire, qui travaille dans mon service, est venue la semaine dernière avec une coupure de presse et me l’a montrée, écroulée de rire. Un mec qui rentrait complètement éméché d’une soirée a déclaré avoir vu un éléphant qui volait dans une forêt, dans le 77. Je sais, je t’entends déjà me dire « mais il était rond, ton bonhomme ! », et j’ai pensé la même chose, figure-toi… Jusqu’à ce que, poussée par mon besoin de voir des signes partout, je fasse d’autres recherches sur le net… Des tas de personnes racontent avoir remarqué des choses bizarres dans la même forêt, Crécy-la-Chapelle. Ne fais pas cette tête-là, on cause pas de petits bonhommes verts, ni de sondes insérées dans le –enfin, on parle pas X-Files ; on est en plein dans les Contes. Une vieille dame a dit qu’elle entendait des bruits de pas au milieu des arbres, mais hyper lourds, et que ça lui avait décroché tous ses cadres. Oh, et paraîtrait que des fées se baladent près du lac, et qu’on y croise des licornes… Tu me crois pas, c’est ça ?

A la mention des équidés légendaires, Néo avait écarquillé les yeux, et arrêté de tapoter sur le bord de son bureau. Je savais que j’aurais mieux fait de me taire. Je venais d’entrer dans la catégorie des illuminés.
– DES licornes, ou LA Licorne, L.A ?
– Euh, des, je crois… Je doute fort que la marraine du marché de la drogue ressemble à un cheval unicorne, dis pas n’importe quoi non plus, répliquai-je aussitôt.

Mon interlocuteur sourit, et reprit :
– Je savais qu’avec un nom pareil, t’allais pas passer à côté de l’info.
– Tu rigoles, j’espère ? On parle que de la PEF sur les sites sorciers !
– Les sites sorciers… ?

Je fis de mon mieux pour paraître sûre de moi, et maudis le rosissement de mes joues qui me trahit.
– Je fais des recherches sur les portails, je t’ai dit ; et la meilleure mine d’infos, ce sont les forums sorciers, j’y peux rien. C’est que la « Poussière d’Étoiles Filantes » est très en vogue, apparemment, ça te fait voir ce que nul autre ne peut voir, genre les esprits, les incarnations divines, les auras, et, accroche-toi, les portails !

A ces mots, Néo se rembrunit. Ce que je craignais était arrivé. Il m’en voulait, c’était certain.

***

J’avais une opportunité en or avec cette déclaration inattendue. Celle de prendre le contrôle, de lui reprocher de n’en faire qu’à sa tête et de se mettre dans le pétrin ensuite, de taire tous mes doutes de ces derniers jours, de, nonchalamment, faire mine de me laisser entraîner dans cette histoire à l’insu de mon plein gré. Et, bien sûr, grand bêta que je suis, il était hors de question de la saisir. Pire, j’avais honte de n’avoir qu’imaginé cette option. D’accord, j’ai quelques valeurs morales et je n’aime pas manipuler les gens, mais la simple idée d’utiliser L.A m’était douloureusement insoutenable. Bizarre…

Le temps que ces pensées conflictuelles finissent de m’agiter les neurones, je compris que j’avais laissé un blanc dans la conversation. LA dernière chose à faire avec elle
– Tu es fâché, pas vrai ? J’en étais sure
– L.A, je…
– Non, ne dis rien. Je sais, je suis nulle.
– Arrête, ce n’est pas ce que…
– Je me suis encore lancée dans mes délires, mais j’adore les contes de fée, et puis les sorcières aussi. Tu avais remarqué qu’il n’y a pas une seule bonne série sur les sorcières. Pas une! Avec un thème pareil?! Et ne me parle pas de Charmed, avec miss Je-me-recoiffe-quand-je-me-penche-sur-le-cadavre-de-ma-sœur-tellement-je-suis-émue
– Tu vas me laisser en place une à un moment?
– Comment pourrai-je résister à des licornes, moi?
– Moi aussi, j’ai continué les recherches
– On ne sait jamais, il y a peut-être d’autres portails que nous serions les seuls à voir. Et on forme une bonne équipe, non une équipe du tonnerre, toi et moi
– L.A, je fais ça pour ton bien, n’oublie jamais.
– En fait, tu es mon…
– L.A, la ferme!
– NE ME DIS JAMAIS DE LA FERMER! S’énerva-t-elle instantanément

Les enceintes de mon ordinateur émirent un sifflement plaintif de saturation auditive. Mes oreilles aussi par la même occasion. Mais, au moins, elle avait cessé de parler. Je voyais que la colère l’avait faite sortir de son cauchemar, et que la raison pouvait enfin avoir son mot à dire. Elle rembobinait mentalement la conversation, tandis que la partie censée de son esprit, souvent malmenée il est vrai, lui surlignait un certain passage…
– Comment ça, tu as continué les recherches???
– Je cherchais des informations pour voir si on s’était faits remarquer avec l’arrêt du temps
– C’est ça, à d’autres!
– Tu veux que je te raconte ou pas?
– Oui, pardon, vas-y
– Voilà, j’ai pris l’habitude de fouiller sur le net une bonne partie de ma journée, de fil en aiguille je suis tombé sur la Licorne. Et j’ai tout de suite pensé que tu adorerais ça et…bref, j’ai enquêté
– Non, non, pas de bref qui tienne. Des détails !

Je la regardais droit dans les yeux, enfin aussi droit que sa webcam pixelisée me le permettait, et compris que c’était à moi de donner. Elle avait fourni un gros effort en me confessant son histoire, il fallait rééquilibrer cela. Wow, on dirait que je commence à comprendre les femmes. Enfin, disons plutôt que je commence à la comprendre, elle, pas sûr que je puisse en tirer de grandes conclusions générales.
– L.A?
– Oui?
– Tu m’as manqué, sale gosse
– Mais on s’est parlés tous les jours ou presque depuis que…
– L.A, repris-je plus doucement, tu…m’as…manqué
– …oh!

Elle rosit légèrement.
– Bref j’ai enquêté, disai-je. Je t’envoie une photo, regarde-la attentivement.
– …elle est sublime cette maison, mais tu as trouvé ça où?

L’image que je lui avais envoyée représentait une maison de bois sur cinq niveaux, dans une forêt, qui s’appuyait sur les arbres environnants pour assurer un équilibre qui paraissait très précaire. On aurait dit qu’elle avait été dessinée par Numerobis tant les étages étaient de travers, et l’ensemble donnait l’impression de s’effondrer à n’importe quelle battement d’ailes de colibri. Mais l’harmonie puissante qui se dégageait de son osmose avec la nature, avait quelque chose de très troublant, de surnaturel dans le sens du merveilleux. Le vrai, celui qui vous fait rêver quand vous êtes enfant, et que vous espérez garder toute votre vie face aux adultes qui veulent continuellement vous l’arracher pour vous emmener dans leur univers.

Face aux yeux brillants de L.A, je sus sans hésiter qu’elle ressentait la même chose
– Zoome sur la porte d’entrée. Que vois-tu?
-…une…licorne?
– Et tu sais où se trouve cette maison?
– Non, ne me dis pas que…
– Et si! A Crécy-la-Chapelle!
– Néo! Dis-moi qu’on y va! Dis oui, dis oui, dis oui!
– Évidence!

Et là, je la perdis de vue, elle sautillait partout sur son bureau, et commençait à fredonner une chanson Disney tout en tourbillonnant devant sa caméra. Le duo infernal était reformé.

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