Mon sang ne fit qu’un tour, et je sentis toute force me quitter. Sans réfléchir, je levai les bras comme un automate, et, après avoir échangé un regard terrifié avec Néo, je me tournai lentement, sans geste brusque, face à l’homme armé. Je ne voyais que l’énorme fusil de chasse pointé sur nous. Cet engin était long, brillant, dangereux. Si le coup partait, nous n’avions aucune chance de nous en sortir.
La main qui tenait l’arme ne tremblait pas ; ça sentait le mec expérimenté à plein nez. Et ça ne me rassurait pas le moins du monde. Sûr, je ne risquais pas de me faire tuer par accident, mais si notre hôte décidait de nous abattre, là…
Les seules fois que j’avais vu de telles armes, c’était dans des films, ou des séries télé. Pas pointées sur moi, pas dans le but de me faire peur, pas dans le but, peut-être, de me tuer. De petites étoiles dansèrent devant mes yeux. La peur remontait le long de ma colonne. Quelque chose glissa sur ma joue, me brûlant la peau, et termina sa course sur mes lèvres entrouvertes. Une larme. Je pleurais ? Cette petite goutte salée me sortit du brouillard épais dans lequel je me trouvais, et je clignai des yeux, comme si je me réveillais d’un cauchemar. Je pus enfin détacher mon regard du fusil et, toujours sous l’emprise de la terreur, étudiai l’homme qui tenait nos vies entre ses doigts.
Effrayée par ce que je pourrais lire dans ses yeux, je regardai tout d’abord ses bottes de cowboy, son jean, sa chemise à carreaux élimée à quelques endroits. Il avait une moustache touffue, et grise, tout comme ses cheveux bouclés. De nombreuses rides d’expression, surtout près de la bouche, me rassurèrent, et je le regardai enfin dans les yeux. Ils étaient verts, cachés sous d’épais sourcils broussailleux qui lui donnaient l’air d’un ours bourru, mais je n’y lisais aucune haine. De la surprise, de la colère, oui ; mais aucunement la froideur du tueur en série que je m’attendais à trouver. Je me détendis un peu, mais ne baissai pas les bras. Nous tenant toujours en joue, il dit, d’une voix grave de vieux fumeur :
— Eh, bien, qu’avons-nous là ? Deux tourtereaux égarés en pleine forêt ?

J’ouvris la bouche, prête à lui expliquer la raison de notre présence, mais aucun son ne quitta ma gorge. J’entendis Néo répondre doucement.
— Nous nous sommes perdus pendant notre balade, et avons trouvé la maison. On a frappé, et comme personne ne répondait, on a pensé que plus personne n’habitait ici, et on s’est permis d’entrer. Nous ne pensions vraiment pas que —
— Elle a l’air à l’abandon, cette maison, selon vous ? reprit l’homme, agacé.
Je hochai la tête en signe de négation, toujours dans l’incapacité de parler.
— Nous étions fatigués, et perdus. Nous vous présentons toutes nos excuses, monsieur, vraiment. Ne vous en faites pas, nous étions sur le point de partir, justement. Vous oublierez bien vite notre intrusion, je vous assure.
L’homme m’observait alors que Néo parlait, et cela me mettait mal à l’aise. J’avais l’impression d’être la proie d’un animal sauvage, et que le moindre faux pas scellerait notre destin. Il me montra du menton :
— Et toi, ma jolie ? Tu n’as rien à ajouter à la petite histoire de ton copain ?
J’avalai ma salive. Ma gorge était sèche, mes poumons en feu, mon cœur battait la chamade. De nouvelles larmes coulèrent, ma vision se brouilla.
— On est désolés, Monsieur. Ne tirez pas, je vous en supplie. S’il vous plait, je veux pas mourir… terminai-je dans un murmure.
L’ours baissa son arme et s’approcha de Néo. Il l’attrapa par le col, et colla son visage à celui de mon coéquipier.
— Je ne sais pas ce que vous avez vu, ou entendu, cette nuit, mais estimez-vous heureux de ne pas quitter la maison les pieds devant. Si je vous revois trainer ici, vous n’aurez pas cette chance. Dégagez de ma propriété. Immédiatement ! rugit-il.
Nous ne demandâmes pas notre reste, et quittâmes les lieux sans nous retourner, Néo me tenant par la main.

Je me laissai entraîner par mon ami hors de la clairière, à travers les buissons. Armé de sa lampe torche, il éclairait nos pas et s’assurait que je ne trébuchais pas, étant à quelques pas derrière lui. Nous avions à peine fait une centaine de mètres que je m’arrêtai brusquement, manquant faire tomber Néo par la même occasion. Il se retourna, visiblement de mauvaise humeur. J’essuyai rageusement mes larmes dans la lumière de la lampe, et envoyai valser un caillou qui avait eu la malchance de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. Cette pierre était plus lourde qu’elle n’en avait l’air dans la pénombre, car je me fis mal à l’orteil dans le mouvement. C’en était plus que mes nerfs ne pouvaient supporter, et je laissai éclater ma colère.
— Je déteste cette forêt, cette maison, cet abruti d’éléphant et surtout ce vieux bonhomme ! hurlai-je à m’en casser la voix.
— J’arrive toujours pas à croire qu’il nous ait braqués ! Avec une saleté de Winchester ! hurla Néo en retour.
— Il se prend pour qui, Charles Ingalls, avec ses menaces bidons !
— Une Winchester, merde, quoi ! Une antiquité ! Le coup aurait pu partir tout seul !
— Il nous aurait tués pour quoi ?! Garder le secret sur sa saleté d’éléphant ?!
— Et puis, des gens qui débarquent comme ça au beau milieu de la nuit ?!
— Tout le monde peut se perdre dans cette forêt ! Vieux taré !
— Il sait ce qui se passe dans la clairière !
— Et je suis pas « ta jolie », sale pervers !
— C’est pour ça qu’il nous a menacés !

J’étais face à Néo, si proche que je sentais son souffle sur ma peau. Nous nous regardâmes, tous deux à bout de souffle, avant de lâcher à l’unisson :
— Il sait quelque chose !
Une partie de moi brandissait son poing en signe de victoire : nous avions raison, cette forêt semblait bel et bien sortir du monde de Perrault. Mais bizarrement, cette sensation ne dura pas longtemps ; je nous revis, sans défense, devant cette arme. La peur refit surface, mes larmes également. Nous étions allés trop loin, toute cette histoire était bien trop grosse pour nous. On était passés à deux doigts de la mort, pour quoi ? Une aventure fantastique ? Nous nous étions retrouvés balancés malgré nous dans toute cette histoire de portails lorsque j’avais arrêté le temps, mais là, ce n’était pas la même chose : nous cherchions délibérément les problèmes. Néo semblait en être arrivé à la même conclusion que moi. Du bout des doigts, il essuya mes larmes.
— L.A. On arrête les frais. On rentre, et on oublie les portails, les bêtes bizarres, les maisons magiques. Tout. On a eu de la chance cette nuit, c’est pas dit que ce sera encore le cas.
Je reniflai, mais ne dis rien. Il avait raison, comme toujours.
— Allez, notre dernière quête sera de retrouver la sortie de cette satanée forêt, me dit-il dans un sourire forcé.

***

Nous nous éloignâmes de la maison sans demander notre reste. Malgré la nuit, le départ du chemin se retrouvait assez bien. Malheureusement, comme nous le craignions, nous orienter dans une forêt inconnue, avec un sentier à peine visible et sans prise de repères préalables était au-delà de nos capacités de randonneurs. Au bout d’une grosse dizaine de minutes, je m’arrêtai. En un mot, comme en cent, nous étions perdus.
— C’est pas pour rien que je voulais dormir dans cette foutue baraque pourrie, maugréai-je.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu t’arrêtes ? s’inquiéta L.A.
— Je ne sais pas où aller, voilà ce qu’il y a.
— On est perdus… ?!
Je fermai les yeux et tentai en vain de trouver une tournure moins dramatique.
— Voilà, c’est ça. Alors, à moins que ton lapin blanc ne revienne nous indiquer le chemin, comme ce matin, nous sommes bons pour dormir dans les bois.
— Tu plaisantes ? On ne peut pas avancer quand même ?
— Trop dangereux. Elle est immense cette forêt, et franchement, je ne suis pas prêt à risquer une nouvelle rencontre. Ils sont sortis de nulle-part les types de la maison, tout à l’heure. On l’avait visitée de fond en comble, ce n’est vraiment pas net.
— Marchons encore un peu, on est vraiment trop près du vieux pervers.
J’acquiesçai sans protester et me concentrai pour suivre la piste fragile qui nous reliait à la civilisation. Je progressai à pas comptés, pointant ma lampe sur le sol avec attention. Quand, tout à coup, deux yeux brillants me fixèrent et me firent sursauter.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda L.A, tendue comme un arc.
Je m’arrêtai et examinai la menace.
— C’est… un lapin, dis-je, interloqué.
— Tu as été exaucé, sourit mon amie.
Ce sourire inattendu de L.A. m’apparut comme une opportunité grandiose de la faire penser à autre chose, et je pris sur moi pour prendre un air enjoué.
— Tu es mignon, toi, tu sais. Tu as envie de nous aider ? demandai-je comme si je parlais à un enfant.

Le lapin me regarda droit dans les yeux et agita son petit museau, pas effrayé pour deux sous. Je m’accroupis lentement pour me mettre à sa hauteur.
— Nous voulons retourner à notre voiture, qui se trouve chez les humains, du côté du chemin des princesses, fis-je en adressant un clin d’œil à miss Disney. Si tu me comprends, dresse-toi sur tes pattes arrières.
Le lapin continua à me regarder fixement. Et obtempéra.
— Tu es trop fort, Néo, admira L.A.
Conscient que j’étais resté bouche bée, je repris la parole avant de commencer à gober des moucherons.
— Eh bien, c’est super gentil de ta part. On y va quand tu veux.
Le lapin détala et je me dis que le charme était brisé. Mais au moins, cela avait été amus— il s’était arrêté quelques mètres plus loin, et… Il nous attendait ? Ok, j’avais exploré une mystérieuse demeure dans les bois, j’avais rencontré un éléphant ailé, même pas rose au passage, et j’avais été braqué par une carabine datant de la Guerre de Sécession. Dans la même journée. Alors, au diable la logique et la normalité, j’avais des priorités dans la vie. Et ma priorité numéro un était de conserver ce sourire sur le visage de L.A.
— On te suit, mon grand. Tu viens, Alice ?

Je sentis la petite main de l’héroïne carrollienne toucher timidement la mienne, et je la saisis en montrant, je l’espérais, plus d’assurance que je n’en avais réellement. L’animal aux longues oreilles nous guida très efficacement et nous parvînmes à un chemin bien large, entretenu par l’homme où des panneaux de bois indiquaient la direction du Parking. Oui, la majuscule était bien méritée, compte tenu des circonstances. Je me tournai vers notre allié inattendu et nous le remerciâmes chaleureusement.

A partir de là, tout devenait trivial, comparé à ce que nous venions de vivre. Les lumières de la ville nous attiraient au loin et il ne fut pas bien compliqué de marcher en suivant des panneaux. Cela me laissa tout le temps nécessaire pour réfléchir à ce qu’il venait de nous arriver, et j’étais convaincu que mon amie en faisait autant. Le contact rassurant de sa main m’ancrait dans le réel et m’évitait de trop ressasser cette agression où je commençai déjà à me demander si je n’aurai pas dû faire autre chose. Me défendre, refuser de répondre, être plus silencieux… Tant de moments où je n’avais pas été à la hauteur de la situation. En tout cas, basta pour l’aventure. Trop risqué.
Cependant, j’avais une autre décision à prendre et à argumenter soigneusement. Parvenus à la voiture, j’ouvrai le coffre et y déposai nos sacs respectifs. Je levai rapidement les yeux vers L.A, et ce que je vis confirma mon choix.
— L.A ?
— Qu’y-a-t-il ?
— Tu n’avais rien prévu pour dimanche, n’est-ce pas ? Enfin, pour aujourd’hui, vu l’heure.
— Ben non, tu le sais bien.
— Viens dormir chez moi. Mais ne te fais pas des idées, hein, enchaînai-je rapidement. Je pense que l’on va avoir besoin de parler de tout cela, et… cela ne me plaît pas de te laisser toute seule après ce qu’il vient de se passer.
Elle parut surprise par ma proposition, mais pas aussi mal à l’aise que je le craignais.
— C’est d’accord. Je n’avais pas envie d’être seule de toute manière, mais je ne savais pas comment te le dire. Par contre, j’ai besoin de m’assurer de quelque chose.
— Oui, j’ai du café. Du bon, en plus.
— Tu commences à bien me connaître, toi.
— Est-ce une bonne, ou une mauvaise nouvelle ?
— Néo…Je peux encore changer d’avis, menaça-t-elle dans un sourire.
Nous prîmes donc la route pour mon chez-moi, loin de toutes ces étrangetés de la nature. Une petite heure plus tard, je trouvai une place de stationnement du premier coup, un petit miracle dans Paris intra-muros un samedi soir, et fis pénétrer L.A dans mon antre. Elle observa ouvertement la déco, l’air très intéressé, et sourit à pleines dents en découvrant mon affiche dédicacée de Matrix.
— Dis-moi, c’est super bien rangé pour un appartement de mec. Carrément mieux que le joyeux bazar qui me sert de logis. Toujours prêt pour le cas où tu inviterais une fille à venir dormir, pas vrai ?
— Oh tu sais, cela fait bien longtemps qu’il n’y a pas eu de présence féminine ici.
— Allez, à d’autres, Néo.
— Non, personne depuis N… Depuis quelques années. Bref, il n’y a qu’une chambre, je n’ai pas les moyens de me payer mieux que 40m2. Elle est par ici. Je vais prendre le convertible.
— Attends, je ne vais pas squatter ta chambre, quand même. C’est chez toi !
— Le lit est super confortable, tu as besoin d’une vraie nuit de repos, ne discute pas.
— Non, non, non. Ce n’est pas ainsi que cela se passe dans le monde de L.A. Je suis invitée, je prends le canapé. Ne discute pas, tu sais que je vais gagner.
— Je suis trop fatigué pour me battre. C’est comme tu voudras.
— J’aime mieux ça, triompha-t-elle.
Je lui montrai rapidement où trouver l’essentiel et partis m’écrouler sur mon lit d’un sommeil sans rêves.

Quand je réussis à ouvrir péniblement un œil, le réveil indiquait 14h. L.A commençait à peine à émerger à son tour. Il nous fallut un bon mug de café chaud —deux pour elle— avant de pouvoir aligner deux idées cohérentes.
— Reprenons la journée d’hier, veux-tu ? J‘ai besoin de comprendre ce qu’il s’est passé, proposai-je.
Elle hocha la tête, sans un mot.
— Nous cherchions un rapport avec la Licorne. Il y avait un tableau avec une peinture représentant cet animal, mais la maison était vide. Puis, un éléphant ailé est arrivé, des types ont surgit de je ne sais où et…
— Tu vas trop vite. Tu oublies que j’ai vu un oiseau bizarre dans la forêt.
— C’est vrai, et un lapin nous a guidés sur le chemin du retour. On peut le tourner comme on veut, il nous a bel et bien menés à bon port en comprenant tout ce qu’on lui disait.
— Donc, la forêt est magique !
— Quelque chose de ce genre, sûrement. Et on lit des articles sur des personnes qui voient des événements étranges depuis… quand ? Trois semaines, quatre maximum ?
— Depuis qu’on a arrêté le temps. Ça ne peut pas être une coïncidence.
— Non, en effet. Cela sent le portail, pas vrai ? Cela expliquerait comment Papy Ingalls a pu nous surprendre.
— Mais… On a pas vu de portail.
— Sans doute qu’il n’est visible que sous certaines conditions. La pleine lune, ce genre de choses.
— Mais ce n’était pas la pleine lune !
— Oui, bon, tu vois ce que je veux dire.
— … Alors quand j’ai appuyé sur ce bouton rouge, j’ai ouvert plusieurs portails ? s’inquiéta L.A.
— On n’en sait rien, c’est une théorie.
— C’est forcément ça. Qui sait à combien d’autres mondes j’ai permis de venir entamer une invasion.
— Ce n’est pas ta faute.
— Si je n’avais pas…
— Arrête cela tout de suite. Tu n’as pas créé cette machine, ne prends pas tous les malheurs du monde sur tes épaules. Je suis sérieux, ne culpabilise pas inutilement.

L.A me regarda droit dans les yeux. Je lui avais pris les épaules et, sans le vouloir, j’avais haussé le ton de ma voix. Mes craintes à son sujet me prenaient aux tripes, et je les exprimais un peu trop ardemment.
— Pardon, je ne voulais pas crier.
— Merci, murmura-t-elle.
— Tu vas le prendre pour toi, quoi que j’en dise, hein ? accusai-je.
— C’est ce qui fait mon charme…
Je soupirai bruyamment pour marquer ma désapprobation et masquer le fait que c’était parfaitement exact.
— Pas moyen que je te laisse toute seule dans cette galère. Et ça fait partie de mon charme à moi, alors n’essaye même pas de protester.

***

Je souris à ses paroles. Evidemment que cela faisait partie de son charme, mais pour rien au monde je n’aurais osé l’admettre. Je détournai le regard et m’intéressai au mug que je tenais entre mes mains ; blanc, je remarquai un logo familier sur l’anse, un peu abîmé avec l’usure. Je levai un sourcil questionneur en direction de Néo.
— T’as piqué un mug au café en bas de chez moi ? demandai-je, en faisant de mon mieux pour garder mon sérieux.
Mon hôte perdit toute contenance, et commença à bafouiller des excuses toutes moins compréhensibles les unes que les autres. Prise de compassion, je mis fin à ses souffrances.
— Ce sera pas le premier que quelqu’un leur vole, remarque. T’es venu chez moi, t’as bien vu que mes verres et mes tasses viennent quasi tous des bars et cafés où je suis une habituée. Je ne savais pas que toi aussi tu étais un cleptomane en puissance, c’est tout, conclus-je en riant doucement.
Néo se leva maladroitement, manquant renverser la cafetière dans le mouvement, et partit en trombe vers la cuisine. Si j’avais su qu’il réagirait aussi mal, je me serais tue. Note pour moi-même : ne plus mentionner les habitudes de mon ami. Je pianotai sur le bord de la table en l’attendant. Une information n’arrêtait pas de tourner dans mon crâne, mais je n’arrivais pas encore à l’identifier. C’était sûrement important… Et comme toutes les choses importantes, elle m’échappait. J’étais sur le point de la trouver lorsque Néo fit son retour de la cuisine. Les sourcils froncés, je me tournai vers lui, et levai les yeux au ciel. Il me retourna mon regard blasé, et haussa les épaules, ce que j’interprétai comme un qu’est-ce que j’ai encore fait ? Je dissipai le malentendu rapidement, et il s’assit de nouveau, l’air rassuré.
— Ecoute, me dit-il en me versant un troisième café, je pense que ce serait pas mal qu’on arrête un peu les recherches, et qu’on reprenne nos vies.
Il m’examina silencieusement, attendant ma réaction. Je pris mon temps avant de répondre, et sirotai la délicieuse potion magique. Je remarquai que mes mains tremblaient sur la tasse. Je les cachai rapidement sous la table. S’il les voyait, Néo ne croirait jamais le discours que j’étais sur le point de lui donner. Je n’y croyais pas vraiment moi-même, en toute honnêteté. Mais c’était la seule chose à faire : je devais assumer les conséquences de mes actes irréfléchis.
— Je ne peux pas retourner à une vie normale. Pas avec ce qu’on a vu, pas après ce qu’on a vécu. Pas après ce que j’ai fait. La PEF ne sort pas de nulle-part, elle vient d’un portail. Je le sais, je le sens au fond de mon âme, Néo. Tu as le droit de penser que je suis folle, que je fais un complexe de je-ne-sais-quoi, mais cette drogue est arrivée en même temps que le portail. Tout ça, c’est lié. On le sait tous les deux.
Je plongeai mon regard dans le sien, et continuai :
— Je sais que tu penses la même chose : cette Licorne n’est pas de chez nous. Cette drogue non plus.
— L.A, si cet homme avait tiré…
Je lui pris la main, et serrai ses doigts doucement.
— Néo, je ne pourrais plus jamais me regarder dans une glace si je ne fais rien. Cette drogue a tué ton collègue parce que j’ai ouvert un portail et qu’une nouvelle saloperie est passée.
Il ouvrit la bouche pour contester mes paroles, mais je coupai court à sa future diatribe en posant un doigt sur ses lèvres.
— N’essaie pas de me convaincre que je n’y suis pour rien. J’ai fait mon choix, quoi que tu décides de ton côté. Je continue.
— Quelle piste suit-on, Sherlock ?

Je m’abstins de tout commentaire concernant sa décision de continuer à mes côtés, mais partis chercher une feuille et un stylo sur son bureau dans un grand sourire soulagé –et heureux. J’aurais continué sans lui, bien entendu, mais cette aventure n’aurait pas eu le même goût sans Néo.
Je repris ma place à la table et griffonnai rapidement tout ce que nous savions sur la Licorne, ce qui ne représentait pas des masses d’infos, sur Crécy-la-Chapelle et sur la PEF. Néo étudia attentivement mon super diagramme avant de me regarder, curieux.
— C’est une Licorne, ce gribouillis, là ?
Je piquai un fard et acquiesçai. Il rit doucement, murmura un « c’est tout mignon ! » qui m’enfonça dans une rougitude extrême, et continua :
— Bon, on n’a pas vraiment des milliers de pistes à suivre. Les plus probables seraient l’inconnu qui m’a envoyé la photo de la maison, et en apprendre plus sur la PEF, ce qui pourrait nous mener tout droit à la Licorne.
— Je penche pour Huggy les Bons Tuyaux.
Néo prit place à son bureau, alluma son PC et, en quelques clics, retrouva le message de ce fameux inconnu et lui envoya un mail. Qui nous revint quelques secondes plus tard, accompagné d’un sympathique mot nous expliquant, tout en formules de politesse, que cette adresse email n’existait pas.
Ça commençait bien.
Néo tiqua mais se reprit rapidement, et retourna sur le site à la recherche du pseudo de son rencardeur. Pas plus de succès que le mail. L’utilisateur avait quitté le site. Il ne nous restait qu’une chose à faire.
— Néo, faut qu’on trouve son adresse IP.
Mon informaticien préféré se passa une main sur le visage et demanda d’une voix lasse :
— Pour quelle raison, L.A ?
— Ecoute, je travaille chez RES Télécom, et sans vouloir lancer des fleurs à ma boîte, les trois quarts des box dans le monde viennent de chez-nous. Dans le meilleur des cas, ton inconnu est un de nos clients, et je pourrais peut-être retracer son IP et savoir où il habite, qui il est, ces trucs-là. Et s’il n’est pas à la pointe de la modernité, et qu’il est encore chez un de nos concurrents… Ce ne sera pas un problème non plus, j’ai pas mal de contacts dans les autres enseignes.
— L.A ?
Mon esprit vagabondait déjà à la recherche des meilleurs alliés que j’avais chez la concurrence, et qui auraient une dette envers moi –oui qui m’appréciaient assez pour aller fouiner dans les listes clients.
— L.A ? C’est pas une mauvaise idée, vraiment. Mais je te rappelle juste que nous ne sommes pas dans une série policière. Que dis-tu de ce plan : on met de côté Huggy, et on cherche à en savoir plus sur la PEF. Ça te va ?
Je grimaçai, et me tordis les doigts, nerveuse.
— J’aime pas les boîtes de nuit… Je sais pas danser, et puis il y a trop de monde, et j’ai l’impression d’être dans un abattoir. Vraiment ! Les hommes y vont pour trouver de la dinde à alcooliser et ramener chez eux, et les gonzesses se comportent comme des lionnes en chaleur.
— Mais de quoi tu parles… ? me demanda Néo après un long silence.
Je le regardai suspicieusement, le cœur balançant entre un il se moque de moi ? et un j’ai rien compris et j’ai encore dit n’importe quoi. Je me décidai pour un :
— Toi, de quoi tu parles ?
Situation totalement ubuesque. J’eus un instant l’impression d’avoir été projetée dans une pièce de Ionesco. Ou dans un épisode de Derrick.
— Je pensais que tu pourrais demander des infos à ton copain shaman. Comment il a entendu parler de la PEF, par exemple ; ou encore qui la lui fournit ?
— Bien sûr ! Excellente idée, mon Néo ! Très bien, très pertinent.
Je sortis mon téléphone portable et commençai à pianoter rapidement sur l’écran tactile.
— Et voilà ! Message envoyé ! Il devrait répondre demain dans la journée, le dimanche c’est son moment de connexion avec Mère Nature.
— Je pensais pas que tu le connaissais si bien, le drogué… me reprocha Néo.

L.A, résiste au besoin de te justifier. Prouve que tu existes, L.A. L.A, tu l’as !
La magie de France Gall ne me fut pas d’une grande aide, et je finis par lui balancer l’histoire –pas très glorieuse– de ma vie. J’avais rencontré Rocher Riant au Clair de Lune lorsqu’il se faisait encore appeler par son vrai nom, Pierre-Henri. Plus jeune fils d’une famille de, il s’était rapproché de la spiritualité pendant des vacances en Inde, puis en Amérique. Il était revenu de ses voyages totalement changé, avait refusé sa part d’héritage et ouvert le site de magie le plus connu de tous les temps : « magiciseverywhereyoujusthavetoopenyoureyes.com. »
C’est là que nous nous étions rencontrés, lui, apprenti shaman, moi, apprentie sorcière. On aurait dit le début d’une comédie musicale écrite par un auteur sous acide, et le courant était très vite passé entre nous. Rapidement, nous avions décidé de nous rencontrer IRL autour d’une tasse de thé, dans un café bio très chic du 16ème. C’était magique, on était comme liés, connectés par une puissance supérieure. On avait passé la journée à discuter de la réincarnation, de la pureté d’une âme, de l’existence d’une puissance supérieure, de la possibilité que les fées, démons et anges soient parmi nous, invisibles…
Nous nous étions quittés sur la promesse de se revoir rapidement, ce que nous avions fait, et ce de façon de plus en plus régulière. Jusqu’à ce que je lui dise qu’il était fort possible que je ressente quelque chose pour lui. Ce à quoi il avait répondu, le plus naturellement du monde, que c’était très logique, qu’il s’y était attendu, et qu’il serait honoré que j’accepte de faire partie de son groupe d’élues composé de jeunes hippies qui avaient l’honneur ultime de partager sa couche. Passé le moment de choc, et après avoir ravalé mon envie de lui balancer ma tisane lavande-romarin au visage, j’avais poliment refusé son offre. Il avait eu l’air foncièrement déçu, ce qui fut assez flatteur, mais m’avait dit que lorsque je serais complètement pure, et nettoyée de ma possessivité et de jalousie, ces plaies humaines, je serais toujours la bienvenue. S’il n’avait pas dit ça d’une voix libidineuse, de la bave lui coulant sur le menton, je n’aurais peut-être pas remisé son offre dans le coin FREAKS de mon cerveau.
Nous étions cependant restés en bons termes, et échangions encore des informations concernant la magie. Je n’avais donc aucun doute concernant sa réponse et savais qu’on pourrait compter sur son aide dans nos recherches sur la PEF.

Je terminai mon récit dans un soupir à fendre le cœur, cette histoire ramenant mes multiples échecs amoureux sur le tapis. Est-ce que je finirais par attirer un mec normal un jour ?
— Ça t’arrive de tomber sur des mecs normaux ? me demanda Néo, comme s’il lisait mes pensées et prenait un malin plaisir à remuer le couteau dans la plaie de la pauvre Bridget Jones en puissance que j’étais.
— Apparemment, non, Néo, mais merci de t’en soucier, répondis-je, acerbe.

Nous passâmes le reste de la journée à discuter de tout et de rien, commandâmes une énorme pizza et regardâmes de vieux épisodes de Dr Who. Aux alentours de 21 heures, Néo me raccompagna chez moi et je lui promis de le tenir au courant sitôt que j’aurais des nouvelles de ce bon vieux Pierre-Henri du Rocher Riant sous la Lune.
Je posai mes affaires dans le couloir, et allumai toutes les lumières de l’appart, persuadée que quelqu’un se cachait dans les recoins sombres de mon salon, ou de mes toilettes. Je fis le tour des pièces, et me moquai doucement de ma paranoïa : tout allait bien, Charles Ingalls ne m’avait pas suivie jusque chez moi, cette pensée était ridicule. Mais ici, toute seule dans le silence du quartier plongé dans la nuit, je n’étais pas aussi rassurée qu’avec Néo. Je mis un CD de Bowling for Soup assez fort pour que je l’entende de la salle de bains, et sautai sous la douche. Je chantonnais d’une voix de fausset les paroles de « Girl All The Bad Guys Want » lorsque je me retrouvai dans le noir. Je poussai un cri terrible et glissai en sortant de la douche. Il y avait quelqu’un chez moi. On avait coupé l’électricité. J’entendais des bruits de pas dans mon couloir. Ingalls était là. Il m’avait retrouvée, il allait me tuer à coup de fusil, et jeter mon cadavre à l’ailéphant en guise d’offrande. Je me guidai aussi silencieusement que je le pus jusque la cuisine, saisis ma paire de ciseaux dans le tiroir, et fis la chose la plus stupide du monde : je demandai si quelqu’un était dans la pièce. Le chien des voisins aboya et m’arracha un nouveau cri, ce qui le fit aboyer plus fort encore, et me fit crier une nouvelle fois. J’allai vérifier ma porte d’entrée : la chaîne de sécurité était toujours à sa place, les verrous toujours tournés, les clés toujours dans la serrure. Je me relaxai et me dirigeai vers le compteur, que je remontai d’une main tremblante. Les lumières revinrent et me permirent de constater que j’étais seule. Je me laissai glisser le long du mur, me recroquevillai sur le sol et pleurai un long moment sans pouvoir m’arrêter. Lorsque les larmes se tarirent enfin, j’enfilai mon bon vieux pyjama Snoopy, et allai me coucher, encore tremblante. Je saisis Eddy mon ours en peluche qui n’avait pas partagé mes nuits depuis une dizaine d’années et me cachai sous la couette avec lui.
Je laissai les lampes allumées.

J’éteignis le réveil avant qu’il ne sonne. J’avais alterné cauchemars et crises d’angoisse toute la nuit, et n’avais dormi que deux heures en tout et pour tout. Chaque fois que je fermais les yeux, l’image de cette vieille charogne braquant son antiquité sur moi me revenait, et me donnait des haut-le-cœur. Je ne pus avaler qu’une gorgée de café avant que la nausée ne me reprenne, et je finis par vider mon mug dans l’évier.
Je passai ma journée de boulot comme une marionnette, faisant ce que je devais faire, disant ce qui devait être dit, un sourire accroché au visage alors que tout en moi hurlait de terreur. Je me surpris à me comparer à Buffy, dans la saison 6, et imaginai que la chanson « Going Through the Motions » avait été écrite juste pour moi : j’agissais comme un automate, ne ressentant plus rien. Pour preuve, je ne hurlai pas quand j’appris que mon collègue avait lancé une nouvelle rumeur sur moi parce que j’avais refusé de boire un verre avec lui la semaine précédente. Je me contentai de le regarder, impassible. Plus rien n’avait d’importance : j’avais failli mourir la veille, écrasée par un ailéphant puis abattue par un fusil. Que représentait une rumeur à présent ? Rien.
Je jouais avec ma salade, enfermée à double tour dans mon bureau. Il fallait que je dise à Néo que je ne pourrais pas aller plus loin dans l’aventure, que j’abandonnais. J’avais cru pouvoir passer au-dessus de notre rencontre armée, mais je n’y arrivais pas. J’avais la trouille. On devait arrêter. Le « Nananana de l’Elfe » me fit sursauter, et je répondis à l’appel d’une voix chevrotante. Génial. Le radar de Pierre-Henri avait encore fait mouche : il acceptait de nous rencontrer, Néo et moi, le soir même au désormais célèbre Biotiful Café du 16ème. Je n’avais plus le choix : j’avais lancé l’invitation, poussé Néo à continuer malgré les risques, je ne pouvais plus me défiler à ce stade. Mon cœur battait la chamade : une crise cardiaque serait-elle une excuse suffisante pour arrêter les recherches… ?

***

Je reçus, en début d’après-midi, le message de L.A m’informant de notre rendez-vous du soir, avec soulagement. La journée était affreusement longue, je sursautais à chaque claquement de porte et mon niveau de concentration était digne d’une bimbo de télé-réalité. Chaque fois que je regardais mes lignes de programme, je me remémorais le vieux débris avec sa pétoire antédiluvienne et je fermais les poings avec rage, prêt à taper sur quiconque me contrarierait. Vu mon état, je préférais rester enfermé dans mon bureau, sans voir personne, ce qui, quelque part, n’arrangeait rien.
A 16 heures pétantes, exaspéré par mon manque complet de productivité, je pris mes affaires afin de rentrer chez moi. Rester pour rester n’avait absolument aucun intérêt, et quand Orphée me lança gaiement un Alors, Néo, tu prends la journée ?, je dû résister à l’envie de lui suggérer un nouvel endroit où ranger sa lyre, mais aussi à celle de hurler contre cette habitude de nous appeler par nos pseudos Internet dans un milieu professionnel. A la place, je répondis que j’avais rencard avec son Eurydice, ce qui était beaucoup plus spirituel dans ma tête que quand je m’entendis le prononcer.
L’ambiance courtoise et détendue des transports parisiens allégea mon humeur… Ou pas, et je jetai sans vergogne ma sacoche sur mon lit en arrivant chez moi, me souvenant trop tard qu’elle contenait ma tablette. Je poussai un grand soupir agacé et m’éloignai de tout objet fragile de mon appartement. Je préparai une tisane et lus la citation qui accompagnait le sachet du jour : Non seulement vous avez le potentiel de tout faire, mais vous devez reconnaître ce potentiel. Je mis à fond la chanson la plus adaptée à la situation et à mon potentiel du moment, « Symphony of Destruction », et tentai de me focaliser sur un objectif simple et de court terme. Enfin, d’en trouver un déjà.
Une poignée de chansons plus tard, ma playlist « énervée » n’avait jamais aussi bien porté son nom, mon objectif fut trouvé. Et tenait en un prénom. Sur deux lettres. L.A avait besoin d’un ami stable, calme, capable de voir ce shaman de pacotille pour ce qu’il était. Vu qu’elle avait craqué pour lui par le passé, il valait mieux me méfier de son jugement sur ce Rocher jenesaisquoi sous la Lune, et de son harem de pucelles en chaleur. Note pour moi-même : surveiller mon verre, je ne savais pas ce qu’il était capable de mettre dedans.

Bon, quitte à tourner en rond, autant partir au rendez-vous en avance. Au moins, je me sentirais utile. Le Biotiful Café n’était pas difficile à trouver, et j’arrivai avec deux heures d’avance sur l’horaire convenu. J’examinai la carte d’un air songeur, contemplant toutes ces merveilles gastronomiques sans gluten, optant finalement pour une nouvelle tisane. A peine était-elle servie que je vis une jeune femme s’installer d’autorité à ma table.
— Tu bois des tisanes objectif minceur, maintenant ?
Je souris à pleines dents au son de cette voix familière.
— Deux heures d’avance, L.A ? Il va falloir l’inscrire au Guinness des Records.
Ma voix s’étrangla pratiquement quand je levai la tête et vis mon amie. Un observateur non-averti n’y voyait sans doute que du feu, mais elle n’allait pas bien. Pas bien du tout. Quelque chose sonnait faux dans sa tenue, son maquillage ou son attitude générale ; je n’arrivais pas à sentir ce que c’était précisément, mais un éclair de compréhension fugace tira la sonnette d’alarme, et eut la délicate attention de me préciser que la dernière chose au monde qu’elle désirait était que cela se sache.
— Et tu connais à présent le terrible secret qui me permet de conserver ma silhouette de jeune fille, embrayai-je.
— Ton secret sera bien gardé, dit-elle d’une voix pleine de sous-entendus.
— Je te commande un café, en attendant la venue de Mr Caillou ?
— De Rocher Riant Sous La Lune, corrigea-t-elle machinalement.
— C’est ce que j’ai dit. Il n’a pas un diminutif ? Je sens que je vais galérer.
— Pas pour un inconnu.
Elle ne prenait pas la perche que je lui tendais, cela confirmait mon ressenti sur son état. J’orientai alors la conversation vers les récentes acquisitions de Disney, et son opinion sur la place des futures héroïnes Star Wars, lançant même fourbement l’hypothèse d’une fusion entre Raiponce et la Princesse Leïa, imaginant le nombre de coups de poêle qu’aurait reçu le pauvre Han Solo. Une fois amenée dans mes machiavéliques filets, son imagination prit le relais et les deux heures passèrent agréablement, et à toute vitesse. Jusqu’au moment où Petit Caillou Draguant au Clair de Lune fit son entrée.

Il avait la petite trentaine, vêtu de chanvre, lin et autres matières naturelles de bonne qualité. Des dreadlocks, un bouc, une silhouette sportive et élancée, ainsi que le visage hâlé de celui qui est souvent au grand air. Beau gosse, en clair. Mais tout ce look était soigneusement étudié, le genre de gars qui passe une heure devant son miroir pour avoir l’air faussement négligé ensuite. Son assurance au moment où il vit L.A et la lueur de luxure que je repérai immédiatement dans son œil renforcèrent ma détermination de le garder sous surveillance. En bref, je ne pouvais pas l’encadrer.
— Rocher Riant Sous La Lune, je te présente Néo, l’ami dont je t’ai parlé.
Je souris amicalement et broyai les phalanges de sa poigne de dragueur de lycéennes. Il haussa un sourcil – je lui avais sûrement froissé un chakra au pauvre chéri – et tourna toute son attention vers sa proie.
— Alors, ma belle, que me racontes-tu de beau ?
— Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Je veux que tu me dises tout ce que tu sais sur la PEF.
— C’est uniquement pour ça que tu m’as appelé ?
Mais… ? L.A ? Pourquoi hésites-tu ? Réponds-lui immédiatement, avant qu’il ne se fasse des idées, pensais-je, au supplice.
— Oui. Alors, c’est aussi bien qu’on le dit ?
— Oh oui, c’est purement fantastique. Dès la première gorgée, ton troisième œil s’ouvre en grand et tu peux ressentir les auras des personnes qui t’entourent avec une immense acuité.
— Une gorgée ? interrompis-je. Ce n’est pas de la poudre ?
Super Shaman leva les yeux au ciel devant une question si indigente et adressa un bref regard à L.A, lui reprochant d’avoir amené un tel profane.
— Je l’utilise dans une infusion dont la recette m’a été transmise par mon nahuale jaguar. Les éventuelles propriétés néfastes de la Poussière d’Etoiles sont ainsi annihilées par le rituel de purification ainsi pratiqué.
— Ah, c’est le rituel du septième cercle, s’enthousiasma L.A.
— Exactement !
Ils se lancèrent dans des digressions sur la tradition sud-américaine qu’il suivait, que ma complice rêvait de connaître, et autres considérations qui me passaient loin au-dessus de la tête. A contrecœur, je laissai les rênes de la conversation entre les mains de L.A et dus me résoudre à subir la situation. Elle prit son temps avant d’en arriver à la Licorne, et j’espérais de tout cœur que nous obtiendrions des informations à la hauteur du supplice que j’endurais, tout en souhaitant simultanément qu’il ne sache rien, pour ne pas lui donner plus d’importance.
— Ah, la Licorne… Quelle inspiratrice pour nous autres, shamans. Quelle chance inespérée qu’elle se lance dans ce commerce.
— Ce commerce ? Elle tue des gens, s’indigna L.A.
— Comment peut-on lui reprocher la médiocrité et l’incompétence des hommes ? Est-ce sa faute s’ils ne savent pas le trésor qu’ils ont dans les mains, et sont incapables de l’utiliser convenablement ?
— Ben… Oui ! Elle leur donne un flingue chargé sans leur expliquer comment retirer les balles !
— Soit. Elle devrait sans doute être plus sélective dans le choix de ses clients. Comprendre qu’il faut viser l’élite, et ne pas être aussi prolixe qu’elle peut l’être.
— Ce n’est pas exactement ce que je voulais dire, s’inquiéta L.A.
— Elle est encore jeune, et toute récente. Elle a très certainement besoin de mieux comprendre ce qu’elle détient.

Je constatai que son regard brillait d’une lueur inquiétante. Fanatique. J’avais mal jugé cet homme en le prenant pour un bobo opportuniste et baratineur. Il était dangereux. Fais attention à ce que tu vas dire, L.A, pensais-je.
— Explique-moi ce qu’elle devrait faire, alors. Eclaire-moi !
Rocher Riant Sous La Lune sourit largement, jeta un œil appréciateur à une jeune femme de passage et prit une longue inspiration. L.A en profita pour me lancer un furtif clin d’œil. Je compris que je l’avais clairement sous-estimée.
— Elle devrait s’entourer de personnes compétentes, intelligentes, qui savent apprécier la vraie valeur de femmes. Et des hommes. Il lui faudrait un bras droit fiable, sur qui elle pourrait se reposer.
— Qui cela pourrait être ? Tu connaîtrais une personne d’un tel niveau ?
— Femme de peu de foi. Regarde, et apprend.
Le shaman décrocha une petite gourde en cuir de sa ceinture et la déboucha devant nous. Il en prit une gorgée et la referma. Nous le vîmes fermer les yeux, et sa tête descendit doucement vers sa poitrine. Au moment où nous pensions qu’il allait s’endormir, il rouvrit les yeux et nous constatâmes avec effroi que sa cornée avait viré au bleu clair.
— Je vois tout avec clarté, maintenant. Rien ne peut m’échapper, je sais tout de tes pensées les plus intimes, de ce que tu ressens. Tout ce que tu me caches.
L.A blêmit et je serrai les poings nerveusement.
— Tu penses à un homme. Il t’obsède, tu ne peux plus l’ôter de ta tête. Tu te retournes sans cesse pour voir s’il est là. Tu te demandes si tu vas le revoir, et quand cela se produira. Je peux presque le sentir planer autour de toi, parasitant ton aura, t’empêchant de te concentrer.
L.A commença à trembler, et les larmes embrumèrent ses yeux. Rocher Riant Sous La Lune eut un sourire sadique, grandement satisfait de son effet.
— Et son nom est…

Je me levai d’un bond, sans réfléchir. Mon genou souleva la table et la renversa, envoyant la tisane du Paul Atréides des hauts quartiers en plein sur sa chemise blanc écru. Toutes les têtes se tournèrent vers nous et mon adversaire regarda avec stupeur la tâche orangée s’agrandir. Ses yeux reprirent leur teinte normale et il rassura de la main les clients du café.
— Tout va bien, mesdames et messieurs. Mon ami est simplement un grand maladroit, lança-t-il à la cantonade.
Il reprit plus bas :
— La violence est toujours la réaction des êtres inférieurs.
Je me rassis lentement sans le quitter des yeux, prêt à bondir au moindre geste suspect.
— L.A, ma belle sorcière. JE suis l’homme idéal pour la Licorne. Et elle ne va pas tarder à s’en rendre compte. J’ai rendez-vous avec elle dès ce soir !

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